Narcissisme et art contemporain
Le narcissisme de l’art contemporain
Le Narcissisme de l’art contemporain, par Alain Troyas et Valérie Arrault, aux Éditions L’Échappée, Paris 2017
Ce texte fait partie d'une série de quatre articles regroupés sous le titre suivant: Quatre livres convergeant vers la critique du narcissisme.
Les contempteurs de l’art contemporain sont en général traités de réactionnaires par la critique officielle et complice et disparaissent bientôt dans les oubliettes de l’esprit du temps. Une telle accusation est sans recours. Mais qu’arrive-t-il quand les critiques, Alain Troyas et Valérie Arrault par exemple, sont des auteurs se réclamant de Freud et de Marx? Le coup porte davantage, peut-être parce qu’il est plus dur, moins évangélique que celui d’un réactionnaire avoué comme Jean Clair. On me dira peut-être que je suis en retard d’une ou deux révolutions culturelles et que, pour la dernière gauche, Freud et Marx sont eux-mêmes des réactionnaires dans le mesure où ils sont du côté d’une raison incompatible avec les émancipations narcissiques.
Dans le narcissisme de l’art contemporain, les titres de chapitre ne laissent pas de doute sur la radicalité de la critique : le vide, le banal, l’absurde, le déchet, le pornographique, le scatologique, le morbide!
Qu’on ne s’y laisse pas prendre, ce livre de 350 pages bien serrées peut ressembler à première vue à un immense déversoir d’indignations sans fondement. Il est au contraire très savant, comme en font foi les trente pages de notes à la fin. Chacun des chapitres est divisé en deux sections : Contexte, où est exposée la théorie et Pratiques et œuvres où sont présentées les exemples en abondance. Derrière chaque énoncé théorique, on retrouve de nombreux noms qui vont de Hegel à Luc Boltanski, à Jean-Pierre Lebrun et Charles Melman, psychanalystes.es. Les auteurs montrent, pour ce qui est de Marx, comment le refus des règles dans l’art participe du même paradigme que la dérégulation dans l’économie libérale libertaire.
Pour ce qui est de Freud, ils trouvent mille auteurs à citer à l’appui de leur thèse selon laquelle, quand la volonté d’être soi chasse les idéaux comme des nuages contraignants, c’est signe que le moi a régressé vers des stades infantiles incitant à préférer les excréments aux enluminures. « Le goût altier et ordonné qui colorait classicisme et modernisme est considéré comme un carcan ; maintenant, le déchet, le vil, le déchiré, l'usé, le sale se voient élevés au rang d'objets du désir remplaçant systématiquement ce qui est leur envers. Images précieuses, compositions savantes, harmonies colorées, savoir-faire habiles, et bien sûr les idéaux que la tradition artistique s'employait à exalter comme autant de sources de plaisirs supérieurs et signes d'une existence enviable, sont maintenant qualifiés de « réactionnaires ».(159)
Pour ce qui est des pratiques et des œuvres, le moindre excrément, l’objet le plus banal, le déchet le plus répugnant (et le livre fourmille d’exemples de ce genre) ont leur référence précise. Je me souvenais pour ma part de la robe de viande de Jana Sterbak et des étrons de Joseph Buys qui firent la manchette au cours de la décennie 1980. Je croyais qu’il s’agissait d’exceptions. Troyas et Arrault m’apprennent qu’ils sont plus près de la règle.
Au moment de fermer le livre, le dégoût du lecteur, un dégoût proche du désespoir, est tel qu’il se demande comment les auteurs ont pu consacrer tant d’années de leur vie à fouiller dans ce dépotoir. La charge peut sembler excessive, je crois plutôt qu’elle est à la mesure de l’imposture.
Qu’on en juge. Voici des extraits de chacun de ces chapitres suivis des noms de quelques peintres qui illustrèrent le thème. Une recherche sur ces noms, Roman Opalka par exemple, conduit souvent à témoignages qui en disent plus long qu'une thèse de doctorat sur les discours délirants qui tiennent lieu d'oeuvre d'art.
Le vide
« Dans le contexte libéral régnant, les idéaux d'origine humaniste qui avaient mobilisé les énergies et fécondé les créativités ont été récusés. Il ne reste plus qu'une absence de sens. Le ciel est devenu vide. Les forces sociales sur lesquelles s'appuyait le désir historique de liberté ont cédé devant celles, plus impatientes, réclamant plus d'individualisme, moins de rationalité, plus d'égotisme, moins de socialité, plus d'avoir, moins d'être, plus de pragmatisme, moins d'idéaux.» (50)
Kasimir Malevitch, Yves Klein, Dan Flavin,, Sol LeWitt, Joseph Beuys
Le banal
« Jadis manifestation antinomique du banal, insignifiant, l’art était par essence sacralisation de l’exceptionnel. […](89) La phobie de l’exceptionnel permet aujourd’hui d’éprouver une joie d’ignorer les limites ressenties comme dangers et entraves à une expression de soi embarrassée des règles civiques.» (92)
Andy Warhol, Robert Filliou, Allan Kaprow, George Brecht, Henry Flynt
L’absurde
« En art une question fondamentale se pose en permanence à ce monde hyper-individualiste qui voue un culte à la déraison, au déni, à l’aléatoire : où trouver les formes artistiques plaisant à l’esprit du temps. Comment se séparer de cette Raison, de ses lois et de sa logique humaniste? »(126)
Gérard Collin-Thiébaut, Gérard barbier, Bertrand Lavier, Christo (Vladimirov Javachef), Roman Opalka
A propos d’Opalka. « De 1965 à sa mort en 2011, soit pendant 46 ans, sur des toiles de 196 x 135 cm, Opalka a peint des suites de nombres se succédant du chiffre 1 jusqu'à celui de 5 607 249, et ceci au rythme de 5 toiles pu an. Des chiffres, des chiffres, rien que des chiffres... Tous de même dimension, peints de gauche à droite et de haut en bas. » (142) (Image: capture d'écran INA)
Le déchet
« Conformément à la doxa libérale, ce qui était autrefois magnifié par les mentalités autoritaires des paradigmes précédents doit maintenant être détruit par tous les moyens, aucun domaine n'échappe à cette révolution axiologique. Dans la désorientation consécutive à la libéralisation libertaire, Narcisse peut cultiver son goût de la destruction et réactiver sa vie psychique préœdipienne afin d'échapper à la loi et à la règle. Le goût altier et ordonné qui colorait classicisme et modernisme est considéré comme un carcan ; maintenant, le déchet, le vil, le déchiré, l'usé, le sale se voient élevés au rang d'objets du désir remplaçant systématiquement ce qui est leur envers. Images précieuses, compositions savantes, harmonies colorées, savoir-faire habiles, et bien sûr les idéaux que la tradition artistique s'employait à exalter comme autant de sources de plaisirs supérieurs et signes d'une existence enviable, sont maintenant qualifiés de « réactionnaires » (159)
Jean Dubuffet, Arman (Pierre Fernandez), Pierre Restany, César Baldacinni, Thierry Hermann
La pornographie
« Un rapide regard sur la littérature du monde de l'art ainsi qu'une non moins prompte observation des expositions internationales prouvent à l'évidence que l'intime l'est de moins en moins. L'individu est constamment incité à se dévoiler, se dénuder, s'exhiber. Le thème de l'exhibitionnisme, dont le complément est le voyeurisme, le tout s'exultant dans l'obscénité et la pornographie - termes à comprendre ici comme l'ostentation publicisée de pratiques considérées privées par les mœurs propres aux paradigmes précédents - est si courant dans la société qu'il ne pouvait pas ne pas résonner dans l'art.» (195)
Dan Graham, Hannah Wilke, Carolee Schneemann, Deborah de Robertis. Niki de Saint Phalle, Santiago Sierra
Le scatologique
« Dans les années 1970, Michel de Leiris déclarait déjà.’’Aujourd’hui, on peut faire n’importe quoi, même la merde est jolie.’’ » (231)
Marcel Duchamp, Piero Manzoni, Gérard Gasiorowski, David Nebreda, Gérard Brust
Le morbide
« Le panorama est édifiant. Des chairs faisandées de trisomiques sans cheveux ou sans yeux peints par Jean Hustin, aux corps grouillant de simili-vers faits par Robert Combas, il ne manque pas d'illustrations de la pulsion de mort à laquelle Narcisse ne peut échapper. Les cauchemars visuels peuplés de créatures difformes que Dado exalte, les chairs fissurées sanguinolentes qu'affectionne Franta, les contractures hystériques des personnages de Sandorfi, les boursouflures en décomposition de ceux ( le Rebeyrolle, les figures convulsées brossées par Francis Bacon, les visages taillés à la hache des œuvres de Georg Baselitz ou de Markus Luperz, les mi-squelettes grimaçants peuplant les toiles de Jean-Michel Basquiat, tout cela s'inscrit typiquement dans les mécanismes mentaux de l'époque libérale libertaire. » (287)
Damien Hirst, Zhu Yu, Gina Pane, Yang Zhichao, Michel Journiac
« Il n'est pas indifférent de constater que Damien Hirst, lui aussi spécialiste de la mort à laquelle il dédie l'essentiel de son œuvre, était au début de la deuxième décennie du XXIe siècle l'artiste le plus cher du monde. Rien d'étonnant à cela : il conjugue les traits de la nécrophilie et ceux de l'esprit de possession en accumulant des fortunes. Comme quoi l'analité se superpose aisément au masochisme mortifère. Enfant, déjà intéressé par le macabre, il déroba dans un hôpital une oreille coupée pour la cacher dans la pizza de l'un de ses amis, et se fit photographier dans la morgue où il travaillait, la joue posée contre celle de cadavres. À ses débuts professionnels, en 1991, il réalisa des photographies comme When Logics Die, montrant en gros plan la gorge d'un accidenté de la route, tranchée au rasoir par un médecin légiste, et une autre photo d'un suicidé à l'arme à feu". Peu avant, en 1990, dans Thousand Years, il orchestrait un concert de mouches en cage qui grillaient les unes après les autres, au contact d'un néon brûlant qui surplombait une tête de vache fraîchement guillotinée où grouillaient des asticots. Un tel spectacle, de crispation d'insectes électrifiés et d'odeur âcre de leur combustion, ne peut inspirer à tous qu'un sentiment d'horreur pour un tel manque d'empathie envers la vie, même celle des mouches. Mais le lauréat du Turner Prize 1995, loin d'exposer des tableaux de mouches mortes, présente aussi des toiles dites Biopsie montrant des images de trente différentes formes de cancer ainsi que d'autres maladies. À partir de 1992, il s'est consacré au découpage en tranches d'animaux qu'il baigna dans des caissons transparents remplis de formol. Cochons, vaches, requins, ouverts en coupe longitudinale pour exhiber leurs organes internes, et dont chaque segment était inclus dans une cuve séparée, invitaient les visiteurs à contempler - horrifiés pour certains, extatiques pour d'autres - tantôt viscères, tantôt cervelles, tantôt poumons ou fœtus. Dans tous les cas, ces viandes se décomposaient lentement. » (298)
Tout dans ce livre témoigne d’un idéal meurtri par la réalité de l’art contemporain, si bien qu’on se prend à regretter que les auteurs situent cet idéal dans l’humanisme et la modernité, plutôt que de remonter jusqu’à l’idée platonicienne d’une beauté transcendante.