Réserves intérieures, réserves matérielles. De la vertu d’économie

Jacques Dufresne

La pluie pandémique de milliards prouve que nous faisons, individus, familles et entreprises, un usage si abusif du crédit qu’en cas de crise majeure nos épargnes ne nous permettent pas de tenir plus de quelques semaines, voire de quelques jours. Il en est de même de nos réserves intérieures. La planète bleue en rougit.

À l’époque des objets jetables et du crédit facile, l’épargne des biens matériels est un sujet tabou, celle des biens intérieurs, un sujet interdit.

Réserves intérieures

Suite aux révélations scandaleuses sur les Centres hospitaliers de soins de longue durée(CHSLD), il est de plus en plus question, même parmi les leaders politiques, de fermer ces institutions malfamées. Tout indique que nous entrons dans une nouvelle vague de désinstitutionalisation. Après celle des malades mentaux et des personnes handicapées, verrons-nous donc celle des vieillards en perte d’autonomie? Prudence, nous rappelle Louis Cornellier dans un article intitulé Pitié pour les CHSLD. Il en résulte, précise-t-il, un sentiment de culpabilité injustifié parmi ceux dont les parents ont trouvé refuge dans l’une de ces maisons. «Laisser entendre que ces personnes pourraient être mieux traitées en restant chez elles, si leurs proches et la société consentaient à faire les efforts nécessaires pour cela, relève de l’ignorance et revient à culpabiliser l’entourage de ces malades en proposant de fausses solutions. Je connais des personnes qui ont un conjoint ou un parent en CHSLD et qui vivent écrasées sous le fardeau de la culpabilité, en se disant qu’elles auraient peut-être pu éviter cette situation en en faisant plus.»

L’histoire de la désinstitutionalisation incite à la réflexion sur ce point. Le fardeau qu’on impose aux familles dans le cas des personnes handicapées, par exemple, est souvent trop lourd, du moins là où l’on n’a pas su entourer lesdites familles du soutien approprié. Influencé par une élite intellectuelle idéaliste, le législateur semble avoir présumé que les parents en cause sont tous des héros sinon des saints ou du moins des personnes aptes à traiter de grands malades. Pendant ce temps; la société entière niait la contradiction, critérium du réel. La condition humaine est telle en effet qu’on a le plus souvent le choix non entre le bien et le mal, mais entre un mal et un mal moindre…peut-être.

C'est cette pensée de Simone Weil qui m'a dessillé les yeux: «L'objet d'une action et le niveau de l'énergie qui l'alimente, choses distinctes. Il faut faire telle chose. Mais où puiser l'énergie ? Une action vertueuse peut abaisser s'il n'y a pas d'énergie disponible au même niveau ».(La pesanteur et la grâce) Pensée que j'ai reprise en ces termes: «il ne faut pas vivre au-dessus de ses moyens intérieurs.» Je crois avoir lu quelque part que les fardeaux trop lourds pour les parents ont de graves effets secondaires, dont le divorce. 

D’où vient l’énergie de haut niveau si souvent nécessaire? Question essentielle. La poser c’est déjà indiquer la complexité de la réponse. Elle dépend du climat spirituel. Elle est donnée par ce climat, s’il est bon, plus qu’elle ne découle d’actes de volonté. Un gouvernement ne peut pas la créer par décret. 

Réserves matérielles

C’est la même vertu d’économie qui assure la protection des réserves intérieures et des réserves matérielles. La recherche des causes et des conditions est plus facile sur ce dernier plan. Il sera donc le point de départ de ma réflexion.

Oserai-je le dire sur la place publique ? Les trombes de milliards qui pleuvent sur les Canadiens depuis le début de la pandémie, si elles me réjouissent dans l’immédiat, m’effraient de plus en plus au fur et à mesure que j’en explore la signification et les implications. Si elles sont nécessaires, et elles le sont manifestement dans une large mesure, cela prouve que nous faisons, individus, familles et entreprises, un usage si abusif du crédit qu’en cas de crise majeure nos épargnes ne nous permettent pas de tenir plus de quelques semaines, voire de quelques jours. Et comme la croissance, qui est notre oxygène moral et social, repose elle aussi sur le crédit, le gouvernement, s’il veut la maintenir, doit lui-même s’endetter encore davantage, sans oser prendre le risque de rappeler aux citoyens en détresse qu’ils devront porter le poids de cette dette. Pour alléger ce fardeau, il n’y aura qu’un autre moyen : une croissance encore plus forte, à la chinoise, ce qui suppose encore plus de crédit…Le cercle devient de plus en plus vicieux.

Dans un tel contexte, les ministres des finances et leurs conseillers économiques risquent fort de devoir bientôt nager dans l’eau trouble, comme aujourd’hui leurs collègues du secteur de la santé. Ils devront tôt ou tard répondre à cette question gênante : si vous avez trouvé tant de milliards pour combattre une pandémie ressemblant à la grippe de Hong Kong, passée inaperçue en 1968, comment se fait-il qu’il vous paraissait impossible auparavant de lutter efficacement contre la pauvreté et la pollution, deux fléaux en soi qui sont en outre des facteurs de risque associés aux virus maléfiques. Les gardiens de notre trésor collectif devront peut-être s’en remettre à leur tour à la prudence, laquelle nous invite à redécouvrir à la fois la vertu d’économie et les vertus de l’économie. Par prévoyance et non par nostalgie. À long terme, nous y gagnerions sur tous les plans : animal, végétal, politique, économique, écologique, humain.

Animal et végétal:
  aimable cochon de nos premières épargnes! À tout seigneur tout honneur! Dans les villes comme dans les campagnes, il mangeait les rejets de la terre et les déchets des hommes pour les transformer en une chair délicieuse, y compris celle de la tête, des oreilles et des pieds. Salée ou sous forme de charcuterie, elle défiait les saisons. Un cochon sacrifié à l’automne c’était l’assurance de ne pas mourir de faim pendant l’hiver.

La planète a changé, l’humanité et les cochons aussi. Comme symbole végétal de l’épargne, je propose la rhubarbe. Ce légume cuisiné comme un fruit est le premier arrivé et le dernier parti, il renaît pendant sa longue saison, n’exige que très peu d’eau, aucun engrais, aucun sarclage, aucun pesticide. Ses feuilles son toxiques certes, mais elles protègent les racines et les tiges contre la sécheresse. Six mètres carrés de cette plante vivace fournissent de succulents desserts à plusieurs familles pendant toute une année. Chez ce vivant généreux parce qu’économe, tout se crée et rien ne se perd. 

Politique et économique : se sentant plus en sécurité grâce à l’épargne, chefs d’entreprises, travailleurs et consommateurs auraient plus d’endurance, de force d’âme.. Moins stressée, l’économie, serait plus résiliente.

L’endettement c’est le couteau sur la gorge. L’épargne, comme la propriété d’une terre, si petite soit-elle, c’est la liberté . Henry David Thoreau, le plus grand défenseur des libertés aux États-Unis, l’avait bien compris : pour les individus le crédit, l’emprunt sur l’avenir, c’est la forme douce de l’esclavage, pour les pays c’est l’abdication de leur souveraineté. Dans un Québec pauvre mais non endetté, le premier ministre Maurice Duplessis était roi face à Ottawa. Dans le Québec actuel, en dépit du bon état récent des finances publiques, le Premier ministre François Legault a-t-il la même autonomie face au gouvernement central?.

Écologique : les produis importés de pays lointains coûtent souvent moins cher que les produits locaux. La mondialisation, fatale pour la nature et chérie des virus, est donc, à première vue, une bonne chose pour l’épargne. À première vue seulement, car si le coût écologique réel du transport et de l’emballage était pris en compte, on reviendrait par économie au commerce de proximité, au tourisme local et régional.  En ce moment, nous hypothéquons l’avenir à la fois sur le plan écologique et sur le plan économique.

Humain : c’est sur ce plan que les gains les plus précieux deviendraient possibles. Sous l’effet combiné de la publicité et du crédit, la satisfaction précède le désir. Ce faux bonheur est un malheur car la jouissance qu’il procure est aussi éphémère et superficielle que le désir initial. Le bien longtemps attendu et mérité dans la sueur est plus précieux à tous égards que le bien trop vite acquis. Vérité que Proust a immortalisé dans À la recherche du perdu par l’histoire, la sienne, de ce jeune homme obligé d’attendre plusieurs années pour assister au théâtre au chef  d‘œuvre de Racine, Phèdre. Cela lui avait donné le goût et le temps d’apprendre la pièce par cœur. Le moment de la consommation venue, sa joie n’en fut que plus grande. Le bien trop vite acquis est toujours mal acquis. Corneille avait formulé la même vérité dans un vers de Polyeucte devenu célèbre hélas! pour une autre raison : «Et le désir s’accroît quand l’effet se recule.»

L’épargne va de pair avec le vrai luxe. Le meuble fabriqué sur mesure par un artisan coûte plus cher que la pacotille offerte à bas prix sur Amazon, mais comme on s’y attache, parce qu’il est bien fait, avec des matériaux durables, parce qu’il est unique, parce qu’il a une âme, son coût diminue avec le temps et ce jusqu’à l’infini car il se transmet de génération en génération. Et on échappe ainsi à cette barbare obsolescence programmée qui dégrade indistinctement les objets et les personnes. On échappe aussi à l’inflation, suite logique de toute pluie de milliards et source d’injustice. L’inflation qui s’annonce fera le bonheur des milliardaires et ruinera les petits épargnants.

 

 

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