Les mots flottants
Les mots flottants, extrait du chapitre trois de Après l'homme...le cyborg?
« Dans la linguistique structurale moderne, les mots n'ont pas de sens intime, car aucun d'entre eux n'échappe au destin que lui assigne l'analyse: être réduit à une unité quasi mathématique... Faut-il s'étonner qu'il y ait une crise de confiance, puisque nous n'osons plus nous abandonner aux mots en tant que porteurs de sens! Le langage est frappé d'une véritable phobie du sens ». James Hillman, Blue Fire
Chapitres du livre
Le déclin de la contemplation, de la connaissance immédiate, fusionnelle,
la rupture progressive des liens avec le réel (
par la passion du choix,par les mots sans amarre, flottants,
la montée consécutive du formalisme,
le mépris des lois de la nature, du principe de clôture en particulier,
tous ces facteurs convergent vers le rêve d'un paradis sur terre au prix d'une désincarnation totale.
Les mots vivants et vivifiants sont aussi improbables dans la culture que les êtres vivants dans la nature. Tout dans la culture, comme dans la nature est soumis à la pesanteur. Pour que la vie surgisse dans un cas comme dans l'autre, il faut que des conditions spéciales soient rassemblées. Il faut aussi des conditions spéciales pour que la vie se maintienne et s'épanouisse.
Laissés à eux-mêmes, les mots tombent et meurent. C'est la responsabilité des écrivains et des penseurs, non seulement de veiller sur eux, mais de les entourer de soins vivifiants, et au besoin de les ranimer. Leurs maladies ont une histoire, comme celles des hommes et celles des animaux. À certaines époques, les mots meurent de sclérose. Ce fut le cas pour les mots latins à la fin du Moyen Âge. À d'autres époques, ils meurent de langueur. Ce fut le cas à la fin du romantisme.
Aujourd'hui, ils meurent de maladies iatrogènes, c'est-à-dire de maladies causées par les traitements dont ils sont l'objet dans diverses maisons de santé spécialisées : les agences de publicité, les universités, les bureaucraties, les machines politiques. Les chirurgies plastiques, les manipulations génétiques et les chimiothérapies dont les mots sont l'objet en ces diverses cliniques sont plus radicales que dans le cas des humains. Il n'y a pas de chartes de droits des mots qui permettraient de les protéger contre les pires excès. Ce sont des vagabonds, des itinérants sur lesquels on peut se livrer impunément aux plus audacieuses expérimentations.
Par la connaissance médiate et par le choix, les hommes se sont éloignés progressivement de la condition animale et de l'ensemble des contraintes liées à un rapport étroit avec le réel. Les mots eux-mêmes ont rompu les amarres qui les rattachaient au réel. Devenus pure convention, ils se sont ensuite partagés en deux camps : dans l'un, celui de l'opinion, il furent libres de flotter, telles les monnaies détachées de l'étalon or; les mots vagabonds appartiennent à ce camp. Dans l'autre camp, celui de la science, on leur assigna des significations et des fonctions très précises à propos desquelles il fut possible d'établir par convention de solides consensus. Plus les mots sont abstraits, plus le signifiant en eux s'éloigne du signifié, mieux ils peuvent remplir la fonction précise que la logique leur assigne. Pour cette raison, on pourrait les appeler mots opérateurs. Quant aux mots du camp de l'opinion, l'expression mots flottants pourrait très bien leur convenir.
Notons que les mots opérateurs sont aussi malades que les mots flottants. Si ces derniers souffrent d'un manque d'identité qui les réduit à l'hystérie, on pourrait dire que les premiers souffrent d'une névrose obsessionnelle causée par les fonctions très précises qui constituent toute leur identité.
Nous aurions dû, il y a longtemps, pouvoir infléchir le progrès technique dans la direction de valeurs correspondant aux plus profondes aspirations de l'humanité. Nous avons été incapables de le faire. Il en est ainsi, entre autres raisons, parce que les mots exprimant les valeurs sont flottants et par là inopérants. Tout semble s'être passé comme si le caractère opérant des mots s'était réfugié dans le camp de la science, ne laissant au camp de l'opinion que des mots inopérants.
Nous allons nous pencher ici sur le sort des mots flottants. De nombreux penseurs l'ont fait avant nous. Nous nous arrêterons à trois d'entre eux, le Français Marcel Aymé, l'Allemand Uwe Poerksen et l'Américain William Lutz, qui ont publié trois ouvrages convergents, quoique d'inspiration très différente : Le confort intellectuel, Plastikwôrter et Double Speak.