Relations oct. 2015: un manifeste de la gauche conservatrice

Jacques Dufresne

Le dernier numéro de la revue Relations a pour thème le progrès. L’excellent dossier sur cette question m’a intéressé à un point tel que je me suis engagé dans un dialogue tacite avec quelques auteurs. Jean Pichette, Jean-Claude Ravet, Éric Martin, Dany-Robert Dufour, Yves-Marie Abraham, sur le sens des mots clés : gauche conservatrice, liberté, limite, progrès. Je donne forme ici à ce dialogue, qui n’est ni un commentaire, ni une recension. Mais voici d’abord une allusion à deux autres mots qui retiennent l’attention dans le numéro de Relations : admiration et joie

Joie

Joie de lire une revue en prenant le mot joie le sens que lui donne l’un des auteurs, Bernard Émond. Il cite d’abord Pierre Vadeboncoeur : «Le bonheur est senti comme une chose à garder et à défendre, tandis que le sentiment de joie est essentiellement distributif. La joie n’est pas une chose que l’on s’approprie, mais une chose que l’on annonce.»

Admiration

Dans le même article, Bernard Émond rappelle l’importance de l’admiration, mot en voie d’extinction, précise-t-il, peut-être parce que le sentiment qu’il désigne est impossible là où, tout étant une affaire de goût, il n’y a plus de supériorité, plus de hiérarchie, plus d’occasion, ajouterai-je, de se rappeler ce mot de Goethe : «devant la supériorité il n’y a de salut que dans l’amour.» Un amour qui commence par de l’admiration et se termine par une action.

Une action qui ne sera possible que si les sources d’inspiration ne se transforment pas en refuges pour esthètes. Il va de soi que Bernard Émond rattache l’admiration à la protection de la nature. «Il faut admirer, dit-il, parce que l’admiration implique une responsabilité, à l’endroit des paysages aussi bien que des personnes et des objets admirés. Ce que prouve la vie des pionniers de l’écologie : John Muir, Aldo Leopold, Rachel Carson, René Dubos : admiration est un mot faible pour désigner leur attachement à la nature. Que devient-elle quand elle est imprégnée de sacré? De l’adoration?

P.S.Au lecteur qui veut poursuivre sa réflexion sur le sujet je suggère rechercher les occurrences du mot admiration sur le site de notre ministère de l’éducation.

La gauche conservatrice

Ce numéro de Relations ressemble fort à un manifeste de la gauche conservatrice, qui prend corps et forme depuis quelques années dans le sillage d’auteurs tels George Orwell, Walter Benjamin, Simone Weil, Jean-Claude Michéa, Pier Paolo Pasolini, Christopher Lasch, Michel Freitag, lesquels ont en commun d’avoir compris qu’il ne suffit pas de rompre les amarres pour être libre.

On avait pris l’habitude d’une gauche qui accueille tout ce qui est nouveau, rupture avec le passé, progrès. Être de gauche, d’avant-garde, progressiste, c’était la même chose; à l’opposé il y avait ceux qu'on appelait les réactionnaires, sans toujours faire les distinctions qui s’imposent à leur sujet. Comme le rappelle Dany-Robert Dufour, Marx lui-même avait fait rimer progrès technique et révolution. Non sans de bonnes raisons, connues de tous. Les dissonances de cette métrique mirent du temps à apparaitre. Jean-Claude Ravet note à ce propos que le philosophe allemand Walter Benjamin – mort en 1940, sans connaître Auschwitz ni Hiroshima,-- a été l’un des premiers à dénoncer la barbarie qui accompagne la marche triomphale du progrès. Au point d’écrire, dans ses notes préparatoires à ses fameuses thèses sur le concept d’histoire : «Marx dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire. Mais peut-être en va-t-il tout autrement. Il se peut que les révolutions soient plutôt le geste par lequel l’humanité qui voyage dans ce train tire le frein d’urgence.»

Dois-je rappeler qu’à la même époque un homme de droite, conservateur lui aussi des bonnes choses, et seulement des bonnes choses, Gustave Thibon écrivait: « On croira toujours que c'est trop tôt pour arrêter, tant qu'on ne verra pas que c'est trop tard… Le monde moderne risque de ressembler à un train dont les sonnettes d'alarme ne fonctionneraient qu'après le déraillement.» 1


Soit en dit en passant, c’est parce qu’il voulait conserver les bonnes choses que Gustave Thibon s’est si bien entendu avec cette Simone Weil dont se réclament la plupart des représentants de la gauche conservatrice.

La liberté

L’homme déraciné dont parle Simone Weil, Jean Pichette l’appelle «l’homme sans nombril» Il le voit privé de cette partie de son anatomie «par laquelle il s'inscrit dans une lignée, dans un temps qui le précède et le dépasse.» et il «rêve du jour où la chirurgie plastique arrachera dans notre chair le fantasme d'un individu auto-fondé.»

Ce fantasme a un nom, précise Éric Martin, «le fantasme de Münchausen, du nom de ce personnage qui se serait sorti d’un marécage en se tirant par ses propres cheveux.» Une liberté qui veut s’affranchir de tout enracinement se construit dans le ressentiment et aboutit au nihilisme, c’est-à-dire dans le vide et dans l’informe.» S’inspirant de Michel Freitag, Éric Martin, précise ainsi sa pensée : «Toute lutte contre l’aliénation doit trouver une façon de surmonter ‘’l’oubli de la société’’.»

C’est toujours ainsi que j’ai interprété le mot de Nietzsche : «Il y a des êtres qui perdent leur dernière liberté en perdant leur esclavage». C’est ce qui se passe quand on rejette l’interdiction de travailler le dimanche, pour obéir ensuite à employeur qui exige une telle soumission au marché. Voilà un bel exemple de ce qui, parmi par les contraintes imposées par une société a un effet libérateur dont se prive souvent quand on rêve d’une liberté auto-fondée.

Cela me rappelle l’apologue du grain de sable et du brin d’herbe.«L’individualisme est la pire ou la meilleure des choses selon qu’il s’apparente au destin du grain de sable ou à celui du brin d’herbe. Le grain de sable n’a pas d’attaches, il est libre comme le vent, mais aussi bien le vent l’emporte où il veut pour en faire à la fin un atome anonyme au milieu d’une masse. Le brin d’herbe a des racines dans la terre…et dans le ciel, par la photosynthèse; il est immobile, mais il résiste au pied qui l’écrase comme au vent qui le soulève et avec les brins d’herbe voisins, il forme un peuple.» Une société dirait Freitag. (Source)

Je le rappelle, cette façon de poser la question de liberté est l’une des caractéristiques de ces conservateurs de gauche, de plus en plus présents sur la place publique. On les trouve rassemblés dans un livre intitulé Les Racines de la liberté, un ouvrage collectif dirigé par Gilles Labelle, Éric Martin et Stéphane Vibert. L’un des passages du livre nous apprend que la liberté suppose des conditions transcendantales, dont il importe de se montrer soucieux si l’on veut que la dite liberté conserve son sens. » (p.6) « Ce n’est pas par le nihilisme de la "transgression" à l’infini ou de la tabula rasa que le monde se transforme – idée défendue par des "intellectuels" au verbe haut, qu’exécrait Orwell, qui valorisent le "risque" à condition généralement que ce soit d’autres qui le prennent à leur place –, mais tout au contraire par un " amour du monde" – de la vie, de la nature et des formes objectivées que l’humanité y a fait naître. »

Sont-ce là les formes qu’il faut conserver comme conditions de la liberté? Je fais ici allusion à la question que pose Éric Martin à la fin de son article : «Quelles sont les formes culturelles et institutionnelles que nous devons augmenter et sauver pour protéger notre commune?»
Le choix du mot forme ici, choix qui remonte à Freitag et à Pierre Vadeboncoeur, si l’on en croit Éric Martin, n’est pas des plus heureux. Il prête à confusion. Simone Weil, que les conservateurs de gauche considèrent comme l’une des leurs, emploie le mot grec metaxu, signifiant intermédiaire, pour désigner les conditions dont parle Éric Martin.

«Qu'est-ce qu'il est sacrilège de détruire? Non pas ce qui est bas, car cela n'a pas d'importance. Non pas ce qui est haut, car, le voudrait-on, on ne peut pas y toucher. Les metaxu. Les metaxu sont la région du bien et du mal.

Ne priver aucun être humain de ses metaxu, c'est-à-dire de ces biens relatifs et mélangés (foyer, patrie, traditions, culture, etc.) qui réchauffent et nourrissent l'âme et sans lesquels, en dehors de la sainteté, une vie humaine n'est pas possible.» (La pesanteur et la grâce, Plon 1948, p. 168)
Parmi les metaxu qu’il faut protéger au Québec en ce moment, il y a les Églises et le paysage immédiat dans lequel elles s’inscrivent. Celles qui méritent absolument de survivre en raison de leur beauté ou de leur histoire –ces deux conditions sont souvent réunies- sont nombreuses.

La limite

Le thème de la limite et ses origines grecques, point de départ obligé de toute réflexion sur le progrès, sont au cœur du dossier de Relations.
«Il est donc à craindre, écrit Dany-Robert Dufour, que la rationalité occidentale et son cœur cartésien contiennent une dimension délirante dont il serait temps, avant qu'il ne soit trop tard, de prendre la mesure ou plutôt la démesure.»


«Cette dimension délirante apparaît parfaitement dès lors que l'on compare la raison grecque antique et la raison occidentale moderne. La philosophie grecque consistait fondamentalement en une mise à l'écart de la démesure -ce que les Grecs appelaient hubris ou pleonexia (le désir, / selon le grand helléniste Jean-Pierre Vernant, d'avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part). Les Grecs n'hésitaient pas à voir en cette démesure et ce désir le signe le plus sûr de la folie (aphrosunë). Or, c'est précisément cette démesure, cette maîtrise totale de la nature en vue de son exploitation, que la raison occidentale moderne, avec Descartes, revendiquera.»

Dany-Robert Dufour, l’auteur de ce passage est un philosophe marqué par la psychanalyse. Il n’emploie donc pas les mots délire et folie au hasard. Et il n’est pas le seul à voir les choses ainsi. Notre raison serait-elle donc une passion devenue folle?

Le progrès

J’avoue que même si, à l’instar des auteurs du dossier, je ne vois de solutions aux problèmes écologiques que du côté de la décroissance, quelque chose en moi se réjouit lorsque j’apprends que l’économie du Québec est en croissance. Nous sous-estimons toujours notre attachement à l’idole du progrès, car il s’agit d’une idole, objet sacré du désir délirant. Les auteurs du dossier de Relations n’ont pas échappé à ce piège.

«Nous comprenons dès lors que la toute-puissance technicienne actuelle exige un surcroît de vie éthique, de conscience morale, de jugement politique, d'action démocratique, de bonté, de beauté, bref, un approfondissement de notre humanité. »

Nous ne pouvons que donner raison à Jean-Claude Ravet quand il reprend ainsi à son compte l’appel de Bergson au supplément d’âme. C’est toutefois à un sursaut plus radical, à une véritable conversion que nous sommes appelés. On ne détache pas d’une idole comme répare une erreur de jugement.


Pour un Grec comme pour un Chrétien l’homme était dieu déchu, son salut, l’immortalité bien heureuse, n’était possible, mais jamais assuré, qu’au prix d’une difficile et longue purification; l’histoire, cyclique, ne promettait que le retour du même. Or voici que l’homme devenu maître de la science et de la technique a voulu donner un sens à l’histoire en l’orientant, notamment vers le paradis sur terre. L’homme dès lors est devenu ivre de lui-même comme il a avait été ivre de Dieu du temps des Grecs et de la pleine chrétienté. Non seulement son salut était-il assuré sur terre, mais encore il échapperait à la douloureuse purification personnelle. La technique et les institutions qu’elle rend possibles prendraient en charge ce qu’on appelait sa vie intérieure. Il accéderait au transcendant par un ascenseur.

Le progrès devenait ainsi une méga idole en ce sens qu’il promettait l’argent, la puissance, la sécurité et offrait une multitude de distractions aux âmes qui, atteintes par l’ennui, auraient pu tomber dans un vide les incitant à chercher l’absolu en direction de l’Absolu.

L’attrait qu’exerce cette idole est si fort qu’on y reste sensible même quand on est partisan de la décroissance,  La plupart nouvelles présentées chaque jour dans les médias sont des renforcements d’un conditionnement au progrès déjà bien installé. Tel traité de libre-échange va favoriser le commerce et donc la croissance, tel médicament va prolonger la vie des personnes atteintes de l’hépatite C. Quelle est l’idéologie qui a pu s’appuyer sur une propagande aussi efficace. Mêmes renforcements dans les commentaires : comment peut-on penser ainsi en 2015 dans un pays avancé? C'est en effet la foi dans le progrès fonde cette façon courante de penser.

C’est pourquoi on hésite toujours, au fond de soi-même, à faire siennes les critiques du progrès les mieux fondées. Tous ces édifices construits à crédit comment les paiera-t-on au terme d’une récession comme celle que la Grèce vit en ce moment? Et que deviendront tous ces vieux qui dépendent de pensions qui a leur tour, dépendent de la croissance. Hors de la croissance point de salut! Enlacée par une telle pieuvre, la raison est impuissante. On ne peut guérir d’un tel délire que par deux conversions à deux réalités qui dépassent la raison : la vie et Dieu.

La conversion à la vie?

N’est-ce pas la conversion au progrès qui est la première conversion à la vie? Ne vivons-nous pas plus longtemps que nos ancêtres grâce précisément à la technoscience et au progrès? Il faut introduire ici une distinction entre la vie comme fait et la vie comme qualité fragile. Voici un passage de l’article de Yves-Marie Abraham montrant très bien, comment s’opère en nous le processus que j’ai moi-même appelé l’emmachination, rendant la conversion à la vie nécessaire.

«En outre, les machines requièrent sans cesse d'autres machines. Le philosophe Günther Anders l'explique ainsi dans Nous, fils d'Eichmann (Rivages Poche, 2003) : « Comme [leur] raison d'être réside dans la performance, et même dans la performance maximale, elles ont besoin, toutes autant qu'elles sont, d’environnements qui garantissent ce maximum. Et ce dont elles ont besoin elles le conquièrent. Toute machine est expansionniste [...].» Ceci implique la formation progressive d'une «méga machine» dont le bon fonctionnement suppose, entre autres choses, que les humains se comportent eux-mêmes de plus en plus comme des machines. D'où les efforts considérables que nous déployons pour augmenter sans cesse nos performances. De la gestion de nos émotions à la manipulation génétique, en passant par la consommation de psychotropes et la pratique du conditionnement physique, s'exprime un même souci d'amélioration qui s'accorde à merveille avec les exigences de ce que le philosophe sociologue Jacques Ellul a appelé le système technicien. L'important n'est plus d'exercer notre capacité de réflexion, comme le voulait l'idéal des Lumières, mais de développer de bons réflexes.»

Le philosophe Ludwig Klages, l’un des précurseurs de l’écologie profonde, a été parmi les premiers en Occident à reconnaître la nécessité d’une conversion à la vie, à une vie qui englobe le sacré et devient ainsi l’absolu. Objet de controverses qui en ont provoqué l’oubli, son œuvre que le mot Lebensphilosophie résume bien, doit d’abord sortir de l’oubli et être étudiée. On en tirera à coup sûr de précieuses leçons même si on la rejette dans son ensemble.

La conversion à Dieu

À un Dieu dont l’amour pourrait susciter un attachement encore plus fort. C’est ce qu’on fait Pierre Rabhi et son ami Jean-Marie Pelt. En leur donnant la parole au milieu de leur dossier, les directeurs de la revue ont donné un sens à leur numéro un sens qu’il n’aurait pas autrement eu même degré. Cette conversion à Dieu se double dans le cas de Rabhi et Pelt à une conversion à la vie. «Le botaniste Jean-Marie Pelt et moi avons écrit Le monde a-t-il un sens ? (Fayard, 2014) pour essayer de comprendre comment la vie s'est développée sur Terre. Pelt y fait bien ressortir que les principes de coopération, d'interdépendance et d'associativité sont des dimensions constantes de la vie. La pérennité de la Terre tout entière est à cette condition

À lire également,

Les articles sur la politique internationale, en particulier celui Vijay Prashad sur la Lyvie de Catherine Caron sur la dette grecque.
Les articles sur les livres, en particulier celui d’André Beauchamp sur La mort médicale, est-ce humain de Hubert Doucet et celui de Pierre Lafrance sur Jean Vanier, portrait d’un homme libre, par Anne Sophie Constant

1- Gustave Thibon, Les hommes de l'éternet, conférences au grand publics, p.217

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