Un moment charnière de l’histoire de l’art au Québec et en France

Jacques Dufresne

Monique Brunet-Weinmann : Le souffle et la flamme, Marie-Alain Couturier au Canada et ses lettres à Louise Gadbois, Septentrion, Québec 2016.

Voici un livre qui ne laissera personne indifférent, en France comme au Québec, à cause de l'éclairage nouveau qu'il jette sur une période de l'histoire de l'art (1930-1950) qui fut cruciale de part et d'autre de l'Atlantique. Ce livre, Le souffle et la flamme, Marie-Alain Couturier au Canada et ses lettres à Louise Gadbois  a été publié par la maison Septentrion, réputée pour son expertise en histoire. C’est de bon augure pour cette publication qui est intéressante tant du point de vue de l’histoire générale que du strict point de vue de l’histoire de l’art, d’ailleurs aussi rigoureuse dans un cas que dans l’autre. Une rigueur sensible, parcourue par un souffle et une flamme qui lui donnent l’allure d’une grande fresque non seulement sur l’art d’une époque (1930-1950), mais sur l’époque elle-même. Monique Brunet-Weinmann montre très bien par exemple comment la menace atomique, surgissant après une guerre apocalyptique, a pu peser sur la pensée d’un Borduas, déjà en rupture avec ses propres racines religieuses.

Marie-Alain Couturier, grand peintre lui-même et ami de Braque, de Fernand Léger, de Matisse, de Le Corbusier, de Picasso, a vécu au Québec (et ailleurs en Amérique) pendant la guerre 1939-1945 exerçant une influence directe sur la Société d’Art Contemporain fondée en 1939 par John Lyman, (excellent peintre et critique parfaitement bilingue), particulièrement sur les futurs signataires de Refus global et plus encore sur une femme peintre, trop discrète, Louise Gadbois, dont il n’est pas interdit de penser qu’elle passera à l’histoire longue avec plus de gloire que plusieurs de ses contemporains mieux connus aujourd’hui. Il faut préciser que Marie-Alain Couturier est un dominicain, ce qui constitue déjà un élément de suspense dans la faune artistique montréalaise de l’époque. Son ouverture d’esprit, son originalité en tant que peintre, son intelligence et sa finesse imposent le respect dans tous les milieux, où il laissera sa marque.

À la fin de la guerre, pour remercier le Canada français de l’accueil qui lui a été fait par ses amis du milieu artistique, il s’attache à organiser une grande exposition à Paris pour présenter la modernité et la relève québécoises au public et à la presse française et internationale. Chose étonnante pour un livre si savant, la partie qui lui est consacrée, 1946-1948, prend vite l’allure d’un thriller. Car qui aura le dernier mot dans le choix des œuvres et des artistes pour l’exposition de Paris ? On le saura à la fin d’une captivante intrigue mettant en scène Fernand Leduc, Claude Gauvreau, Jean-Paul Riopelle, Paul-Émile Borduas, cela va de soi, et les institutions à Paris et à Québec. Au-dessus de cette mêlée planent l’amitié et la correspondance de Marie-Alain Couturier et de Louise Gadbois. Les deux amis souhaitent intensément que le projet d’exposition réussisse, mais ils observent impuissants une cascade de querelles qui ressemblent à une opération d’autodestruction. Hypothèse qui trouve bientôt confirmation dans le fait que Borduas, nommé président de CAS pour ensuite la saborder, provoque, entre autres facteurs,  l’abandon par KO du projet par le père Couturier, que certains appellent « le moine ». On devra se satisfaire du succès autoproclamé d’une exposition qui avait eu lieu en décembre 1946 à la Dominion Gallery et que Claude Gauvreau a commentée ainsi dans le Quartier latin du 3 décembre 1946. Monique Brunet-Weinmann se limite à une allusion à cet article. Je l’ai retrouvé in extenso sur Internet. En voici un extrait :

« C’est un fait inouï, fantastique, incroyable ! La vie de la peinture a immigré à Montréal, et, pendant ce temps, les New-Yorkais ne savent sur quel côté se retourner, ils ne foutent rien, et les Parisiens, après l'effort d'accouchement le plus phénoménal de l'histoire de la peinture, sont un peu hagards, leur formation traditionnellement rationnelle d'Européens les fait hésiter devant le seul pas possible et nécessaire dans l'état présent de l'évolution picturale, ils délaient timidement et gauchement un passé glorieux et révolu, ils s'asphyxient de néo-surréalistes, de néo-cubistes, de néo-fauves impotents. Et les Canadiens révolutionnaires, pas les suiveux, pas les importateurs conformistes, ont posé le pas audacieux de la suivante étape d'évolution, le seul possible ; après l'admirable expressionnisme géométrique des cubistes, après le révélateur automatisme de pensée des surréalistes, les peintres canadiens vivants, ce qui est dû au seul courage intellectuel car cette évolution était fatale tôt ou tard, ont apporté la spontanéité stricte d’exécution. » Source

Le doute n’est déjà plus permis et pourtant Refus global n’a pas encore paru. Il sera l’acte final du sabordage de Borduas par lui-même et le prélude au sabordage de la civilisation. Dans une lettre à Fernand Leduc, datée du 21 janvier 1948, Borduas écrit :

« D’ici nous avons le sentiment d'assister à la fin du monde européen - plus que si nous étions à Paris peut-être - à la fin de la civilisation chrétienne. Les cent années de Mabille paraissent bien généreuses. [...]

 Mais le mieux dans la descente ne peut venir qu'après le pire.

Cyniquement nous devrions le favoriser de toute notre violence. Gloire aux fascistes, gloire aux communistes, gloire aux brutes de toutes espèces, gloire aux organisateurs ouvriers, les parasites frais et dispos, plus nombreux, plus cyniques, ils ne manqueront pas leurs victimes, aux agneaux de tout sexe, de tout âge.

Que la curée soit enfin universelle, infaillible. »

Et Fernand Leduc de renchérir :

« Évidemment, nous en arrivons là ; la destruction qui hier nous faisait trembler, nous l’appelons sauvagement.

Destruction massive et systématique qui efface toute trace et jusqu’au souvenir de la présente civilisation. » p.155

Pour ce qui est de Refus global, il suffit de lire le livre : il s’autodétruit ligne par ligne. Mais à la décharge de Borduas, il faut préciser qu’il n’est pas du tout sûr qu’il soit le seul auteur de la version finale. Je ne vais pas plus loin, j’ai déjà trop défloré l’intrigue. J’ajoute plutôt un volet à l’histoire de l’exposition de Paris ratée. Il y eut deux projets concurrents d’exposition, celui du père Couturier, « le moine » et celui du « pape » André Breton, chef incontestable des surréalistes. Dans ce second projet, nos automatistes auraient exposé leurs œuvres dans le cadre d’une grande exposition surréaliste. Très tôt, Riopelle prit le parti du pape, (et fut le seul du groupe de Montréal à y exposer) contrairement à Borduas qui resta, pour un temps, fidèle au « moine ».

Si les pages de Refus global sont pour moi le piment du livre, elles n’en sont pas l’essentiel. Cet essentiel c’est, selon les mots et l’esprit du Banquet de Platon, l’enfantement dans la beauté de deux grands artistes, Alain-Marie Couturier et Louise Gadbois dont des peintures sont admirablement reproduites dans le livre, et ce pour la toute première fois en ce qui concerne Couturier.

Un livre qui présente aussi un tableau complet de l’évolution de cet art occidental dont Paris est encore le foyer entre 1930 et 1950. Il faut le lire avec un ordinateur à portée de main de façon à pouvoir regarder l’œuvre des nombreux peintres qui y sont présentés : Fernand Léger, John Lyman, Pierre Gauvreau, Matisse, etc.

Monique Brunet-Weinmann fait aussi état, avec le plus grand respect pour les deux groupes, de la confrontation entre le Québec toujours chrétien de Jean Lemoyne, de Robert Élie, de Guy Viau et de Louise Gadbois et le Québec en rupture de Borduas et ses amis. Borduas avait déjà eu maille à partir avec les autorités de l’École du meuble où il enseignait. La publication de Refus global allait, selon toute vraisemblance, lui faire perdre ce gagne-pain. À la demande de la femme de Borduas, qui fit des représentations auprès d’eux, les chrétiens entreprirent des démarches pour empêcher le pire. Borduas perdit quand même son poste. C’est Frédéric Back qui le remplaça.

Cette confrontation n’est qu’une dimension du grand débat entre la figuration et l’abstraction, l’art sacré et l’art profane. Ce sera le sujet de mon second article sur le livre. En attendant, j’invite le lecteur à contempler sur internet les œuvres de Lurçat, Braque, Bonnard, Matisse, Rouault, rassemblées par les bons soins d’Alain-Marie Couturier dans l’Église de Passy, en Haute-Savoie.

Il fut un temps au Québec dans les années 1970 et 1980, où, à la frontière de la politique et de l’art, quiconque menaçait d’ébranler la statue du commandeur Borduas, était déclaré anathème. Une religion avait, en quelques années, été remplacée par une autre plus dogmatique encore, un mythe étant à l’origine du culte. Il se peut que ce livre passionnant, mais qui se situe au-delà des passions, qui est consacré à l’action, la pensée, et à la personne de Marie-Alain Couturier, provoque tacitement un  «dommage collatéral» par son bref chapitre sur le Refus global.

 Sine ira et studio (Tacite).

À lire également du même auteur

Vieillir sans perdre le goût de vivre
« Mon pays ce n’est pas un pays, c’est un hôpital. » C’était le titre d’un article que j’ai signé dans Le Devoir au moment de la mise en chantier des deux grands hôpitaux universitaires de Montréal.

De l'intelligence artificielle au sport artificiel
La chose était prévisible : des hommes augmentés qu’on appelait hier encore transhumanistes, vont inventer des Jeux Olympiques permettant de dépasser les limites biologiques. Comment? En autorisant les drogues et d’autres moyens techniques interdits.

Edgar Morin
104 ans le 8 juillet 2025. Bon anniversaire ! Sociologue français.

L'art de la greffe... sur un milieu vivant
Suite de l’article La culpabilité de l’Occident ou la recherche de la vie perdue.

Serge Mongeau
Le mot anglais activist conviendrait à Serge Mongeau. Sa pensée, parce qu’elle est simple sans doute, se transforme toujours en action, une action durable et cohérente.

Grâce
Le mot grâce a deux sens bien distincts, selon qu'il désigne une qualité d'une personne ou une nourriture surnaturelle. Nous réunissons ces deux sens dans un même dossier parce qu'il existe au moins une analogie entre eux.

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la première cause des maux qu’il diagnostique et auxquels on ne pourra remédier que lorsque les contemporains dominants, indissociablement démocrates, libéraux et consommateurs-prédateurs-gaspilleurs ...

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. Cest ce qui a permis à Newton détablir les lois simples et élegantes de lattraction. Dans les sciences de la complexité daujourdhui, on tient compte du négligeable, de leffet papillon par exempe.




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué