Plastique, céramique et art de vivre

Jacques Dufresne

Les objets du quotidien tendent à s’effacer derrière leur usage. Je ne pense pas au verre, mais plutôt à la satisfaction que l’eau qu’il contient me donne. Jacques Dufresne nous invite à porter attention aux objets que nous utilisons pour satisfaire nos besoins vitaux. C’est l’occasion de réfléchir à leur empreinte environnementale, à leur utilité, au sens dont ils sont porteurs.

Téléphone de voisins, et amis de longue date, Louise Doucet et Satoshi Saito, céramistes devenus sculpteurs. Ils nous offrent des asperges de leur potager. Nous les invitons pour le thé, un thé que nous boirons avec, sous les yeux, dans les mains et sur les lèvres, des objets qu’ils ont eux-mêmes fabriqués il y a plusieurs décennies et qui sont, depuis, des présences réelles dans notre vie quotidienne : théière, bols, pots à eau, vases. On me pardonnera de reprendre ici le vers si souvent cités de Lamartine : « objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attachent à notre âme et la force d’aimer ? » Objets uniques, objets vivants, objets beaux. Par comparaison, le plastique, le polystyrène en particulier devient le mal radical.

Nous constatons, Louise, Satoshi et nous, que nous avons en commun de manger trois fois par jour suivant des rites aussi anciens que la céramique. Après le thé, je retrouve, sur notre site ce texte de Satoshi, publié jadis dans un numéro de la revue Critère sur l’art de vivre. « La beauté d'un objet ne se révèle véritablement que dans l'usage qu'on en fait et dans la façon dont on s'en sert. Depuis les temps les plus reculés, les gens font de la poterie. Au-delà des bouleversements politiques, l'histoire de la céramique illustre cette continuité de la relation entre l'homme et ses objets domestiques. L'homme se connaît et se reconnaît dans l'objet qu'il utilise, dans l'image de lui-même qui lui est ainsi transmise. Lorsque, pour boire, je soulève un bol ou un verre avec mes mains, je prends conscience d'un lien immémorial qui me lie aux autres êtres et au monde. Je me perçois à l'intérieur d'une longue tradition qui s'échelonne sur des siècles où le geste devient créateur de beauté. Alors, dans le silence, un ordre naît du chaos par mon geste. »1

Céramique ou plastique ? Parmi les causes de la pollution par le plastique, n’y a-t-il pas l’effondrement d’un art de vivre où tout conspirait à rendre attachants et durables les objets de la table et de la nourriture ? Ce ne serait pas la première fois qu’une catastrophe culturelle précède et explique une catastrophe écologique. On m’objectera qu’à l’époque des objets rares et beaux, les pauvres mouraient de faim. Je n’en disconviens pas. Je pose seulement cette question : était-il inévitable qu’en se donnant les moyens de manger à sa faim l’on perde l’art de manger, exposant ainsi les plus pauvres au risque de passer sans transition de l’inanition à l’obésité ?

Au milieu du désordre alimentaire, un certain espoir est suscité par le souci croissant de la recherche de la qualité des aliments. Autre retour à des réflexions antérieures : « Derrière toute recherche de la qualité dans la nourriture et dans les rites de la table, il y a l’ébauche d’un mouvement vers le bien transcendant. Ce qu’avait déjà indiqué Brillat-Savarin dans le sous-titre de son livre La physiologie du goût : « Méditations de gastronomie transcendante. » Derrière toute recherche de l’authenticité et de l’intégrité des aliments, derrière tous les efforts pour recréer un climat de confiance à leur endroit, derrière la réhabilitation du temps réservé au repas, du slow food, s’ébauche une résurrection du corps signe et de l’homme intégral.

Bien des repas parfaitement profanes en apparence peuvent, si la table est belle, le menu bien ordonné et la compagnie amicale, être des occasions d’échapper au temps. Nous sommes en permanence la proie de nos désirs, lesquels sont toujours contrariés par la réalité. Ce sont ces déchirements qui nous clouent à cette illusion que nous appelons le temps. Il est heureusement des situations où cette illusion se dissipe, dans l’amour, dans la contemplation des paysages, des œuvres d’art, dans le travail même pour certains. Un repas peut être une situation de ce genre. Au milieu d’un repas bien orchestré, il y a un plateau où le temps est suspendu. C’est le moment où l’on n’est plus tenaillé par le désir de manger sans être encore la proie du désir de dormir ou de travailler. Moment de dialogue, d’intelligence, de paix : oasis. On voudrait faire durer cet instant... D’où, à la fin du repas, la succession de ces petits plaisirs dont le but n’est pas de se sustenter mais de retarder l’obligation de quitter la table. Nous sommes alors, sans le savoir, à la table des dieux. »2

Les dieux boivent leur nectar dans un calice en or et trouvent leur nourriture et leurs objets familiers dans une proximité qui leur inspire confiance; ce qui les dispense d’exiger qu’on les emballe dans du plastique. Respect de soi, respect des objets, respect de l’autre, respect de la terre : sous forme de l’humus...ou de la céramique.


La leçon des amphores

 

http://agora.qc.ca/hv/ea/photos/_thumbs/montetestaccio_https_www.rhomeguesthouse.com_montetestaccio_.jpgDe mon poste de travail, à la maison, je vois, juste à côté de mon écran, une amphore romaine qui nous fut offerte il y a longtemps par un ami méditerranéen. Elle est intacte après 2000 ans au fond de la mer et peut-être une longue vie au service des marchands de vin et d’huile d’olives du pourtour méditerranéen. Peut-être, car il existe à Rome une huitième colline, le Monte Testaccio, faite de tessons d’amphores empilés les uns sur les autres pendant l’antiquité. Il s’agirait surtout d’amphores ayant servi au transport de l’huile d’olive : la terre cuite, sans glaçage, devenait rance. L’odeur semble avoir rapidement disparu parce que plus tard on creusera des caves à vin dans les flancs de cette colline devenue un haut lieu de la gastronomie romaine.

Déjà l’obsolescence programmée? Subie en tout cas, du moins pour ce qui des amphores porteuses d’huile d’olive. Qui sait si la mienne n’a pas été jetée à la mer pour cette raison? Mon bureau serait donc un petit musée des déchets de l’antiquité. Déjà la démesure? Pour fabriquer des amphores destinées aux citoyens romains comme pour fabriquer les navires qui les transporteraient, il fallait abattre des arbres. Ce fut l’une des causes de la désertification de cette partie du monde.

Pendant des centaines de millions d’années, le carbone absorbé par les arbres s’était accumulé dans le sous-sol sous la forme de charbon et de pétrole. Ce sont ces plantes jadis vivantes et chères aux oiseaux que nous transformons en un matériau aux fragments toxiques et immortels. Mais combien d’arbres faudrait-il brûler pour remplacer les contenants de plastique par de beaux objets en céramique? Un seul remède : simplicité, sacralisation et durée des objets de la vie quotidienne, commerce de proximité, rites de la table qui élèvent le corps et l’âme au lieu de les alourdir.
***
À lire aussi : notre dossier Art de vivre.

«La première image qui monte aux yeux devant l'expression “art de vivre”, ce n'est pas d'abord le merveilleux raffinement de l'esprit, des fêtes, de la politesse, des costumes, des nourritures - qui en sont comme le rameau précieux et profondément futile - mais la vision des gestes simples et beaux qui donnent forme au quotidien dans ce qu'il a de plus humble, et, somme toute, l'évocation d'un ordre calme issu de rites qui prolongent à chaque heure du jour dans la chair, dans l'esprit et dans les choses, l'ordre, la beauté, l'harmonie et les rites cosmiques. »

http://agora.qc.ca/Dossiers/art_de_vivre

1 http://agora.qc.ca/dossiers/Doucet-Saito
2 http://agora.qc.ca/documents/alimentation--la_table_des_dieux_par_jacques_dufresne

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