Plantes transgéniques et chimères

Jacques Dufresne

Comment la compagnie Monsanto entend faire fortune en vendant des graines de semences traitées génétiquement pour résister à un herbicide fabriqué également par Monsanto. Cette nouvelle offensive de l'agriculture industrielle menace de déstabiliser encore davantage l'agriculture traditionnelle, celle de l'Inde en particulier.

Le développement simultané de la biotechnologie et de l'informatique n'est pas une chose fortuite. C'est lorsque l'on a commencé à considérer les gènes comme des éléments d'information, plutôt que comme de la matière ou de l'énergie, que la biotechnologie s'est développée. À partir de ce moment, les progrès dans ce domaine ont suivi de très près les développements en informatique. Les maîtres du jeu, dans l'une et l'autre discipline, semblent avoir pour but la totale maîtrise des phénomènes vivants par l'homme. On sait, par exemple, que Bill Gates est fasciné par le rapprochement des sciences de la vie et des sciences de l'information.

S'il est vraiment en proie au désir de puissance démiurgique que certains lui prêtent, Bill Gates serait bien avisé de faire l'acquisition de la compagnie Monsanto, leader mondial dans le secteur de la biotechnologie. Le tandem Microsoft-Monsanto pourrait alors gouverner le monde beaucoup plus efficacement que ne le feraient les Nations Unies. Point d'impôts! Chaque citoyen du monde contribuerait à remplir les coffres du tandem en achetant des ordinateurs et de la nourriture.

Il ne s'agit pas là de politique fiction. La compagnie Monsanto soumet déjà les gouvernements et les consciences à sa loi, éliminant les obstacles sur sa route aussi facilement que son produit vedette, le Roundup,fait disparaître les mauvaises herbes dans les champs. L'an dernier, les ventes de Roundup ont atteint 1.5 milliard de dollars américains. Le brevet sur ce produit expirant en l'an 2000, les dirigeants de la compagnie devraient normalement être aux abois en ce moment. Ils se réjouissent au contraire de devoir bientôt partager leurs secrets de fabrication avec leurs rivaux.

Créer le mal, pour pouvoir vendre le remède! Telle semble être la stratégie de la multinationale. Avant l'an 2000, Monsanto (quel nom prédestiné!) aura le monopole des graines de semence Roundup ready, lesquelles auront été traitées génétiquement de façon à pouvoir résister au Roundup. Au rythme où progressent les ventes de graines de semences transgéniques, ce marché sera beaucoup plus lucratif que le précédent. Encore faut-il vaincre les derniers obstacles éthiques, politiques et scientifiques. Les obstacles éthiques sont négligeables. Il n'y a rien de plus facile à trouver sur le marché qu'un éthicien complaisant. Quant aux obstacles politiques, on aurait pu penser que l'Europe, par exemple, refuserait d'accorder aux producteurs agricoles l'autorisation de semer des graines traitées génétiquement, ou encore d'accorder des brevets pour les plantes et les animaux altérés génétiquement. Ce ne sera pas le cas. Le Parlement européen adoptait récemment une loi autorisant les brevets, poussant même le zèle progressiste jusqu'à forcer certains pays, dont l'Italie et l'Autriche, à réviser leurs lois interdisant l'importation de graines manipulées génétiquement.

Les lobbyistes de Monsanto, soutenus par d'autres géants du secteur, tels Novartis, Dupont, Agro-Evo, Dow, ont encore plus de succès auprès des grandes agences internationales qu'auprès des gouvernements. Voilà pourquoi l'OMS (Organisation mondiale du commerce) obligeait l'Union européenne à supprimer son règlement interdisant l'importation de lait et de viande provenant d'animaux traités à l'aide de l'hormone de croissance bovine. Cela, en dépit des protestations des consommateurs, des marchands et des producteurs agricoles. Les mêmes lobbyistes sont bien déterminés à obtenir de l'OMS qu'elle interdise tout label permettant aux consommateurs de savoir ce qu'ils mangent.

Aux États-Unis, on estime à 30 millions le nombre d'acres ensemencés en 1997 au moyen de graines OMG (organismes modifiés génétiquement), par rapport à 10 millions en 1996 et à 60 millions cette année. Vingt-cinq pour cent (25%) des graines de soja semées aux États-Unis étaient des OMG. Or le soja entre dans la préparation de 60% des aliments, et les États-Unis en exportent partout dans le monde. Si nous n'avons pas encore tous mangé des aliments MG (modifiés génétiquement) sans le savoir, nous le ferons bientôt. À ce propos, une Américaine de l'Isle de Wigh, madame Julie Draycot, vient d'envoyer une facture de 10,200 $ à Monsanto pour le temps qu'elle a perdu, comme tant d'autres consommateurs, à s'assurer qu'il n'y avait pas de produits MG dans les aliments qu'elle achetait.

Non contente de faire plier ainsi les gouvernements, la compagnie Monsanto a investi 2 milliards, au cours des dernières années, pour prendre le contrôle de compagnies comme celle qui fabrique la fameuse tomate Flavr-Savr, ou celle qui a le monopole des manipulations génétiques du coton. La révolution qui s'accomplit ainsi rappelle celle que provoqua l'élevage industriel, au cours de la décennie mil neuf cent-quarante. Les infections qui décimèrent les premiers élevages massifs de poules et de porcs obligèrent les producteurs à recourir aux antibiotiques. Ce qui incita les compagnies pharmaceutiques à acquérir des fermes dont personne d'autre ne voulait. Elles établirent ainsi la nouvelle norme. Et depuis ce temps, elles vendent des antibiotiques dans tous les élevages industriels du monde. Là se trouve, soit dit en passant, la principale explication du phénomène de plus en plus inquiétant de la résistance aux antibiotiques. Il est vrai que le prix de la viande a baissé pendant ce temps, avec comme conséquence toutefois que la majorité des petites exploitations agricoles, et des emplois qu'elles maintenaient, ont disparu.

On craint que la révolution biotechnologique n'ait les mêmes effets sur les petites fermes d'aujourd'hui, ce qui pourrait être catastrophique pour des pays comme l'Inde où elles existent encore en abondance. Des millions d'entre elles pourraient disparaître. En Inde, on a d'autres raisons de s'inquiéter. La compagnie américaine RiceTech vient de faire breveter, sous le nom d'American Basmati, un riz qu'elle a produit génétiquement. Or, au pays de Ghandi, le riz du même nom, cultivé selon des méthodes traditionnelles depuis des temps immémoriaux, est l'objet d'un véritable culte, en plus d'être un produit d'exportation qui rapporte chaque année 600 millions de dollars. Hélas! les autorités indiennes avaient négligé de remplir les formalités nécessaires pour s'assurer de l'exclusivité de l'appellation Basmati. Mais à Nouvelle Delhi, siège d'un gouvernement nationaliste dont le slogan est «L'Inde d'abord», on considère la manoeuvre américaine comme une forme de néo-colonialisme. Pour madame Vandanab Shiva, prix Nobel alternatif, et l'une des leaders des écologistes activistes, le brevet américain est un triple larcin: les paysans perdent leur héritage intellectuel et agricole, les transformateurs et les exportateurs perdent leur marché, les consommateurs perdent leur confiance dans la qualité de la marque.

Valeur d'usage contre valeur d'échange

Les savoirs traditionnels n'ont-ils donc aucune valeur? Sont-ils condamnés à disparaître sans que, dans l'humanité qui leur doit sa survie, personne ne se dresse pour les protéger? Déjà, la révolution verte en Inde a fait disparaître plus de 30,000 espèces de riz, au profit de quelques espèces savamment étudiées, dont le rendement était supérieur. Y aura-t-il seulement un débat sur la question? Les savoirs traditionnels n'ont peut-être pas toujours permis de nourrir adéquatement toutes les populations, mais ils ont au moins à leur crédit d'avoir aidé l'humanité à atteindre son niveau de développement actuel, tout en créant de grandes civilisations sur leur parcours. Le savoir scientifique et technique apporte beaucoup à l'humanité dans l'immédiat, il promet encore plus pour l'avenir, mais il a l'inconvénient de n'avoir pas subi l'épreuve du temps.

Ne serait-ce que pour cette raison, il serait sage de limiter, à l'échelle mondiale, le nombre d'hectares où les plantes transgéniques pourraient être expérimentées; il conviendrait surtout de veiller à ce que l'expérience s'étende sur une période assez longue pour que l'on puisse en évaluer les effets à long terme.

Le lobby high tech pressera plutôt le pas. Il se heurtera au secteur de l'agriculture biologique qui connaît une croissance forte et continue depuis de nombreuses années, notamment aux États-Unis. Si cette tendance se maintenait, ce serait la fin des années de vaches grasses pour Monsanto, Novartis, Dow et consoeurs. D'où le grand objectif de ces dernières en matière de marketing: obtenir l'interdiction de tout label permettant au consommateur de savoir ce qu'il achète et ce qu'il mange.

Mais faut-il tenir pour acquis qu'à l'échelle mondiale, les consommateurs se départiront facilement d'un droit remontant à Adam et Ève? Il serait bien étonnant qu'en Inde, l'American basmati puisse être vendu sans indication de nature et de provenance. Dans les pays occidentaux, la part du marché déjà conquise par l'agriculture biologique est suffisante pour permettre à ce secteur de répliquer efficacement aux campagnes de désinformation orchestrées par les firmes high tech.

En Europe, deux référendums successifs portant sur l'interdiction des plantes transgéniques, le premier en Autriche, le second en Suisse, ont semé quelque inquiétude dans le camp pro OMG. En Autriche, en avril 1997, 1,226,551 citoyens, sur un total de 5.76 millions de personnes ayant droit de vote, se sont prononcés en faveur de l'interdiction. Voici le texte du référendum: «Pas d'aliments manipulés génétiquement, un interdit en Autriche sur la production, l'importation et la vente de produits agricoles d'aliments modifiés génétiquement. Pas de sortie d'OGM: un interdit en Autriche sur la sortie de plantes, d'animaux et de micro-organismes manipulés génétiquement. Pas de brevet sur la vie: interdiction de breveter des êtres vivants.»

Peu après, un sondage Mori, commandé par Greenpeace, révéla que les Européens sont majoritairement opposés au développement d'aliments GM et ne sont pas du tout intéressés à être les cobayes dans une gigantesque expérience génétique.

Un référendum semblable à celui de l'Autriche eut lieu le 7 juin 1998 en Suisse. Il y eut 33.3% de votes favorables à l'interdiction des manipulations contre 66.7% défavorables. À noter que dans les cantons germaniques, le nombre d'opposants aux manipulations a été d'environ 15% supérieur à ce qu'il a été dans les cantons francophones. Si l'on tient compte du fait que le parlement et la multinationale suisse Novartis, l'une des plus actives dans le domaine des biotechnologies, ont mis tout leur poids dans le camp de ceux qui étaient en faveur, le pourcentage moyen des opposants est très significatif.

Au Canada, une vaste consultation sur les biotechnologies a été entreprise. Les premiers rapports déposés se trouvent sur le site Strategis. Tous les Canadiens semblent vouloir que leur pays entre résolument dans la course aux saumons géants. Le débat porte surtout sur le mandat et la composition de l'organisme qui conseillera les divers ministères fédéraux touchés par les biotechnologies.

Des tomates-poisson à l'homme-cochon

Les populations cesseront-elles d'approuver inconditionnellement les innovations, lorsqu'elles seront bien informées de ce qui se passe déjà et de ce qui se prépare? Une tomate-poisson est en ce moment à l'étude. On a introduit dans la graine des gènes antigel de poisson avec l'espoir que la plante résiste mieux au froid. Les expériences de ce genre ouvrent l'ère du transfert de gènes d'un règne à un autre. L'espèce humaine, inévitablement, sera touchée. Au prix de quelques épines, des gènes de cactus nous permettraient peut-être de n'éprouver la soif qu'une fois par mois! Sérieusement, les transferts de gènes entre espèces du règne animal sont déjà assez préoccupants. Le biologiste Stuart Newman, du New Yorker Medical College, a récemment demandé au PTO (Patent and trade mark Office) un brevet pour un animal-homme, en préparation dans son laboratoire. Il a adressé ensuite une demande semblable au Bureau européen des brevets à Munich. Qu'on se rassure cependant: le docteur Newman n'est pas un Frankenstein assoiffé de publicité, mais plutôt un sage qui désire susciter un grand débat sur la question, avec l'espoir que les autorités rejetteront sa requête. Dans cette requête, il utilise tous les arguments que l'un ou l'autre de ses confrères utilisera un jour. Les chimères, précise-t-il, par exemple, pourraient alimenter les banques d'organes destinés aux transplantations.

Il est déjà trop tard docteur Newman! Dans les stalles de la compagnie Imutran de Cambridge, Angleterre, grognent déjà des cochons humanisés. Et Andrea Schüsser, une avocate allemande spécialiste du droit transgénique, a tranché la question: «Un cochon humanisé devrait être brevetable tant et aussi longtemps qu'il n'est pas un homme. Mais un homme portant une tête de cochon (sic) ne devrait jamais être brevetable.»

Avec de tels défenseurs, n'en doutons pas, les Frankenstein auront encore une fois gain de cause. Leur argument: ne vaut-il pas mieux prélever un rein humain sur un animal, que sur un autre être humain que l'on a payé ou drogué à cette fin? Là où la santé est un absolu, tout ce qui la favorise est considéré comme bon.

La santé humaine est aussi l'ultime, sinon l'unique argument des opposants. Proches des mouvements écologiques, pour la plupart, ils s'efforcent avant tout de démontrer que les inconvénients des OMG seront, eu égard à la santé, plus importants que les avantages.

Ne risquent-ils pas ainsi de renforcer la position de leurs adversaires? C'est aussi en invoquant l'argument de la santé que les entreprises comme Monsanto justifient leurs innovations. Or, tandis que les écologistes, quand ils utilisent l'argument de la santé, ont à l'esprit une meilleure santé pour les bien portants, les entreprises high tech, avec le même mot, promettent la vie à des mourants. Ce deuxième sens du mot santé est un peu plus convaincant que le premier. En mettant toujours l'argument de la santé au centre de leurs discours, les écologistes créent un capital idéologique d'attachement inconditionnel à la vie, dont les pourvoyeurs d'organes tirent profit. Les écologistes pourraient-ils seulement tenir leur position jusqu'au bout: quel est le pourcentage des membres de Greenpeace, par exemple qui, en situation désespérée, choisiraient la mort plutôt que la vie, au prix de la transplantation d'un organe prélevé sur une chimère?

Seule l'adhésion inconditionnelle à une vision du monde comportant le respect de l'intégrité des êtres vivants et, par conséquent, imposant des limites aux actions et aux désirs humains, pourrait, si elle se généralisait dans l'humanité, mettre un frein aux innovations actuelles. C'est l'idée de limite en elle-même qu'il faudrait réapprendre à aimer, ce qui suppose qu'on l'aie d'abord redécouverte. Platon et ses prédécesseurs, les Pythagoriciens, pensaient que les êtres tirent leur perfection de leur achèvement, de leurs limites, qui sont aussi leur forme. Pour eux, l'amour de la beauté et l'amour de la limite sont une seule et même chose, dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel.

Même si la victoire sur la mort n'est pas encore acquise, les hommes d'aujourd'hui se nourrissent de l'espoir de l'immortalité sur terre, et en attendant que cette dernière soit enfin possible, ils trouvent une consolation dans l'espoir d'un prolongement de la durée de leur vie, et d'une amélioration illimitée de la qualité de cette dernière. C'est pourquoi toute innovation constituant un progrès dans la maîtrise de la vie finit par obtenir leur assentiment.

Pour être en mesure de dire non à un tel progrès, il faudrait que nous acceptions de sacrifier l'espoir du paradis sur terre au risque d'une éternité dans une autre dimension. Un tel choix paraît insensé. Renoncer à une journée de soleil sur la terre pour une éternité dont on ne sait rien?

Mais si l'homme de l'éternité choisit ce qu'il ignore, on peut dire que l'homme du paradis sur terre ignore ce qu'il a choisi. Il est persuadé d'avoir préféré la proie à l'ombre. L'une et l'autre risquent de lui échapper. Puisqu'il attend tout de la vie, cette dernière ne peut à la longue que s'affadir à ses yeux. Puisque tout lui est dû, tout ne peut que le décevoir. Son existence a d'autant moins de sens en elle-même qu'elle est le seul sens de tout ce qu'elle contient. Tandis que pour celui qui, tourné vers la mort, vit chaque instant comme s'il était le dernier, le moindre rayon de soleil est une occasion d'émerveillement. Devant les événements heureux de sa vie, l'homme de la terre n'est qu'à demi satisfait: «Encore une chose qui est en-deçà de mes espérances», soupire-t-il. Devant les mêmes événements heureux, l'homme de l'éternité déclare, émerveillé et reconnaissant: «Encore une chose que je n'ai pas méritée». Devant le mal et le malheur, le premier s'estime floué par la vie, le second dit, comme Marc-Aurèle: «Encore une chose que nous ne regretterons pas!» Tout compte fait, c'est au second et non au premier que la terre elle-même se révèle dans toute sa grâce.

Un tel langage n'a pas sa place dans le débat sur les manipulations génétiques. Il faut pourtant le tenir, ou accepter de vivre parmi les chimères, pour prix de l'espoir de durer indéfiniment sur terre. La position intermédiaire est illusoire.

La suite des événements: Terminator

Racket sur le vivant: http://www.monde-diplomatique.fr/1998/12/berlan/11408.html

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