Pour une révision du contrat médical
« Guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours.» Certains attribuent cet aphorisme à Pasteur, d’autres à Hippocrate. Tant mieux pour la grande vérité en cause! Cette controverse sur ses origines en rehausse le caractère universel. Je crois même me souvenir qu’on l’a également attribué à William Osler, le fondateur de l’Hôpital John’s Hopkins. Chose certaine, dans le même esprit, il a écrit : «Nos résultats à l'Hôpital John's Hopkins étaient très satisfaisants. La foi en saint John's Hopkins, tel qu'on le nommait, une atmosphère optimiste, des infirmières gaies, nous permettaient d'obtenir les mêmes sortes de guérison qu'Asclepios à Épidaure».
D’Asclepios au médecin spécialiste
Telle fut l’humilité et l’humanité de la médecine et des médecins jusqu’au début du 20e siècle. À la faveur du triomphe de la médecine scientifique, au cours de la décennie 1930, les deux derniers verbes de l’aphorisme allaient être progressivement sacrifiés au premier, métamorphose qui coïncida avec l’avènement puis l’intronisation des médecins spécialistes. Le rêve transhumaniste de l’immortalité sur terre tardant à se réaliser, les hommes ont toutefois continué de souffrir et de mourir tout en devenant de plus en plus inconsolables en raison du matérialisme ambiant. La pandémie nous le rappelle.
C’est ce que semblait avoir compris François Legault, Premier ministre du Québec quand, le 12 avril 2020, il a supplié les médecins spécialistes de remplacer les préposés dans les CHSLD. Dans la grande armée sanitaire, ils sont les officiers supérieurs. S’ils ne vont pas au front avec les simples soldats, qui pourra reprocher à ces derniers de déserter? On aura surtout remarqué la dimension administrative et temporaire de la supplique du Premier ministre, mais sa dimension humaine durable, demeurée cachée, est plus importante. Certes, on attend d’abord des officiers supérieurs qu’ils soient de bons stratèges et de bons techniciens, mais s’ils se limitent à ce rôle, le moral baisse dans l’ensemble des troupes et le système de santé s’en trouve déséquilibré.
Un exemple
Un ami anesthésiste de Sherbrooke, Michel Clairoux, et 20 de ses collègues spécialistes du CHUS ont assumé de bonne grâce leurs responsabilités d’officiers supérieurs. Voici un extrait du témoignage du docteur Clairoux, lequel avait participé à d’autres missions humanitaires, en Haïti notamment :
Une simple exhortation à suivre un tel exemple serait inopérante. Le problème est multiforme et profond. On constate depuis des décennies un recours croissant à la médecine, aux spécialistes en particulier. Il s’explique bien sûr par le progrès dans ce domaine mais aussi par une régression de l’autonomie dans la population, régression débouchant sur une dépendance dangereuse, à la limite, pour la santé elle-même. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler que c’est par son autonomie que le vivant se distingue du minéral et du mécanique.
Le gouvernement québécois s’est engagé à consacrer plus de ressources de toutes sortes aux soins à domicile et à l’hébergement en résidence. Ce retour aux deux derniers verbes de l’aphorisme est nécessaire, mais si cela devait se faire alors que le coût de la médecine de pointe continuerait de croître, il en résulterait une augmentation démesurée de la part des fonds publics consacrés globalement à la santé. L’opération deviendrait vite contreproductive, puisqu’elle se ferait au détriment des autres missions de l’État, dont plusieurs, l’éducation, la culture, l’environnement, les loisirs, le sport sont le lieu de ces déterminants, sociaux et autres qui, dans leur ensemble, contribuent plus à la santé que la médecine.
Conséquence : il faut soumettre cette médecine à un dégraissage consistant 1) à la soustraire à l’influence de l’industrie médicale, du Big Pharma en particulier, 2) à mettre un terme à la surmédication et au surdiagnostic, 3) à limiter l’acharnement thérapeutique, 4)à supprimer l’accès gratuit aux services destinés à satisfaire des désirs personnels non essentiels plutôt qu’à traiter des malades, 5) à rétablir, dans une certaine mesure, les visites du médecin à domicile, sans quoi c’est toujours le malade qui sera au service du médecin et non l’inverse, comme il conviendrait, sans quoi également les maisons de santé, hôpitaux, cliniques et autres, deviendront, ce qu’ils ont souvent été dans le passé, des foyers d’infection que tout le monde voudra fuir. Big Farm, Big Flu! 6) à éviter, de payer des prix de fou pour les nouveaux médicaments dits orphelins (une maladie rarissime n'a pas plus noble qu'une maladie répandue; et les cancéreux en fin de vie n'ont pas besoin de prolonger leur martyre de quelques semaines); les Pharmas s'enrichissent ainsi et négligent les recherches dont la société aurait besoin: arthrose, Alzheimer, et autres recherches abandonnées par les plus grands groupes pharmaceutiques, sur des pathologies qui ruinent la vieillesse de plusieurs.
Regain de solidarité
De telles mesures paraîtront punitives dans le contexte actuel où l’on a perdu le sens de la limite. Elles seront inopérantes si elles ne sont pas soutenues, dans la société civile, par un regain de solidarité doublé d’un regain d’autonomie. Pendant la crise, on a adressé bien des reproches à l’État pour sa mauvaise gestion des CHSLD. Cela s’imposait, mais on a occulté un fait encore plus troublant : l’indifférence de bien des familles à l’égard des vieux parents malades. Compte tenu de ce que j’ai pu observer moi-même, ce témoignage d’un ami me semble refléter la situation réelle : «Ma conjointe, atteinte de la maladie d’Alzheimer, a vécu 7 ans dans une résidence. Sur une centaine de pensionnaires, 7 seulement recevaient régulièrement la visite de proches, aidants ou non. Je rendais visite à G. presque tous les jours. Je lui apportais des fleurs, je veillais à ce qu’elle puisse porter de beaux vêtements, se coiffer, se parfumer. Une dame de compagnie veillait aussi sur elle, à mes frais. Un fort pourcentage des pensionnaires de cette maison mourait dans les 30 premiers mois après leur admission. Je suis persuadé que si G. a tenu sept ans c’est en grande partie en raison de mon attention à son endroit. Les jours de fête, je faisais dresser une table spéciale pour elle. Nous faisions le bonheur de sept ou huit voisines de chambre solitaires en les invitant à se joindre à nous.»
Certes, il faut être retraité, riche et amoureux pour faire ainsi preuve d’une telle sollicitude. La chose n’en est pas moins exemplaire. Les fleurs des champs ne coûtent rien. Et si les parents célibataires et les couples surmenés ont les meilleures excuses au monde pour compter leurs visites à leurs vieux parents, souvent éloignés, il faut tout de même voir là un symptôme d’une société qui a perdu ses repères.
Le sociologue Fernand Dumont a entrevu ce déclin il y a plus de quarante ans. Lors d’un entretien qu’il m’accorda en 1977, étant moi-même persuadé que l’avenir sombre des vieux était lié au culte de la jeunesse, je lui ai posé la question suivante : «Est‑ce qu'à votre connaissance, il y a eu avant la nôtre d'autres sociétés qui ont idolâtré la jeunesse comme nous le faisons? Sa réponse : «Je ne suis pas très savant, mais je n'en connais pas. Ce mythe de la jeunesse me paraît être un phénomène typique, bien caractéristique de notre civilisation à son déclin.» Question suivante : Ce problème est-il lié, d'après vous, à la technologie? F.D. :« Pas nécessairement. Il est d'abord lié au sens qu'on donne à la vieillesse. Le mythe de la jeunesse ne vient pas de la jeunesse. Ce ne sont pas les jeunes qui l'ont inventé, ce sont les hommes plus âgés. Ils l'ont inventé pour échapper à la contradiction fondamentale de notre société, la contradiction entre le travail et l'amour. Le travail est notre valeur officielle. Mais nous rêvons aussi de loisirs, d'amour, à condition surtout qu'il s'agisse d'un amour qui n'engage à rien. Il y a là une contradiction. Comment les hommes d'âge mûr échappent‑ils à cette contradiction dans les faits? En travaillant. En travaillant tellement qu'ils sont obligés de rêver leurs loisirs. Et on dirait que plus ils sont élevés dans l'échelle sociale, plus ils travaillent.[…] et les voilà aux prises avec les problèmes des enfants, cette fois. Ils mènent une vie absurde. Comment ne pourraient‑ils pas être tentés de se retourner vers leur jeunesse en disant: Ma foi, c'était le bon temps! Pas de responsabilités, pas de famille, pas de métier. Car, lorsqu'ils regardent de l'autre côté, vers l'avant, ils se disent: le plus terrible, c'est qu'à un moment donné je n'aurai même plus cet opium du travail et de la responsabilité, je vais être vieux, mort . […] C'est le drame de l'âge mûr qui a contribué à créer cet isolement de la jeunesse, sans précédent dans l'histoire, cette espèce d'âge d'attente où il faut faire les fous avant d'entrer dans la société adulte dont le père et le professeur donnent l'image.»(Revue Critère, L’âge et la vie, No 16, 1977)
Regain d’autonomie
Si, pendant une pandémie, un appel à l’autonomie paraît déplacé, cet appel conserve toute sa pertinence dans la perspective du long terme, car alors seul un regain d’autonomie peut rendre possible l’équilibre entre tous les déterminants de la santé. J’ai abordé cette question en 1988, dans le cadre d’un essai, demeuré inédit, sur le sens et l’histoire de médecine. En relisant cet essai, j’ai été étonné de sa pertinence dans le contexte actuel. En voici la conclusion :
«Mais peut-être sommes-nous avant tout malades de la santé? «En tant que peuple, écrivait Lewis Thomas à propos des Américains, nous sommes obsédés par la santé, nous avons perdu toute confiance dans le corps humain».
La santé, pourtant, c'est l'oubli de la santé, ou, selon la célèbre formule d'un grand chirurgien français du début du XXème siècle, René Leriche, «la vie dans le silence des organes». C'est ce silence, précisément, qui permet à l'homme de se dépasser - souvent au péril de sa santé - en se tournant vers des fins supérieures. On est déjà un peu malade quand on remplit un tel silence, non par des actes créateurs, mais par le souci obsessionnel de sa propre santé.
Souvenons-nous du malade imaginaire de Molière qui était dans l'angoisse parce que son docteur ne lui avait pas précisé s'il devait faire sa marche de santé en long ou en large. Quelle misère que ce manque d'autonomie! Quelle misère aussi que ces valiums qui remplacent une détente naturelle et gratuite. Encore faut-il que la vie culturelle et sociale mette à la disposition des gens des lieux, des temps et des rythmes conformes à leurs besoins réels.
De tous les grands philosophes, Nietzsche est sans doute celui qui fut le plus préoccupé par la santé, celui aussi qui a connu le plus intimement la maladie. «L'homme dégénéré, a-t-il écrit, est celui qui ne sait pas distinguer ce qui lui fait du mal», nous laissant ainsi sur cette question: comment cultiver en nous-mêmes cette faculté mystérieuse, proche de l'instinct, par laquelle nous distinguons spontanément ce qui nous fait du bien de ce qui nous fait du mal? Les biologistes contemporains posent en d'autres termes la même question, quand ils nous disent que notre santé dépend, en dernière analyse, des complexes et innombrables interactions entre les systèmes nerveux, hormonal et immunitaire.
On aurait pu croire à un certain moment que le modèle de la personne en santé était l'homme branché, le cosmonaute qui se fait dicter ses besoins par des instruments de mesure et des machines extérieures à lui. Dépassant ce mécanisme simpliste, la science elle-même nous ramène à l'autonomie du vivant. Si on peut concevoir un appareil réglant de l'extérieur les battements du coeur, on imagine mal un être humain affublé de millions de micro-ordinateurs réglant la circulation des neuropeptides et des cellules macrophages.
Au cours des années 1980, de nombreux auteurs ont cru apercevoir un changement de paradigme dans le monde de la santé. Il est certes fascinant de penser que nous vivrions actuellement des mutations culturelles telles qu'il pourrait bientôt y avoir, dans le cadre d'une vision globale, holistique, une réconciliation de l'approche mécaniste contemporaine et des anciennes approches spiritualistes et naturelles. Mais n'est-ce pas sombrer dans le rêve, dans l'illusion que d'annoncer comme des faits en train de se réaliser d'eux-mêmes des changements qui exigent des choix personnels et collectifs très difficiles?
Parvenu à ce niveau de complexité, on éprouve le besoin de revenir aux sources. Les sources, dont on retrouve la trace dans la façon même dont le cerveau est constitué, ce sont 1) les instincts, évanescents par rapport à ce qu'ils étaient chez les ancêtres animaux, mais néanmoins déterminants,2) des rites, mi-biologiques, mi-culturels, (prières, danses, fêtes), qui règlent le cours de la vie à la place de la volonté et à l'abri des pouvoirs, 3) une raison qui permet de repérer les dangers nouveaux dans l'environnement et de bien choisir ses thérapies,4) c'est une âme enfin, qui peut transformer l’échec de la maladie en épreuve.
La santé, même à l'époque des prothèses, ne saurait être autre chose que l'harmonie entre ces quatre niveaux d'autonomie. »
En 2012, nous sommes revenus au thème de l’autonomie dans le cadre d’un nouveau site, Le citoyens québécois que nous avions mis en chantier au moment du débat sur la Charte des valeurs. Il nous paraît plus pertinent que jamais aujourd’hui.