Le français-robot triomphe à Ottawa

Jacques Dufresne

 

Le présent document contient deux articles. Dans le premier, datant de la mi-mars, Jacques Dufresne commente une lettre où Charles Le Blanc, professeur à l'École de traduction et d’interprétation de l'Université d'Ottawa, a demandé la démission de la directrice du Bureau de la traduction du gouvernement canadien, Mme Donna Achimov. Il lui reprochait de vouloir doter l'État canadien d'un nouvel outil de traduction qu'il estimait inadéquat. Le 31 mars, on apprenait que la ministre des Services publics et Approvisionnement Canada, Judy Foote, reporte l'implantation de l'outil de traduction automatisée Portage . Notre second article est la réaction de Charles Le Blanc à cette décision. Cet article a d'abord paru dans Le Droit du 31 mars. Nous le reproduisons avec l'autorisation de l'auteur.

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Dans un article paru dans Le Droit, le 9 mars 2016, Charles Le Blanc, professeur à l'École de traduction et d’interprétation de l'Université d'Ottawa, a demandé la démission de la directrice du Bureau de la traduction du gouvernement canadien, une harpérienne de stricte observance, Mme Donna Achimov. Pourquoi? Parce que la dame en question, on se rapproche d'Asimov, veut doter l'État canadien d’un nouveau système de traduction automatique, ressemblant, selon Charles Le Blanc, à «un couteau sans lame auquel manque le manche.» On peut trouver sur le site de Radio-Canada, un courriel, daté du 12 mars 2016, constituant un bel exemple de ce que ce monstre peut faire :

«Are you free for a quick chat this afternoon? I know it's raining cats and dogs, but I would like you to cross the street to meet me at my office. No beating around the bush, there are issues that we need to address yesterday, as our old boss used to say. I have to admit that the previous meeting we had to attend was the last straw.

Êtes-vous pour une brève discussion cet après-midi? Je sais que c'est la pluie les chats et les chiens, mais j'aimerais que vous à traverser la rue pour me rencontrer à mon bureau. Pas de tourner autour du pot, il y a des questions que nous devons nous attaquer à hier, comme notre ancien patron avait l'habitude dire. Je dois admettre que nous avons eu pour assister à la réunion précédente était la dernière de la paille.»


Dans les courriels qui ont suivi la première alerte, Mme Achimov a mis en copie la patronne de Charles le Blanc, madame Luise von Flotow. Avec l'appui de l'Université, Mme von Flotow a désavoué son professeur, lequel a réagi non pas en rentrant dans le rang, comme tant de ses collègues l'ont fait sous le règne de Harper, mais en se disant victime d'une intimidation qui ne se limite pas à lui, mais touche de nombreux professionnels de la traduction, des femmes surtout; des femmes qui, à en juger par les lettres qu'elles envoient à Charles Le Blanc vivent dans la peur de perdre leur emploi et avec le sentiment qu'elles n'ont pas droit de parole dans une affaire pourtant très importante, à la fois pour leur avenir et pour celui de l'ensemble de la société. Ajoutons à cela qu'on interdit aux fonctionnaires d'Ottawa d'utiliser les réseaux sociaux, Twitter et Facebook notamment, pour critiquer l'Administration.

Si Charles Le Blanc n'est pas en mesure de porter un jugement sur une machine à traduire, qui donc le sera jamais? Il a enseigné plusieurs années à Florence grâce à une bourse du gouvernement italien. Il a traduit de l’allemand Lichtenberg et Kierkegaard, pour écrire ensuite un essai sur la traduction : Le complexe d’Hermès qui lui a valu le prix Victor Barbeau de l’Académie des Lettres du Québec et le rang de finaliste pour le grand prix du gouverneur général du Canada. Cet homme a en outre le sens de ses responsabilités. «Comme professeur, j'ai formé plus de 600 traducteurs au cours des dernières années, et j'ai le droit de m'exprimer sur un dossier que je connais bien. Il fallait bien que quelqu'un aille au bâton parce que les traducteurs ont peur de parler, parce qu'ils sont fonctionnaires. Il y a une sorte d'omerta. Mais j'ai beaucoup d'informations sur la situation au Bureau de la traduction qui m'indiquent que la situation est très difficile depuis cinq ans parce que la direction gère comme une entreprise privée, en réduisant les coûts et le nombre de traducteurs. Je m'inquiète pour ces personnes à qui j'ai enseigné. J'ai le droit de dire publiquement ce que j'en pense parce que les enjeux sont trop importants».

Précisons tout de suite que Charles le Blanc n’est pas un luddite. Il n’est pas en guerre contre les logiciels de traduction, qu’il les utilise régulièrement dans son enseignement, en mettant leur puissance encore limitée à profit pour améliorer ses traductions et son enseignement. L’enjeu le plus important, du moins dans l’immédiat, n’est toutefois pas de cet ordre, il est politique et culturel.

Dans une lettre parue le 7 février 2007 dans Le Droit, Jean Delisle et Charles Le Blanc ont dissipé les derniers doutes à ce sujet :

«Au Canada, la traduction est beaucoup plus qu'une affaire de langues: elle est une des clés donnant accès à la connaissance intime du pays et revêt, du coup, une dimension politique, identitaire, démocratique et culturelle.

Puisque plus de 85% des traductions se font vers le français, ce que l'on gomme en éliminant les traducteurs, ce sont les francophones et leur langue ramenée à un sabir technologique. Que pareille initiative émane de la direction du Bureau de la traduction fait frémir.

Comment ne pas voir une corrélation entre l'implantation de ce logiciel de traduction et la réduction des effectifs du Bureau qui, entre 2010 et 2015, ont fondu de 1928 à 1324 personnes, une baisse de 31%. D'ici 2018, on prévoit que 138 autres postes disparaîtront par «attrition» ou «non renouvellement de contrat». Les euphémismes ennoblissent les basses œuvres.

À plus ou moins brève échéance, les traducteurs fédéraux devront utiliser l'outil de traduction robotisé qui sera mis à la disposition des fonctionnaires le 1er avril. Date symbolique? Les traducteurs n'ont pourtant pas le cœur à rire: leur moral est au plus bas. Le Bureau de la traduction traverse actuellement une crise. Autre héritage du gouvernement Harper.

Le Canada se proclame officiellement bilingue. Toutefois, il est conçu et administré principalement en anglais. Le français semble déranger, bien que la traduction représente moins de 1% du budget national. Au bilinguisme de façade verra-t-on bientôt se substituer un bilinguisme de pacotille?

Nous vous invitons à signer cette pétition.


P.S, Charles Le Blanc est aussi romancier. Il est l'auteur de Catin Basile livre dont nous avons fait la recension dans nos pages .

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La ministre des Services publics et Approvisionnement Canada, Judy Foote, reporte l'implantation de l'outil de traduction automatisée Portage . En soi, il s'agit d'une bonne nouvelle, à moins qu'il s'agisse d'une manière de calmer les eaux agitées dans lesquelles baigne la PDG du Bureau de la traduction Donna Achimov.

Pourquoi cet outil?

Qu'on le sache bien, il n'y a pas un seul traducteur qui traduise aujourd'hui sans l'aide de logiciels spécialisés. Nous les enseignons à l'université et nul n'obtient son diplôme sans de fortes connaissances en terminotique et en traductique. Des bases de données terminologiques comme Termium ou des correcticiels comme Antidote font partie du quotidien des traducteurs.

Que vient faire Portage dans le décor?

Il répond, selon moi, à deux besoins : faire cesser l'utilisation de Google traduction, car les textes que l'on y envoie se retrouvent sur des serveurs étatsuniens et deviennent « propriété » du gouvernement américain par le biais du Patriot Act. Gênant pour le Canada qui se voit comme dépossédé de ses propres textes. Portage se veut donc un outil bricolé pour régler cette situation embarrassante. Ensuite, dès avril 2011, dans une réunion de l'Association canadienne des écoles de traduction, le Bureau de la traduction, représenté par Mme Achimov, déclarait vouloir « automatiser entièrement les opérations de traduction de l'administration fédérale ». Cette volonté s'inscrivait dans la logique délétère de « recouvrement des coûts ». Les traducteurs étaient appelés à devenir des réviseurs de « traductions-machines », des « post-éditeurs » dans le jargon du métier, dont la figure professionnelle est encore mal définie et qui devront compléter, modifier, corriger, remanier, réviser et relire le texte produit par une machine.

Et le traducteur?

Avec ces machines, on peut augmenter la productivité des traducteurs. De 3000 mots par jour, on croit arriver à une production de 8000 mots par jour. La raison d'une telle pressurisation est essentiellement économique. Il ne s'agit pas de mieux faire, mais de faire plus. C'est cette logique de postédition et d'augmentation effrénée de la productivité qui a mené à la diminution du nombre de traducteurs au Bureau, à l'insatisfaction généralisée de ceux qui y travaillent, à une perte d'expertise en traduction au profit de professions « paralangagières », à une désaffection des jeunes face à la profession de traducteur et dont nous paierons le prix.


Portage, quand il sera inévitablement implanté, fera reculer la profession de traducteur de 80 ans. Des bureaux fédéraux utiliseront cet outil pour rogner sur les coûts de traduction et demanderont à des secrétaires plus ou moins bilingues de relire ces textes et de les tourner dans une langue plus ou moins acceptable. Puisque les traductions se font à 85 % vers le français, ce sont les droits linguistiques des francophones qui feront les frais de ces belles économies.

Et l'on voudrait, devant ce tableau, que je me sente coupable de demander la démission de Donna Achimov?

L'auteur, Charles Le Blanc, est professeur à l'École de traduction et d'interprétation de l'Université d'Ottawa.

 

 

 

 

 

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