Le pacte pour la transition: de Frédéric Back à Dominic Champagne
L’intérêt suscité par le Pacte pour la transition, par son promoteur Dominic Champagne et par la controverse qu’il a provoquée est l’ébauche d’un grand débat philosophique dont il faut souhaiter qu’il s’approfondisse tout en atteignant un public encore plus large. C’est à cette condition seulement que ceux qui ont d’abord la hantise des fins de mois pourront vivre en paix avec ceux qui ont d’abord celle de la fin du monde vivant. Il faut prévoir de vives tensions à l’intérieur des pays, comme en France en ce moment, et entre les pays, ceux d’Europe et ceux d’Afrique par exemple. Aux États-Unis et au Canada, la fermeture de six usines GM permet d’entrevoir le choc que provoquera le double virage vers la voiture électrique et vers le plein usage des nouveaux véhicules. Par plein usage il faut entendre trois choses : durée accrue, plus de temps en circulation que dans les stationnements et occupation par un plus grand nombre de passagers.
Comment éviter la tragédie du radeau de la Méduse? Qui va bouffer qui ?
Les signataires du Pacte limitent leurs engagements à des actes concrets et des pressions sur les gouvernements. Ils n’ont évidemment aucun pouvoir de contrainte sur leurs concitoyens. Cela a tout de même valu à Dominic Champagne de devenir un curé vert aux yeux des journalistes d’une radio de Québec puis d’encourir sur la place publique le reproche de faire ostentation de son zèle écolo pour se faire pardonner son grand péché mortel : avoir fait fortune à Las Vegas, la Babylone du réchauffement climatique.
Je vois d’abord dans cet homme un être d’autant plus apte à aimer la vie hors de lui qu’il la porte en lui-même à un haut degré. Et j’invite les gens trop portés à le dénigrer à se demander s’ils ne seraient pas victimes de cette envie de la richesse vitale d’autrui appelée ressentiment. Pour être à la hauteur de son idéal écolo, aurait-il été été préférable qu’il reste confiné à son jardin ? Mais qui voudrait lui reprocher d’avoir eu recours, pour livrer son message aux grands moyens qu’on lui a offert sur un plateau de lithium.
Bien des Québécois rêvent d’un grand projet collectif. En voici un, bien évoqué dans ce paragraphe du Pacte :
« Des changements profonds, sages et intelligents, de nos façons de vivre permettront de soutenir une meilleure qualité de vie ET de maintenir la création d’emplois. Avec les ressources physiques et humaines dont il dispose, avec son sens inné de la coopération et son génie d’innovation, de la permaculture à l’écoconstruction et jusqu’à l’intelligence artificielle, le Québec peut et doit devenir un leader et une inspiration pour le monde entier. »[1]
En plus de correspondre aux grandes nécessités du moment, ce projet s’inscrit dans notre histoire, celle de nos sciences, de nos arts et de nos lettres comme celle de nos mœurs. Nos sciences : de Michel Sarrazin à Marie-Victorin, à Pierre Dansereau, à René Pomerleau, nos premiers et nos plus grands savants furent des botanistes. Nos arts : Clarence Gagnon, Suzor-Côté, Marc-Aurèle Fortin et tant d’autres évoquent la symbiose entre des maisons, des villages et un paysage. Nos lettres : Relisons Philippe Aubert de Gaspé, Arthur Buies, Ringuet, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy, F.-A. Savard. Nos mœurs : pourquoi la ville de Montréal se distingue-t-elle par un ensemble d’institutions rassemblées autour de la vie : le Jardin botanique, le Biodôme, l’Insectarium? Nous sommes des Antée, dira Marie-Victorin dans l’envoi de la Flore Laurentienne. Antée est ce héros qui perdait sa force dès qu’il perdait contact avec la terre.
Le lien de Dominic Champagne avec ce passé est manifeste. Voici ce qu’il a déclaré au moment de lancer (2010) le spectacle Le paradis perdu avec l’écologiste Jean Lemire : « Rentré au Québec, depuis Las Vegas, Champagne a passé un été à planter des arbres, pour sortir « du factice, de la gloriole ». C'est à ce moment précis qu'il s'est rendu compte que le film L'homme qui plantait des arbres [2]de Frédéric Back l'avait marqué plus qu'il ne le croyait. « Quand on s'est mis à rêver, Jean et moi, de ce que pourrait être le show, je lui ai dit que je voudrais qu'il ait le même effet sur le spectateur que ce film a eu sur moi. »[3]
À noter que ce sont notamment des tableaux de Clarence Gagnon [4]qui ont attiré le jeune Back au Québec. La parenté entre les villages représentés dans ses films de Back et les tableaux de Gagnon est frappante. Cela fait-il de Dominic Champagne un petit-fils de Clarence Gagnon?
Dominic Champagne ne lésine pas dans le choix des héros qui l’aident à se comprendre lui-même en tant qu’homme de notre temps et de tous les temps. Avant Elzéar Bouffier, l’Homme qui plantait des arbres, il y avait eu Ulysse, Don Quichotte et le capitaine Achab, le héros du roman de Melville, Moby Dick.
Un biographe nous dira peut-être un jour comment ces modèles ont mijoté dans l’imaginaire de Dominic Champagne pour faire de lui un chevalier du développement durable. Je veux ici me limiter à examiner les grandes lignes de son projet à la lumière de la vie et de l’œuvre de celui qui semble bien avoir été sa source d’inspiration principale, Frédéric Back.
Cet homme a aimé les animaux dès sa plus tendre enfance et tel un peintre des cavernes, il éprouvait le besoin de les dessiner, sur les trottoirs par exemple. « Il se portait au secours des haridelles malmenées, frappées, les poussant même, à la force de ses petits bras, dans des côtes où elles peinaient avec leur chargement trop lourd. » [5]Son paysage intérieur était à l’image du paysage extérieur qu’il voulait protéger. Et c’est de ces affinités entre sa vie intérieure et la vie extérieure que lui venaient aussi bien sa détermination dans l’action que son inspiration dans l’art. « chaque fois qu’une espèce animale disparaît le bestiaire intérieur de l’humanité s’appauvrit » Je n’ai jamais aussi bien compris cette pensée du psychiatre Ellenberger qu’au contact de Frédéric Back. Et j’ajouterais, toujours en pensant à lui, qu’une espèce est protégée chaque fois que le bestiaire intérieur s’enrichit dans un individu.
La vie ne pouvant naître que de la vie, on peut présumer que le bestiaire intérieur ne peut s’enrichir que dans un milieu où plantes et animaux ont leur large place, à côté des machines et des minéraux. À son arrivée au Québec, Frédéric Back a accepté de travailler dans une ferme à raison de 1$ par jour, à la condition qu’on ne lui interdise pas de dessiner des animaux.
Je l’ai bien connu. Il avait soutenu les jeunes qui ont fondé la Société pour vaincre la pollution, Pierre Lacombe et Daniel Greene. Avec eux l’Agora a organisé en 1986 le premier grand colloque québécois sur le thème de l’homme et l’animal. Nous avons eu l’occasion de l’inviter en diverses autres occasions et quand la SRC a annoncé qu’elle fermait son atelier, nous avons organisé une pétition gagnante pour faire annuler cette décision, ce qui a permis à Frédéric Back de réaliser son dernier grand film Le Fleuve aux Grandes eaux.
Il avait le sens du sacré. Une spiritualité aussi discrète qu’authentique créait en lui le climat nécessaire à son œuvre. Une spiritualité proche de celle de David Suzuki en raison de la place qu’y occupent les mythes amérindiens, lesquels sont l’objet de ses premiers films. C’est dans un film de dix minutes, Tout rien, [6]qu’il a condensé ce qu’on pourrait appeler sa théologie chrétienne. L’envie y apparaît comme étant le péché originel. Elle est liée au fait que l’homme naît inachevé tandis que les autres créatures naissent déjà autonomes. Ce qui dans Tout rien, incite Adam et Ève à demander à Dieu de les transformer en poissons, en mammifères puis en oiseaux, faveur que Dieu leur accorde, mais dont ils se lassent bientôt quand ils en découvrent les inconvénients. Nos envieux sont aussi d’éternels insatisfaits. Ils en seront bientôt réduits à une démesure vengeresse qui les incitera à massacrer les animaux pour s’envelopper de leurs pelages, à tuer les oiseaux pour mettre des plumes à leurs couvre-chef…et à finalement lancer une flèche dans le front de Dieu.
Quel est le remède à ce mal congénital que les biologistes pourraient interpréter comme une inadaptation radicale? Seule une honnête tentative de répondre à cette question peut donner tout son sens aux trois grands mots du Pacte pour la transition : «des changements sages, profonds et intelligents.»
[1]https://www.lepacte.ca/
[2] https://www.youtube.com/watch?v=-HtY6yEr5E4
[3] https://www.lapresse.ca/arts/spectacles-et-theatre/200909/25/01-905420-paradis-perdu-le-beau-delire-de-champagne-et-lemire.php
[4] https://www.la-croix.com/Culture/Actualite/Frederic-Back-le-Noe-du-Quebec-_NG_-2012-06-15-819044
[5] https://www.la-croix.com/Culture/Actualite/Frederic-Back-le-Noe-du-Quebec-_NG_-2012-06-15-819044
[6] https://www.youtube.com/watch?v=AayDt79SxUY