Les grandes étapes

Jacques Dufresne

Sentiers du savoir

Sentier principal : Les grandes étapes (une ébauche)

La meilleure vision du monde n’est pas la plus récente mais la plus complète.
 
Viser l’objectivité sans oublier que, dans le monde des valeurs, on s'éduque par l’enthousiasme pour les êtres et les œuvres qui en sont dignes.

Par-delà et par les disciplines, sans dogmatisme et sans neutralité créatrice d’indifférence.

Plus de questions que de réponses, mais des questions fécondes.

La création

L’univers est-il le produit du hasard ou l’œuvre de Dieu?

On a demandé un jour au physicien Stephen Hawking s’il pourrait créer le monde mieux que ne l’ont fait le hasard ou Dieu. Sa réponse : « si je l’avais conçu différemment, il ne m’aurait pas produit ». On sait que Hawking vivait avec un très grave handicap. Sa réponse soulève toutes les grandes questions : celles du mal, du malheur, de la liberté, de l’ordre…

Questions

Près de la mer, la mer nocturne et déserte,

Un jeune homme est debout,

Le coeur plein de chagrin, l'esprit plein de doute;

Sombre et triste, il interroge les flots:

 

«Oh! expliquez-moi l'énigme de la vie,

L'antique et douloureuse énigme,

Sur laquelle tant d'hommes se sont penchés:

Savants à calottes hiéroglyphiques,

Magiciens en turban et barrettes noires,

Têtes coiffées de perruques et mille autres

Pauvres fronts humains baignés de sueur.

Dites-moi, la vie humaine a-t-elle un sens?

D'où vient l'homme? Où va-t-il?

Qui habite là-haut dans les étoiles d'or?»

 

Les flots murmurent leur éternelle chanson,

Le vent souffle, et les nuages s'enfuient,

Les étoiles scintillent, indifférentes et froides,

Et un fou attend une réponse.»

Heinrich Heine

 

Le fou du roi

Comment interpréter la fin de ce poème ? Est-ce donc folie, chose insensée que d’attendre une réponse? N’est-il pas plus sage de l’attendre que de la chercher ? En la cherchant, ne risque-t-on pas de la fausser à force de vouloir la trouver, mais si on se limite à l’attendre, n’y a-t-il pas plus de chances qu’elle se révèle sous son vrai jour. Revenons au texte allemand : Und ein Narr wartet auf Antwort , un fou attend  réponse et non pas une réponse. Les questions que lui renvoient l'univers sont peut-être la réponse attendue. L'agnus dei de la messe en si de Bach, bwv 232, version chantée par Christa Ludwig sous la direction de Karajan, dit toute l'angoisse de ce cri dans la nuit.

 

Le Narr, dans le premier sens du mot, c’est le fou du roi, celui qui feint d’être fou pour amuser son maître certes, mais avant tout pour être son miroir, son révélateur, pour lui dire sur lui-même, sur ses proches et sur le monde, des vérités qu’aucun homme sensé n’oserait lui dire. On ment toujours aux rois, car on veut se concilier leurs faveurs sans s’isoler de la foule qui les adule. Nous sommes tous des rois pour nos semblables, sauf pour les fous qui veillent sur nous et qui, étant à l’abri des préjugés et des conformismes, des idées reçues, voient les choses telles qu’elles sont, «pensent ce qu’ils voient au lieu de voir ce qu’ils pensent. » (Bergson)

Ces fous ressemblent à l’enfant dans le conte d’Andersen Les habits neufs de l’empereur. Ce dernier avait fait croire à son peuple qu’il porterait de somptueux habits neufs lors de sa prochaine promenade sur la place publique. Ces habits c’était l’absence d’habits. Le peuple prétendit voir et admirer ses vêtements. Seul un enfant osa penser et dire ce qu’il voyait, il s’est exclama: le roi est nu ! Cet enfant ne cherchait pas la vérité à travers les vêtements de l’opinion, il attendait qu’elle se révèle à lui dans sa nudité, qu’elle se dévoile. La vérité n’est pas là où nous la cherchons, mais là où nous refusons de la voir. Nous nous en éloignons quand nous ne sommes ni assez fou ni assez enfant pour l’attendre. Faut-il en conclure que la foule a toujours tort ? Il faut se souvenir du mot de Sénèque : « L’impie n’est pas celui qui rejette les dieux de la multitude, mais celui qui applique aux dieux les opinions de la multitude.»

Le fou dans le Roi Lear de Shakespeare est célèbre. « Saurais-tu dire pourquoi on a le nez au milieu de la face, demande-t-il à son maître? Lear : non. Le Fou : eh bien ! pour avoir un œil de chaque côté du nez, en sorte qu’on puisse apercevoir ce qu’on ne peut flairer.»

 

Hermann Hesse:


" Quand on cherche, reprit Siddhartha, il arrive facilement que nos yeux ne voient que l’objet de nos recherches ; on ne trouve rien parce qu’ils sont inaccessibles à autre chose, parce qu’on ne songe toujours qu’à cet objet, parce qu’on s’est fixé un but à atteindre et qu’on est entièrement possédé par ce but. Qui dit chercher dit avoir un but. Mais trouver, c’est être libre, c’est être ouvert à tout, c’est n’avoir aucun but déterminé. Toi, Vénérable, tu es peut-être en effet un chercheur ; mais le but que tu as devant les yeux et que tu essaies d’atteindre t’empêche justement de voir ce qui est tout proche de toi."

 

 

L’origine de l’univers :

L’explosion ou l’éclosion, le big bang ou l’œuf cosmique ?

En Occident, l'idée d'évolution, celle de la vie comme celle de l'univers, est récente. Selon le premier livre de la Bible, la Genèse, le ciel, les plantes, les animaux, les hommes ont été créés, il y a six mille ans, dans l’état d’achèvement où on les voyait alors et où on les voit encore aujourd’hui. Comment se fait-il qu'on s'en soit si longtemps tenu à une vision statique des choses? La conviction que tout est vie, y compris l’univers lui-même, n’avait-elle pas imprégné bien des cultures à l'origine ? Et la première observation que l'on peut faire à propos des êtres vivants, n’est-ce pas qu'ils commencent par un oeuf dans le sein de leur mère pour devenir des adultes autonomes et qu’entre ces deux moments, il y a croissance, lente transformation, évolution?

On se demande pourquoi dans ces conditions l'idée d'évolution n'a pas été toujours et partout au coeur des conceptions du monde et à plus forte raison de la vie. Ne retrouve-on pas le mythe de l'oeuf cosmique dans de nombreuses cultures, en Inde, en Grèce, en Afrique chez les Pangwe, en Polynésie, en Indonésie, chez les Finnois et même en Amérique ?

Dans un livre sacré de l'Inde, le Minokhired Péhlvi on trouve cette évocation de l'oeuf cosmique: «Le ciel et la terre et les eaux et toutes les autres choses qui sont dans le ciel sont faites à la façon d'un oeuf d'oiseau. Le ciel, au-dessus et au-dessous de la terre, a été fait par Ahura Mazda à la façon d'un oeuf. La terre, à l'intérieur du ciel, est comme le jaune de l'oeuf»

Un autre fait s’imposait  toutefois au regard de tous. Si le devenir, le changement, marque le passage de l’enfance à la vieillesse, le vieillard est le même être que l’enfant. Le vivant apparaît ainsi comme un même être soumis au changement. Cet être est sous le changement, mais il ne change pas lui-même. D’où une idée, celle de l’éternité, qui satisfait à la fois le cœur et la raison. « Accorde-moi d’éterniser le jour...» dit le poète. Personne ne veut mourir et personne n’échappe à la mort, mais voici que cet être sous-jacent, on l’appellera âme ou esprit, est incorruptible, du moins est-il permis de le croire. On peut même penser qu’avant la naissance, il existait déjà au sein d’un être suprême appelé Dieu, que sa naissance en une chair éphémère a été une déchéance et qu’il peut remonter vers sa source. Bien des sages, dont le philosophe grec Platon ont vu les choses ainsi.

Pour le courant dominant de la science contemporaine, ce qui fonde mon identité c’est l’arrangement unique de mes gènes. Un arrangement ce n’est pas une chose matérielle, c’est une forme, un ordre. Cette forme est-elle éphémère comme la matière qu’elle informe, qu’elle structure ou éternelle comme l’âme de Platon ?

« Tel qu’en moi-même enfin l’éternité me change », dira dans le même esprit que Platon un autre poète. Je suis et je suis unique et je dois vivre, donc changer, évoluer en permettant à cet être de s’élever, dans son corps qui tombe, jusqu’à la perfection de son origine. Ne serait-ce pas la raison pour laquelle, dans la tradition occidentale notamment, on a mis l’accent sur la fixité de l’être plutôt que sur la fluidité du devenir.

Question: la vie passe, l’être demeure, deux abîmes, car si la vie doit renoncer à l’éternité de l’être et l’être aux enchantements éphémères de la vie – « aimer ce que jamais on ne verra deux fois »—à quoi bon être et vivre ?

C'est la métaphore du Big Bang , axée sur le devenir, qui résume la conception du monde de la plupart de nos contemporains.  On doit cette conception à l’astrophysicien Georges Lemaître lequel a formulé en 1927, la théorie d’un noyau primordial infiniment dense qui, en se développant soudainement, aurait donné naissance à l’univers en expansion tel que nous pouvons l’observer aujourd’hui. L’expression Big Bang désigne cet événement. Elle a d’abord été utilisée par Fred Hoyle, le grand rival de Lemaître en astrophysique, pour tourner en dérision l’idée de l’atome primitif et de l’expansion de l’univers qui est la conséquence de son éclatement. Un mot d’esprit destiné à ridiculiser une théorie qui allait s’avérer vraie est ainsi devenu la vision du monde de toute une époque, celle des bombes qui tombèrent sur Londres, Dresde et Hiroshima.

Le Big Bang nous incite en effet à assimiler l’origine du monde à une explosion? La tradition et depuis peu certains scientifiques nous autorisent pourtant à lui préférer la métaphore de l'éclosion, associée à celle de l'oeuf cosmique. S'il est incontestable qu'il y eut violence à l'origine, faut-il en conclure que cette violence doit être absurde comme dans une explosion, faut-il exclure qu'il puisse s'agir d'une violence qui a un sens, comme celle de l'éclosion? Le principe anthropique, fortement contesté il faut le rappeler, selon lequel l'existence de la vie suppose que les réactions initiales se soient déroulées dans un certain ordre, et l'hypothèse Gaia qui renforce les liens entre la matière vivante et la matière inanimée plaident en faveur de la métaphore de l'éclosion. Sur le plan symbolique tout au moins, l'astrophysique la plus neutre justifie ce choix. L'univers a en effet la forme d'un oeuf dans certaines des représentations les plus proches de l'origine qu'on a pu en donner.


De la déesse Gaia à l’hypothèse Gaia,

Gaia

Déesse grecque identifiée à la Terre-Mère. Dans la plupart des anciennes mythologies, il y a une déesse-mère au commencement des temps. Ou bien elle est la terre elle-même ou bien elle est celle qui enfante les planètes et les êtres.

Pour ce qui est de la mythologie grecque, c'est dans le poème Théogonie d'Hésiode que les origines de l'Univers sont expliquées. Au commencement est le Chaos, une crevasse ténébreuse, vide, d'où émergent Gaia, la Terre, et Éros, l'Amour. Du Chaos naissent successivement les «éléments premiers»: la Nuit, l'obscurité de l'Enfer (Erèbe), puis le Jour, la Lumière (Ether). Gaia (la Terre) enfante le Ciel étoilé (Ouranos), les montagnes et Pontos (le flot marin). Par la suite, elle s'unit avec Ouranos, pour donner naissance à 12 Titans (ce sont des personnages gigantesques, des êtres divins) dont Cronos et Rhéa, ensuite parents des Olympiens. Selon la mythologie, la terre est plate. Egalement, Gaia et Ouranos donnent vie aux Cyclopes (bâtisseurs de murs colossaux) et aux Hécatonchires (monstres possédant 50 têtes et 100 bras). Après de nombreuses naissances et batailles, seul Cronos règne sur le monde. Il mange les enfants de sa femme Rhéa. Ainsi, lorqu'elle fût enceinte de Zeus, elle s'en alla secrètement vers la Crète. C'est ici qu'elle accoucha. Rusée, Rhéa sculpta dans une pierre la forme du corps de Zeus pour le donner à manger à Cronos.

Zeus devient adulte et donne à Cronos une substance qui fait restituer tous les enfants qu'il avait mangés.

À propos de la création de l'homme, selon les deux versions les plus courantes, la création de l'homme est attribuée soit aux dieux, soit à Prométhée, un des fils du Titan Japet, qui, avec de l'argile, façonne la race humaine.

L’hypothèse Gaia

Chacun sait ce qui se produit quand le taux de sucre dans l’organisme humain s’accroît ou diminue démesurément : il en résulte une maladie, de plus en plus fréquente aujourd’hui, appelée diabète. La loi qui est ainsi brisée est celle de la fixité du milieu intérieur, aussi appelée homéostasie. Si le sucre est un minéral, c’est l’organisme qui, par un processus extrêmement complexe, assure sa fixité.

Le physiologiste français Claude Bernard avait observé que les symptômes du diabète apparaissent quand le taux de sucre dans l'organisme tend à s'éloigner de la norme, qu'il situait à 3 p. 1000 (on la situe plutôt aujourd'hui entre 1.3 et 1.8 p. 1000).

Le taux d’oxygène dans l’air est de 21% et tout écart significatif par rapport à cette norme serait catastrophique. Selon le biochimiste James Lovelock, c’est l’analogie avec l’autorégulation de l’organisme, celui de l’homme et de bien des animaux, qui rend le mieux compte de la fixité du taux d’oxygène.

On avait d’abord demandé à Lovelock de se prononcer sur la question de la vie sur mars, cela avant les vols spatiaux. Ayant observé que l’atmosphère autour de la planète était presque entièrement constituée de gaz carbonique, ce gaz à effet de serre dont on parle tant aujourd’hui, il en conclut que la vie ne pouvait pas exister sur mars.

On savait d’autre part qu’à l’origine l’atmosphère terrestre ressemblait à celle de Mars aujourd’hui . Comment le taux d’oxygène s’est-il élevé jusqu’à 21% pour rendre possible l’existence d’organismes comme le nôtre? Une collègue de Lovelock, Lynn Margulis, a démontré que des microorganismes marins jouent un rôle clé dans ce processus. Les arbres grands consommateurs de gaz carbonique et grands producteurs d’oxygène y sont aussi pour quelque-chose, mais si les insectes mangeurs de bois comme les termites n’étaient pas entrés en scène, ces arbres n’auraient-ils pas produit trop d’oxygène? Et si hommes ou animaux avaient mangé trop de termites, que se serait-il passé? On lève ainsi un coin du voile sur la complexité des interactions assurant la fixité du taux d’oxygène. Ce taux d’oxygène ne risque-t-il pas d’être modifié par les interventions irréfléchie des humains sur Gaia ? Impossible de lire les ouvrages de Lovelock sans penser que cette question se posera un jour, si elle ne se pose pas déjà.

Rappelons que c’est l’écrivain William Golding, auteur de Sa Majesté des mouches, Lord of the Flies, qui a suggéré à Lovelock de donner le nom mythique de Gaia à sa théorie scientifique. Certains de ses collègues le lui ont reproché. On peu aussi le remercier d’avoir ainsi contribué à réenchanter le monde tout en l’étudiant avec rigueur.

Créationisme

Certains chrétiens, parmi les fondamentalistes notamment, sont restés fidèles au récit de la Genèse. On peut toutefois admettre le fait de l’évolution sans adhérer aux théories explicatives dominantes centrées sur le hasard. On ne devient pas pour autant créationniste au sens strict du terme. On peut très bien penser que Dieu a créé l’univers et la vie d’une manière telle que l’émergence d’êtres capables de le prier soit possible, ce qu’on appelle le hasard devenant dans ces conditions un aspect de la complexité de l’évolution de la vie. On réintégrerait ainsi la finalité dans une science moderne qui l’exclut en principe, mais sans avoir mis fin à tout débat sérieux sur la question.

Si l’évolution est un fait incontestable. Les explications darwiniennes et néodarwiniennes du phénomène, lesquelles ont suscité l’assentiment général, le sont-elles également ? Les expériences de laboratoire le plus souvent citées à l’appui de cette théorie sont convaincantes. Voici celle à laquelle on a le plus fréquemment recours. On introduit un antibiotique, la streptomycine par exemple, dans une culture de bactéries. La plupart de ces bactéries mourront, mais l’une d’elles, devenue résistante à la suite d’une mutation due au hasard, se reproduira d’une façon telle qu’il y aura bientôt autant de bactéries qu’au début de l’expérience.

Explication trop convaincante pour être vraie ? Suspecte en tout cas par sa simplicité, dans un contexte où l’on a de plus en plus de raisons de tenir compte de la complexité, comme l’a rappelé James Lovelock à propos de Gaia :

« Nous sommes contraints de modifier notre interprétation de la grande vision de Darwin. Gaia attire notre attention sur le fait qu’aucune infaillibilité n’est rattachée au concept d’adaptation. Il ne suffit plus désormais de dire que des organismes mieux adaptés auront vraisemblablement plus de descendants. Il faut ajouter que la croissance d’un organisme affecte son environnement physique et chimique ; par suite, l’évolution des espèces et l’évolution des roches sont étroitement associées ; elles constituent un processus indivisible. » Source


L’homme

Le sort de l'homme

Pindare

«...Éphémères !

Qu'est l'homme ? Que n'est pas l'homme ?

L'homme est le rêve

D'une ombre...Mais quelquefois, comme

Un rayon descendu d'en haut, la lueur brève

D'une joie embellit sa vie, et il connaît

Quelque douceur...»

 

Ptolémée

 

Moi qui passe et qui meurs, je vous contemple, étoiles!

La terre n'étreint plus l'enfant qu'elle a porté.

Debout, tout près des dieux, dans la nuit aux cent voiles,

Je m'associe, infime, à cette immensité;

Je goûte, en vous voyant, ma part d'éternité.

 

Ces deux poètes de l’antiquité considèrent  le bipède marcheur capable de regarder le ciel comme un être qui s’accomplit par des activités gratuites consistant à tirer de la joie d’une contemplation de la beauté. Mais ce bipède a besoin de manger pour pouvoir s’adonner à ses activités gratuites. De là à penser qu’il fut d’abord un utilisateur et un fabricant d’outils, un technicien, dirions-nous aujourd’hui, il n’y a qu’un pas. C’est là une opinion très répandue parmi les chercheurs qui se sont penchés sur sa préhistoire. Est-il besoin de préciser que si l’on croit détenir la preuve que, dans les premières phases de son développement, l’homme se distingue des autres créatures par la fabrication d’outils, on sera tenté aussi de croire que c’est là sa vocation première.

Qui a raison ? Quelques grands généralistes seulement peuvent avoir une vue d’ensemble des travaux sur cette question. Lewis Mumford est l’un d’entre eux.  Thomas Berry lui-même paléontologue réputé et éminent généraliste a reconnu en lui le plus grand cultural historian du XXème  siècle. René Dubos, l’auteur de L’homme et l’adaptation, pensait aussi le plus grand bien de Mumford, lequel refait surface en ce moment. On vient de publier en France, une nouvelle traduction du premier tome de sa dernière synthèse : Le mythe de la machine, technique et développement humain.

Au début du livre, une note de l’éditeur situe bien le propos de Mumford :

«Dans sa magistrale synthèse de l'histoire du développement humain, Lewis Mumford, face à l'énigme de l'asservissement de l’homme moderne au système technique qu'il s'est créé, est amené à repenser de fond en comble le processus de l'humanisation. Il commence par battre en brèche l'idée d'un homme essentiellement fabricant et utilisateur d'outils ; il démontre ensuite que la culture humaine s'est développée, tout autant sinon davantage, grâce au rêve, à la création de symboles, de rites et de jeux. L'évolution du langage serait donc bien plus déterminante pour le développement ultérieur de l'homme « que s'il avait taillé des montagnes de bifaces.»

Voici une pages clé du livre :

«Il y a plus d'un siècle, Thomas Carlyle définissait l'homme comme un « animal utilisateur d'outils », comme si c'était là tout ce qui le hissait au-dessus du reste de la création animale. Une telle surestimation des outils, armes, instruments et machines a obscurci le regard porté sur le développement de l'humanité. Définir l'homme comme un animal utilisateur d'outils, même si on entend par là qu'il est un fabricant d'outils, voilà qui aurait paru étrange à Platon pour lequel si l'homme a échappé à sa condition primitive, il en est autant redevable aux créateurs de la musique - Marsyas et Orphée - qu'à Prométhée le voleur du feu ou à Héphaïstos le dieu forgeron, au demeurant la seule figure de travailleur manuel du panthéon olympien.»

Platon n’était pas la source principale de Mumford. Ce dernier s’appuyait sur un large éventail de découvertes en paléontologie. Sa conclusion :

«Toute définition de la technique devrait reconnaître que bon nombre d’insectes, d’oiseaux et de mammifères avaient innové de manière bien plus radicale en matière de contenants que ne l'avaient fait nos lointains ancêtres dans la fabrication d'outils avant l'apparition d'Homo sapiens : qu'on songe seulement à la complexité de certains nids ou gîtes, aux alvéoles géométriques de la ruche, au caractère urbanoïde des fourmilières et des termitières, aux huttes des castors. Bref, si la seule compétence technique suffit à définir et à accroître l'intelligence, alors l'homme fut longtemps à la traîne des autres espèces. On doit en tirer une autre conclusion : il n'y a, à proprement parler, rien d'exclusivement humain dans la fabrication d'outils jusqu'à ce que celle-ci soit affectée par les symboles du langage, les intentions esthétiques et la transmission sociale des connaissances. De sorte que c'est bien le cerveau de l'homme, et non sa seule main, qui a su faire la différence ; et il est impossible que ce cerveau résulte du seul travail de la main puisqu'il était déjà bien développé chez des quadrupèdes comme le rat qui ne dispose pas de pouce aux pattes antérieures.»

La station debout

« L'homme est le seul être vivant dont le visage soit tourné vers le Ciel.» Ovide

. "l'Homme s'est d'abord mis debout, puis il est devenu intelligent". Stephen Jay Gould

 

Parmi les joies que peuvent éprouver les êtres humains, la plus universelle est peut-être celle des parents qui voient leur bébé devenir un enfant en se tenant debout, droit, en équilibre sur ses deux pieds. Même émerveillement chez les chercheurs qui jonglent avec les diverses hypothèses concernant la nature, les étapes et la durée de la transition de nos lointains ancêtres de la quadrupédie à la bipédie. Outre que ces ancêtres devenaient ainsi en mesure de contempler le ciel, leurs membres antérieurs se transformaient en bras et en mains leur permettant de polir la pierre et de caresser un visage aimé.

Voici une vidéo sur la station debout où l’on apprend que c’est le pied et non la main qui est le signe distinctif de l’homme où l’on apprend également que la progression des grands singes vers l’homme n’est pas aussi lente et continue qu’on l’a longtemps cru, qu’il y a eu des sauts, des changements brusques.

Ce progrès est-il un simple avantage résultant de mutations dues au hasard? Ses prolongements sur divers plans ne nous autorisent-ils pas à y voir un élan vital à la fois spirituel et charnel? Pensons à toutes les connotations positives du mot droit et de ses dérivés, à celles du mot tenue et du verbe se tenir. L’être humain accompli n’est-il pas celui qui a de la tenue, qui a bonne contenance, qui se tient. D’un chef qu’on admire ne dit-on pas qu’il se tient debout. Et qu’est-ce que la pensée sinon, à travers les contradictions, ce mouvement ascendant dont Socrate a donné l’exemple ?  Gottfried Benn: « On savait que les hommes n'ont plus d'âme, oh! si au moins ils avaient de la tenue.»

Tout excès dans ce sens produit toutefois la raideur, la rigidité et donc une régression vers le minéral. Yin et Yang. Le complément de la tenue, de la droiture c’est la souplesse, l’agilité. L’athlète qui se tient le plus droit est aussi celui qui fait le plus beau saut à la perche. Le penseur le plus rigoureux est aussi le plus souple. Le mystique le plus authentique est aussi le plus abandonné. 

L’architecture, la peinture la sculpture offrent de saisissantes illustrations de l’élan vital ascendant. Yin et Yang ici encore. L’art roman par exemple est peut-être supérieur à l’art  gothique parce que les formes courbes, féminines et les formes droites, masculines, y sont mieux équilibrées.

Montaigne : la fierté de l’homme qui se tient doit être gracieuse, son maintien actif et allègre.

«L'âme qui loge la philosophie doit par sa santé rendre sain encores le corps. Elle doit faire luire jusques au dehors son repos et son aise; doit former à son moule le port extérieur, et l'armer par conséquent d'une gratieuse fierté, d'un maintien actif et allègre, et d'une contenance contente et debonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c'est une esjouïssance constante: son estat est comme des choses au dessus de la lune: toujours serein».

 

 

 

 

Les plantes ont-elles aussi rampé avant de se dresser vers le ciel?

Nous avons posé la question à un naturaliste, Jacques Laberge, qui fait place à la poésie, à la finalité et à l’anthropomorphisme dans son regard sur la nature. « Je crois qu' au début,  les plantes ont surtout voulu s’étaler horizontalement,  puis se sont dressées.  Comme les villes.  C est la loi du moindre effort.

La Flore laurentienne a été conçue dans un ordre phylogénique, dans le sens de l’évolution dans le temps . Les plantes à spores puis les plantes à fleurs et à fruits, les gymnospermes (conifères ) puis les angiospermes (feuillus ), les dicotyles puis les monocotyles. À mon étonnement,  les plantes herbacées sont plus évoluées que les grands arbres. Le sommet étant les orchidées. Et elles vivent au sommet des arbres sous les tropiques .

Les plantes grimpantes, les vignes, démontrent de l’intelligence en utilisant la structure de l'arbre pour se hisser vers le soleil. Encore le moindre effort.  Peut-être veulent-elles mieux utiliser leur énergie et leur temps pour produire de meilleurs fruits ?

Chez les animaux, les plus élevés sont les oiseaux qui, grâce à leurs membres antérieurs  et leur poitrine ont pu s’envoler, échappant ainsi à la prédation dont ils sont l’objet. Ils partagent avec l’humain l'aptitude au chant, merveille de la vie. Et que penser des magnifiques couleurs dont ils se parent.Il existe des luxes dans la Nature qui sont irréductibles à la raison.  " Et quand un oiseau chante,  écoutez parler Dieu".( Victor Hugo.  Les Feuillantines ).»

 Jacques Laberge réhabilite ainsi la finalité, objet d’anathème. Faut-il le lui reprocher? N’est-ce pas ainsi que la plupart des humains avant lui ont interprété la nature? Ils étaient animistes dit-on aujourd’hui avec mépris. Ce mépris est-il justifié?

Dans La ferme africaine, Karen Blixen raconte la fascination qu'exerçait le coucou de son horloge sur les jeunes pasteurs kikuyus du voisinage. Ignorant la machine, habitués à mesurer le temps en regardant le soleil, ils considéraient l'oiseau des heures comme un être vivant. «Lorsque le coucou sortait de sa retraite, un frémissement de joie parcourait les jeunes pâtres, écrit Karen Blixen, et des rires fusaient, vite étouffés. Il arrivait aussi qu'un tout petit berger, moins soucieux que les grands de ses chèvres, revînt seul de grand matin. Il se tenait devant l'horloge éperdu d'admiration; pour peu qu'elle ne répondît pas à sa muette supplication, il s'adressait à elle en kikuyu et l'implorait amoureusement. Puis gravement il repartait comme il était venu. Mes domestiques riaient de la naïveté de petits pâtres: ''Ils croient, m'expliquaient-ils, que l'oiseau est vivant''».

À l'inverse du jeune pâtre kikuyu, nous avons tendance à projeter notre conception mécaniste du monde sur tous les phénomènes vitaux que nous observons. C'est ce que nous faisons quand nous disons qu'un être humain fonctionne plus ou moins bien. Ce qui ne nous empêche pas d'imiter l'enfant africain, naïveté et innocence en moins, ce que nous faisons quand, chose de plus en plus fréquente, nous prêtons une âme à des robots qui ne sont que des machines un peu plus compliquées que les autres.

L'homme assis: la grande révolution méconnue

Se dresser, se tenir debout et marcher en regardant le ciel. Cette transition entre l’ancêtre quadrupède (était-ce bien le singe?) et le bipède appelé homo sapiens aurait commencé il y a trois millions d’années selon certains savants, il y a huit millions d’années selon d’autres, c’est-à-dire à la fin d’une évolution où les quadrupèdes semblaient satisfaits de leur sort depuis 200 millions d’années Nous assistons depuis quelques décennies à l’avènement de l’homme assis. Compte tenu des liens étroits entre la station debout, la marche, le développement de l’intelligence et de l’affectivité, c’est là une grande involution. Méconnue.

 Méconnue, sauf de quelques penseurs dont Rebecca Solnit, auteure de Wanderlust, un livre sur l’histoire de la marche aussi pénétrant que dénué de prétention. Après un tour d’horizon qui la conduit de Pétrarque (le premier occidental selon elle à escalader une montagne, le Ventoux en Provence) à Rousseau puis de Wordsworth à Walter Benjamin, Rebecca Solnit évoque le moment précis – quelques décennies, par rapport à des millions d’années, sont un moment précis – où les hommes ont cessé de marcher, parce que ce n’était plus nécessaire et sans doute aussi parce qu'ils étaient fatigués.

Ce moment de rupture dans l’évolution de l’espèce humaine sur la planète terre a coïncidé avec les premiers pas de l’homme sur la lune. Rebecca Solnit, pour faciliter la tâche des futurs historiens, situe l’avènement de l’homme assis… et transporté, en 1970. Assis dans un train, puis dans une automobile et dans un avion. Transporté comme un paquet : «Le corps n’est rien de plus qu’un paquet en transit,  une pièce d’échec déplacée d’une case à une autre.»[2] 1970, c’était aussi aux États-Unis, l’heure de gloire des banlieues et de leurs rues sans trottoirs.

 Comment se fait-il que cette involution, marquant la fin d’une étape décisive dans l’histoire de l’homme, soit passée inaperçue? On nous dira qu'il s’agit d’une interruption partielle et de courte durée sans grande signification à l’échelle de l’évolution. Par l’ensemble des liens qu'elle établit entre la marche et la culture, Rebecca Solnit nous donne de bonnes raisons d’être d’un autre avis. Suite

Marcher, une philosophie.

« Il est vain de s'asseoir pour écrire quand on ne s'est jamais levé pour vivre ». Henry David Thoreau

Marcher, une philosophie. Et cette philosophie consiste à tenir le juste milieu entre la colombe qui vole et le serpent qui rampe, entre la plante immobile et l'animal qui court après sa proie, à garder les pieds sur terre tout en regardant le ciel, à défier la pesanteur tout en lui restant soumise. Pour peu qu'on s'éloigne de cette position centrale on fait l'ange ou la bête. Marcher c'est être humain. L'actuel regain d'intérêt pour la marche marque un retour à l'humanité après un siècle où, portés par le train, la voiture, l'avion et la fusée, nous avons cru que nous étions des machines à explorer l'espace.

C'est ce retour à l'humanité que célèbre Frédéric Gros dans son petit livre inclassable où il se plaît à être superficiel par profondeur, selon le vœu de Nietzsche, de ce Nietzsche dont il nous fait découvrir l'humanité en nous le faisant suivre pas à pas à Sils Maria, à Nice ou à Turin. À Flaubert qui eut le malheur d'écrire qu'il n'écrivait bien qu'assis, Nietzsche a répliqué : « Je te tiens là nihiliste, les grandes pensées ne nous viennent qu'en marchant ».Suite

 


 

 

À lire également du même auteur

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la premi&egra

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. C'

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, litt&eacu

Mourir, la rencontre d'une vie
Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle &

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques li&e

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aus

De Desmarais en Sirois
Démocratie ou ploutocratie, gouvernement par le peuple ou par l'argent? La question se po

Le retour des classiques dans les classes du Québec
Le choix des classiques nous met devant deux grands défis : exclure l’idéal




Articles récents