Le marketing éhonté du Big Pharma
Le médecin danois Peter Gøtzsche a beau être un chercheur réputé pour sa rigueur et son honnêté, quand on lit sous sa plume que le modèle d'affaires du Big Pharma est le même que celui de la mafia, on hésite à lui donner raison... jusqu'à ce qu'on découvre ce qui suit.
Dans la promotion des médicaments on peut distinguer trois procédés douteux : de bas étage, malhonnête et imprudent.
De bas étage
Retour au Fosamax de Merck pour bien poser le problème de la réduction du risque. Dans la publicité faite au Fosamax de Merck, il est écrit que ce médicament prescrit contre l’ostéoporose réduit les risques de fracture de la hanche de 50%. Merveilleux! Sauf que lorsqu’on examine les faits de plus près, on constate que sur deux groupes de 100 personnes comparés l’un à l’autre, il y a eu deux factures du côté placebo et une fracture du côté Fosamax. Il s’agit donc en réalité d’une réduction de 1% et non de 50%. Certes, il n’est pas techniquement faux d’affirmer que la réduction est de 50%, mais le procédé n’en est pas moins minable.
Il est néanmoins fréquemment utilisé, ce qui a suscité entre experts un débat dont la portée éthique et pratique est considérable. On distingue une réduction du risque absolu et une réduction du risque relatif. La réduction de 50% dans notre exemple est une réduction du risque relatif. Dans son Alter dictionnaire, le docteur Pierre Biron la définit ainsi : «taux d’un événement indésirable dans un groupe traité / exposé, divisé par celui dans un groupe témoin, moins un.»
La réduction de 1% est une réduction du risque absolu. P.Biron la définit ainsi : « différence arithmétique négative entre le taux d’incidence d’un événement indésirable d’un groupe traité et celui d’un groupe témoin.» Et il ajoute : «dans la présentation d’un essai à visée pragmatique, l’omission du risque absolu au profit du seul risque relatif est intellectuellement malhonnête et le praticien affairé qui ne lit que les résumés devrait en être conscient ».
Malhonnête
Les médicaments sont généralement autorisés à des fins précises : contre le diabète, contre l’hypertension, etc. Il est souvent beaucoup plus payant de les utiliser à d’autres fins touchant une clientèle plus large. Le Mediator, de tragique mémoire, est le premier exemple qui vient à l’esprit. Voici ce qu’écrit Mikkel Borch-Jacobson à son sujet : «L’obtention d’AMM, (Autorisation de Mise en Marché) du Mediator comme antidiabétique, n’était qu'une formalité pour permettre en sous-main son démarchage comme coupe-faim, qui plus est, est remboursé à 65% par la sécurité sociale.[…]Pendant les trente-trois ans qu'il est resté sur le marché, le Mediator a été prescrit à quelque 5 millions de Français et dans 70% des cas comme coupe-faim. » [1]Les effets secondaires de ce coupe-faim trompe-l’œil ont provoqué au moins 1000 morts en France.
Du point de vue commercial, le médicament idéal c’est celui qui s’appliquerait à toutes les maladies et à tous les facteurs de risque. C’est ce qu'on appelait jadis une panacée. Dans le Far West, l’huile de serpent SEO avait cette polyvalence extrême. L’esprit même de la médecine expérimentale exige qu’aujourd’hui les médicaments soient destinés à des pathologies ou à des facteurs de risque bien précis. Mais l’herbe est bien tendre dans les prés du voisinage. Si les compagnies ne peuvent pas faire porter la publicité d’un produit sur des usages hors AMM, le médecin, lui, a la liberté de prescrire le dit produit. À charge pour les compagnies de donner à leurs visiteurs médicaux une formation qui leur permette d’inciter les médecins à user et abuser de leur liberté : « Savez-vous, docteur, que notre traitement hormonal de substitution Premarin est également indiqué pour la prévention de la maladie d’Alzheimer et le cancer du colon?
L’important pour les laboratoires c’est d’obtenir l’AMM. Après, on fait ce qu'on veut du médicament. Tant pis si 10 ans plus tard on paie une amende de 1 milliard pour ce crime, le mot n’est pas trop fort, on aura eu le temps d’engranger 10 milliards. C’est l’une des raisons pour lesquelles Peter Gøtzsche accuse le Big Pharma d’avoir un modèle d’affaires semblable à celui de la mafia.
Les grandes compagnies américaines mènent le bal, mais les Américains ne se contentent pas d'être béatement les premières victimes; ils contre attaquent, par des livres, des sites internet, des vidéos et surtout par des grands procès. Entre 2009 et 2014, le Big Pharma a ainsi payé 13 milliards en amendes pour commercialisation frauduleuse de médicaments; une partie de cette somme a .été versée au gouvernement américain, une autre aux états, une troisième dans certains cas aux victimes d'effets secondaires. À noter que nos vigilants voisins poursuivent aussi bien les compagnies étrangères AztraSeneca, anglaise, Sanofi Aventis, française et Boehringer Ingelhein, allemande, que les leurs, Pfizer et Merck en tête.
Les Canadiens consomment les mêmes médicaments, regardent les mêmes annonces à la télévision, du moins pour ce qui est des Canadiens anglais. Ont-ils reçu leur juste part de ces dédommagements? Non. Pas avant 2011 en tout cas. Un article paru dans le Globe and Mail du 24 juillet 2011 nous apprenait en effet que la commercialisation frauduleuse de médicaments n'avait donné lieu à aucune poursuite au Canada depuis la décennie 1970. S'Il y en a-t-il eu depuis, elles n'ont pas fait les manchettes. Le magazine Forbes du 9 novembre 2012 par contre nous apprenait que pour compenser les pertes sous forme d'amendes, les compagnies avaient comme stratégie d'exporter leurs pratiques frauduleuses dans les pays émergents, n'hésitant pas à y pratiquer la corruption à une haute échelle pour atteindre leur but. Moyennant quoi, la compagnie Pfizer a dû pays une amende de 60.2 millions pour avoir distribué des pots de vin à des médecins fonctionnaires, des directeurs d'hôpital, des membres de conseils d'évaluation des médicaments, en Chine, en Russie, en Bulgarie, en Croatie, en Serbie. Le Canada est-il donc l'un de ces pays émergents? En est-il réduit à bénir les pratiques frauduleuses du Big Pharma pour obenir ou conserver quelques emplois dans ce secteur?
Voici quelques exemples de règlements récents :
* «Janvier 2009 : Tout comme Bristol-Myers Squibb, Eli Lilly est condamnée à 1,415 milliard de dollars pour le marketing hors AMM de son antipsychotique atypique Zyprexa® et pour avoir dissimulé les risques de diabète et d'obésité associés au médicament.*
Septembre 2009 - C'est au tour de Pfizer de payer 301 millions de dollars pour la promotion illicite de son antipsychotique atypique Geodon®, dans le cadre d'une amende globale de 2,3 milliards de dollars pour marketing frauduleux de plusieurs autres médicaments comme l'antibiotique Zyvox®, l'antalgique Bextra® et Pantiépileptique Lyrica®.
* Avril 2010 - Idem pour AstraZeneca, qui est condamnée à 520 millions de dollars pour le démarchage hors AMM de son antipsychotique Seroquel® (Xeroquel® en France).
* Septembre 2010 - Allergan accepte de payer 600 millions de dollars pour avoir promu illégalement son médicament antirides BBotox® pour la douleur chronique, la spasticité et la paralysie cérébrale infantile.
* Septembre 2010 - Forest Laboratories doivent débourser 313 millions de dollars pour avoir démarché leurs antidépresseur! Celexa® et Lexapro® pour les enfants.
* Septembre 2010 - Tout comme Warner-Lambert/Parke-Davis et Cephalon, Novartis est condamnée pour avoir marketé un antiépileptique, le Trileptal®, pour toutes sortes de douleurs et de troubles psychiatriques. L'amende s'élève à 422,5 millions de dollars.
* Janvier, avril et août 2012 - Johnson & Johnson est condamné! à trois reprises pour le marketing hors AMM de son antipsychotique RisperdalRisperdal®. Total: 1,439 milliard de dollars.
* Mai 2012 - Abbott Laboratories sont la quatrième compagnie à être condamnée pour le marketing illicite d'un antiépileptique, le Depakote®. Autorisé comme sédatif pour les états maniaques dans la psychose, le Depakote a été agressivement promu comme « thymorégulateur» pour traiter tout le spectre des troubles de l'humeur. Sanction: 1,6 milliard de dollars.
|À suivre, donc. La liste des infractions n'a aucune raison de s'arrêter. Le montant des amendes a beau donner le tournis, il est minime comparé aux profits phénoménaux rapportés par la pratique du marketing hors AMM. Comme le déclarait récemment au New York Times Eliot Spitzer, le procureur général qui avait poursuivi GSK pour le compte de l'État de New York en 2004 : «Ce que nous constatons, c'est que l'argent ne dissuade pas les grandes entreprises [pharmaceutiques] de commettre des délits. À mon avis, la seule chose efficace serait de forcer les P-DG et les cadres à démissionner et de les poursuivre individuellement.» [2]
L'imprudence
L’imprudence est le contraire de la prudence, la vertu par excellence. C’est la prudence qui fait la qualité de nos jugements de valeur. Le chef politique prudent est celui qui prévoit les conséquences à long terme de ses décisions, lesquelles peuvent être radicalement différentes des conséquences à court terme.
On aura beau en médecine vouloir tout ramener à des moyennes et à des écarts chiffrés, il subsiste, dans la majorité des cas, une large part d’incertitude quand vient le moment de recommander tel traitement ou tel médicament à un patient.
L’incertitude est déjà grande quand on ne prend en considération que le bien du patient, mais il faut tenir compte aussi du bien commun, même dans un système de santé comme celui des Américains et à plus forte raison dans un système de santé public comme ceux de la France et du Québec.
La responsabilité du Big Pharma ici est lourde. En fondant sa mise en marché sur la peur et l’angoisse des gens, il a créé un climat tel que quelques jours de vie supplémentaires pèsent plus lourd dans la balance du jugement que tous les effets secondaires d’un médicament, alors même que nous ne connaissons que les effets à court terme. Dans l’établissement des rapports coût/bénéfice et risque/bénéfice, il faudrait faire une provision pour les effets secondaires à long terme inconnus.
Il y a beaucoup d’imprudence dans les décisions prises en ce moment, comme en fait foi ce tableau présenté dans La vérité sur les médicaments.
* Le Tarceva* de Genentech/Roche rallonge l'espérance de vie de 3 mois dans le cas des cancers du poumon, mais seulement de 12 jours dans le cas des cancers du pancréas.
* L'Erbitux coûte 10000 dollars par mois et rallonge l'espérance de vie d'à peine un mois et demi.
* L'Avastin* de Genentech/Roche est un peu moins cher - 8500 dollars par mois -, et pour cause : selon les études les plus récentes, il ne procure aucun rallongement de la vie tout en ayant des effets secondaires potentiellement mortels (ce pour quoi la FDA américaine l'a retiré du marché pour les cancers avancés du sein en 2011; il continue toutefois à être commercialisé pour cette indication en Europe).
* Le Zaltrap® de Sanofi, utilisé dans le traitement des cancers du côlon, coûte 11000 dollars par mois pour un rallongement de l'espérance de vie d'un mois et demi.
* La palme du rapport inefficacité/prix revient incontestablement au Folotyn® d'Allos dans le traitement des lymphomes T périphériques, qui coûte 30000 dollars par mois pour zéro rallongement de l'espérance de vie.[3]
Dans tous ces cas, au moins les risques pour le malade sont minimes puisqu’il est au seuil de la mort, au point où l’on peut tout essayer. On a hélas ! un peu trop tendance à raisonner de la même manière dans le cas des bien portants. L’infarctus, l’ACV, le cancer les plongent dans une angoisse telle qu'ils prennent des risques qui ne seraient justifiés que s’ils étaient en phase terminale. D’où la sagesse de la recommandation de Nabil Taleb : pas de médicaments préventifs, comportant des risques à long terme inconnus s’ajoutant à la liste souvent très longue des risques à cour terme connus. C’est la sagesse d’Hippocrate : Primum non nocere.