Pierre Karl Péladeau ou le progressisme rassembleur
Le 15 mai, lors de la proclamation des résultats de la campagne à la direction du parti québécois les candidats encore en lice ont employé deux mots avec insistance : un adjectif, progressiste et un verbe, rassembler, deux mots omnibus que les circonstances imposaient, mais qu’on peut utiliser comme point de départ pour une réflexion sur les défis que ce parti doit relever.
L’expression progressisme rassembleur m’inspirait certaines craintes. Rassembleur, raccoleur? Cette citation du Trésor de la langue française m’a rassuré :« Autrefois, les hommes d'argent n'étaient guère que des usuriers. Pendant tout le XIXesiècle, ils ont été les vrais créateurs, les rassembleurs d'énergie.»
Rassembleur d’énergie cela correspond parfaitement au premier défi que doit relever le nouveau chef. Il devra aussi et dans le même mouvement être rassembleur de convictions, attirer dans son parti tous les indépendantistes.
Ces derniers poseront des conditions, ce qui empêchera le chef de s’en tenir au discours attendu et annoncé : faisons d’abord l’indépendance, suspendons les hostilités entre les diverses tendances et attendons la victoire pour redonner leur place aux différences. Si bien que pour pouvoir rassembler, le parti devra préciser ce qu’il entend par progrès, mot désormais ambigu, si ambigu que certains, à l’intérieur même de la mouvance péquiste, vont jusqu’à le dissocier de la croissance économique. Ils sont persuadés, avec d’excellentes raisons, qu’on ment à la population quand on affirme que les nouvelles énergies vont doper la croissance tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.
Rassembler les diverses tendances actuelles c’est une chose, rassembler les divers moments du mouvement nationaliste c’en est une autre, tout aussi importante et d’autant plus pertinente qu’elle nous aidera à préciser le sens du mot progrès.
D’Esdras à Pierre Karl
Esdras? Non, l’Esdras auquel je veux associer ici le nouveau chef du parti québécois n’est pas le scribe de la Bible, mais un autre écrivain du même nom qui a marqué discrètement l’histoire du Québec, comme le premier a marqué celle d’Israël. Qui, y compris parmi les nationalistes québécois, connaît Esdras Minville, lequel fut directeur de l’École des HEC à une époque (1938-1962) difficile et déterminante où Montréal était devenue une ville anglaise. C’est dans la mesure où les Québécois se réapproprieront ce passé qu’ils seront en État d’accomplir leur destin.
La vie politique du Québec, comme sa vie sportive, est marquée par l’émulation entre le pôle Québec et le pôle Montréal. Le pôle Québec est celui des fonctionnaires et des universitaires. Il a joué un rôle de premier plan dans la révolution tranquille et les deux premiers référendums. Si Jacques Parizeau a eu une si grande influence pendant cette période, c’est en partie parce que tout en étant d’abord universitaire et fonctionnaire, il avait des racines dans le milieu des affaires de Montréal, ce Montréal de l’École des HEC, où l’on peut situer la première étape du mouvement nationaliste.
Dans un autre article de cette Lettre, au sujet du projet Royalmount, je fais état d’un livre, Le Montréal économique, publié sous la direction d’Esdras Minville, à l’occasion du tricentenaire de Montréal. Ce livre m’a inspiré le commentaire suivant : «Cette grande maison aujourd’hui trilingue était unilingue à l’époque, mais quel unilinguisme! Chacun des articles pourrait servir de modèle dans une classe d’initiation au style. Et ici la qualité du style est garante de la qualité d’une pensée qui situe l’homme à sa juste place dans une ville qui est la proie des spéculateurs.» Ce style, au cœur d’une ville encore anglaise est un signe d’énergie et de fierté qui est lui-même une forme de souveraineté, celle de l’homme qui a de la tenue, qui se tient debout, qui légitime ses convictions par sa prestance. Au même moment, on construisait la bibliothèque St-Sulpice. Même finesse. Et le jardin botanique, à la française.
Avec PKP, c’est ce pôle montréalais du nationalisme qui reprend le flambeau. Il faudra partir de là pour opérer le rassemblement. Ce terrain a déjà été exploré par le sociologue Marcel Fournier dans un article intitulé D’Esdras à Jean-Jacques ou la recherche d’une troisième voie. Précision : il s’agit de Jean-Jacques Simard, sociologue lui aussi représentant la génération de la révolution tranquille.1
À propos d’Esdras Minville, Fournier écrit:
On est encore et plus que jamais peut-être à la recherche d’une troisième voie, en Europe comme ici, comme le prouvent les travaux de Jean-Claude Michea sur Orwell et la publication récente en France d’une grande biographie de Chesterton, à qui l’on doit le distributisme, troisième voie centrée sur l’accès à la propriété.
Au Québec, parmi de nombreux ouvrages ou articles où il question de la troisième voie, je m’arrête à celui-ci : Les racines de la liberté, Réflexions à partir de l’anarchisme tory. Ce livre a paru en 1993 sous la direction de Gilles Labelle, Éric Martin et Stéphane Vibert . Il est rare qu’un livre collectif ait de l’unité dans le propos et l’intention, mais cet ouvrage propose une critique ferme à la fois du libéralisme technologique et du progressisme hypermoderniste, à partir d’auteurs tels que George Orwell, Simone Weil, Jean-Claude Michéa, Pier Paolo Pasolini, Christopher Lasch, Michel Freitag et même Marx, relu d’une manière moins orthodoxe. Bel exemple de radicalités convergentes. On trouve dans ce livre plusieurs jeunes auteurs d’une sensibilité de gauche qui veulent néanmoins renouer avec la société, le sens de l’institution, les rites et les rythmes sociaux, le sens commun, les vertus traditionnelles comme l’honnêteté, la loyauté et la bienveillance, voire avec une certaine disponibilité, chez certains du moins, à la transcendance. En ce sens, ce sont des radicaux qui ont le souci de préserver chez l’Homme les conditions mêmes de sa liberté, dont plusieurs échappent à sa volonté et aux utopies de reconstruction de l’Homme par la technique. D’entrée de jeu dans leur introduction, les coordonnateurs de l’ouvrage annoncent leur ambition première, soit formuler une critique sans ménagement de la conception de la liberté qui sous-tend l’idéologie du progressisme libéral, conception qu’ils dénomment la liberté « auto-fondée », « c’est-à-dire indépendante de quelque condition que ce soit. »
Cette liberté, redisons-le pour la énième fois, c’est le choix érigé en absolu, la prétention de pouvoir tout justifier par la formule magique : «c’est mon choix»! Cette conception n’est pas seulement soutenue par le libéralisme ambiant, elle l’est aussi par la critique dont l’idée de nature est l’objet dans les milieux philosophiques et scientifiques. Le choix individuel a préséance sur tout, y compris sur les limites de la nature que la science nous invite a respecter : je devrais troquer ma grosse cylindrée contre une petite voiture électrique. Je ne le ferai pas. Ces considérations écologiques ne pèsent pas lourd par rapport à mon choix.
Les auteurs rassemblés dans ce recueil ont en commun, soulignent Martin, Labelle et Vibert, « de récuser une telle condition de la liberté, puisqu’ils estiment que celle-ci a des "racines", plus précisément qu’elle suppose des conditions qui la rendent possible (des "conditions transcendantales") et dont il importe de se montrer soucieux si l’on veut qu’elle conserve son sens. » (p.6) En d’autres termes, disent-ils, « [l]e paradoxe de la liberté concrète, qui la rend difficile à concevoir, est que ces conditions ne relèvent pas toutes elles-mêmes de la liberté. » (p. 9) Cette critique conduit les auteurs de l’ouvrage à prendre leur distance d’avec l’antitraditionnalisme radical, dont les injonctions ont galvanisé le progressisme libéral, et d’avec d’autres attitudes du même acabit, comme la quête maniaque de la transgression et de la tabula rasa.
Comme nous de l’Agora, dans notre portail Homo Vivens, les auteurs de ce livre ont des réserves sur ce qu’ils appellent la reconstruction de l’homme par la technique et que nous appelons le transhumanisme.
Cette question peut sembler sans rapport avec la politique québécoise. Bien au contraire, l’orientation que nous donnerons à l’économie, à l’éducation, à la santé, à la culture dépendra du choix que nous ferons collectivement entre l’hétéronomie de la machine et l’autonomie du vivant. S’enrichir par l’indépendance, soit, mais pas en donnant le feu vert au projet Royalmount, par exemple, en le remplaçant plutôt par un deuxième espace vie à Montréal. Des choix de ce genre, nous devrons en faire une multitude. Si nous n’avons pas au départ une préférence bien arrêtée pour la vie, nous ne construirons rien de cohérent, rien de grand et si nous faisons un pays dans ces conditions, il sera petit. Il sera encore plus petit s'il n'appartient qu'à quelques-uns. En ce moment, l'homme d'affaires Charles Siroix se propose d'acheter de nombreuses terres dans le Bas St-Laurent, en partenariat avec les cultivateurs. La ferme familiale a profondément marqué notre histoire en étant le fondement de nos libertés. Il faut conserver ce qu'il en reste. L'histoire a prouvé maintes fois que le partenaire d'un riche en agriculture devient vite un esclave. C'est pour rétablir l'ordre ancien de la petite propriété terrienne que les Athétiens ont créé la démocratie.
1-Marcel Fournier, “D'Esdras à Jean-Jacques, ou la recherche d'une troisième voie”. Un article publié dans la revue Possibles, Montréal, vol. 4, no 3-4, printemps-été 1980, pp. 251-267