Le français, de la défense à l'enthousiasme

Jacques Dufresne

 

N.D.L.R. Ce texte forme un tout en lui-même, mais il est préférable de lire d'abord La langue affranchie d'elle-même, le premier article consacré au livre de madame Beaudoin-Bégin.

Retour au livre, La langue affranchie,  d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin. Un tel livre a le mérite de relancer le débat sur la langue en présentant un anti modèle si racoleur qu’il oblige les tenants du vrai modèle à susciter de l’enthousiasme pour cette langue qu’ils se sont trop souvent contentés de défendre. Le vrai modèle est celui que l’évolution a porté à son plus haut degré de complexité, de subtilité, de clarté …et de saveur.

Des bons crus aux belles phrases

Saveur en effet! Sapere en latin veut dire à la fois goûter et savoir. Qu'on nous permette  de faire l'hypothèse d'un lien étroit entre le développement de la langue et celui de la gastronomie, ce qui donne de l’espoir pour ce qui est de l’avenir du français au Québec. Faut-il exclure qu’il se développe comme la gastronomie, plutôt que de régresser vers l’efficacité du binaire? Il reste à transformer les dictionnaires en guides des vins et à faire découvrir aux jeunes l’analogie entre les belles phrases et les bons crus.

Je ne connais qu’une façon de respecter les jeunes : les enthousiasmer pour la perfection et l'exiger d’eux, sans complaisance pour leur moi en quête d’une approbation prématurée. Je semblerai dur à leur sujet. C’est ma façon de marquer ma reconnaissance à un professeur qui attira mon attention sur ce mot d’Albert Camus : « Je m’efforce de ne pas mépriser ce à quoi je n’ai pas accès. » J’avais dix-sept ans.

Le tweet, un genre littéraire ancien

J’inviterais d’abord les jeunes à la perfection dans le Tweet, un genre littéraire qui n’est pas aussi nouveau qu’on le prétend, puisque qu’il existe depuis l’antiquité sous le nom de sentence, fragment ou aphorisme. Les anciens assimilaient le cerveau à une boule de cire. Seules des flèches bien aiguisées pouvaient y pénétrer en profondeur et avoir ainsi de bonnes chances de rester dans la mémoire. De l’œuvre d’un mauvais poète de son temps Rivarol a dit : «C’est de la prose dans laquelle les vers se sont mis. » Un jeune tweeteur ayant un peu d’idéal ne peut qu’être ébloui par une telle concision. À ce jeune, on pourrait même proposer un maître contemporain dans son genre littéraire, l’écrivain américain Eric Jarosinski. Entre autres conseils, il lui donnerait celui-ci : «Tweets work best in dialogue form, because dialogue helps readers imagine a scene. “An early tweet of mine would have said, ‘No bourgeois morality on the bus.’… The better tweet is, ‘Sorry, sir, no bourgeois morality on the bus.’».[1]

La prochaine étape pourrait consister à présenter des modèles de réflexion sur un phénomène dont un jeune sur deux a été témoin : le divorce. Comme ce tweet de Racine dans Bérénice : « Je fuis des yeux distraits qui me voyant toujours ne me voyaient jamais. » Ou comme cet aveu que Benjamin Constant se fait à lui-même dans Adolphe « Il y a dans les liaisons qui se prolongent quelque chose de si profond! Elles deviennent à notre insu une partie si intime de notre existence! Nous formons de loin, avec calme, la résolution de les rompre; nous croyons attendre avec impatience l'époque de l'exécuter: mais quand ce moment arrive, il nous remplit de terreur; et telle est la bizarrerie de notre cœur misérable que nous quittons avec un déchirement horrible ceux près de qui nous demeurions sans plaisir. » [2]Une telle finesse qui se coule si bien dans une langue, n’est-ce pas une pure merveille ?

Le roman Adolphe paraît en 1816. Rivarol vient de publier De l’universalité de la langue française. En 1814, au congrès de Vienne Talleyrand avait gagné une grande bataille diplomatique grâce à la langue française et à l’esprit qu’elle aiguisait en lui.

« Le 8 octobre 1814, les ambassadeurs des grandes puissances étaient réunis chez Metternich. Il s'agissait d'annoncer à l'Europe l'ouverture du Congrès. On délibérait sur une déclaration portant qu'elle aurait lieu le 1er novembre. Talleyrand demanda qu'on y ajoutât ces mots: Elle sera faite conformément aux principes du droit public. Cette proposition souleva une tempête.

« Non, monsieur! disait Hardenberg, debout, les poings fermés, presque menaçant. Non, monsieur! Le droit public, c'est inutile. » M. de Humboldt criait: « Que fait ici le droit public? — Il fait que vous y êtes », répliqua Talleyrand. Les deux envoyés prussiens se calmèrent. Tout le monde parut décontenancé. « Pourquoi dire que nous agirons selon le droit public? fit observer Hardenberg. Cela va sans dire. — Si cela va bien sans le dire, répondit encore Talleyrand, cela ira encore mieux en le disant. » [3]

Hurler est l’affaire des loups. C’est le propre des langues que de dire le monde et les choses; le langage est la maison de l’être. Il y a trop de sans-abris. La langue française n’est certes pas seule à dire l’être, mais dans certains registres, celui du sentiment amoureux, de la lucidité, de la diplomatie, elle est bonne candidate aux premiers prix et elle dépasse d’un infini le basic English dans lequel les plus grandes langues du monde tendent à se dissoudre comme dans un liquide corrosif.

Les marqueurs de territoire

« Tout ce qui est exagéré est insignifiant.» C’est au même Talleyrand que nous devons cette pensée qui, combiné avec celle de Valéry De deux mots il faut choisir le moindre, vaut tout un manuel de stylistique. Le respect de ces règles nous épargnerait ce mot problématique si souvent employé à la place du mot problème. Problématique, en tant que nom, est un mot savant entré dans le langage courant par la porte d’une philosophie mal enseignée. Il désigne selon le TLF, « l’ensemble des problèmes élaborés par une science donnée et considérés comme délimitant le domaine qui lui est propre. » La plupart des gens l’utilisent dans le sens de problème, Il devient alors un marqueur de territoire social et intellectuel.  Le verbe instrumentaliser, autre terme savant à l’origine, a droit depuis quelque temps au même honneur. L’adjectif systémique, accolé au mot racisme est un autre marqueur de territoire, On croit se hausser d’un rang dans la hiérarchie quand on utilise de tels mots. Dans ce cas, la langue française devient un instrument de mensonge à soi-même plutôt que de servir la connaissance de soi. À propos des auteurs qui abusent des marqueurs de territoire Nietzsche écrit : « ils troublent leurs eaux pour les faire paraître profondes. »

Les tic de langage

Ce n’est pas ainsi qu’une langue évolue dans la bonne direction. Ce n’est pas non plus en s’abandonnant à ces tics  de langage que sont les quelque part, les au niveau de, les c’est vrai que et les regrettés Tsé veux dire.  Mal français[4] autant que québécois.

De deux flèches, il faut préférer celle qui va droit au but. Les tics de langage n’ajoutent rien au sens des mots qu’ils accompagnent. À quelles lois obéissent-ils ? Mystère. Ce que nos tics de langage disent de nous, un article récent du site Psychologies , lance bien la réflexion sur le sujet.

«Pour le psychiatre Yves Prigent, auteur de Débandades dans la blabasphère (Ed. Calligrammes 2011.), le tic, loin d’être un outil de communication, est un mot paresseux : « Il sert à faire le bruit de la parole, sans en contenir aucune, comme la musique que l’on entend dans les supermarchés, destinée à endormir le client. » En voulant apaiser notre interlocuteur, le rassurer – « Tu vois, je parle la même langue que toi » –, nous ne prenons pas le risque de le déranger, ni d’être nous-même dérangé, avec une parole vraie, vive, non convenue. La recherche de la complicité prime sur le contenu du discours, « tout va sans dire ». Ainsi les formules « voilà » ou « vous voyez », alors qu’il n’y a rien à voir… et rien à entendre non plus. Selon Yves Prigent, notre société immature favorise un langage proche du babil de l’enfant avec sa mère qui le comprend à demi-mot. Conséquence : la langue s’appauvrit, la vraie communication en pâtit.»

«Pour le psychanalyste Jean-Pierre Winter, il est nécessaire de distinguer le tic d’appartenance, que toute une époque utilise plus ou moins – sciemment adopté donc, même s’il se meut en automatisme au fil du temps – du tic involontaire qui trahit une histoire personnelle, sans que son utilisateur n’en ait conscience. D’après le psychanalyste, le tic est une véritable manne : « Celui qui commence toutes ses phrases par “c’est vrai que” interroge quelque chose : ce qu’il disait avant était-il faux ? Est-il obligé d’asséner que ce qu’il dit est vrai, car il n’en est pas lui-même très sûr ? Répété des dizaines de fois, il est là pour balayer ses doutes, le rassurer. Il peut s’agir d’une personne qui a du mal à croire en ses propres sensations. ».

L’enflure

Ce livre est super. Il y a en effet une autre façon à la mode de parler pour ne rien dire : l’enflure, l’abus des superlatifs. Tout devient fantastique, formidable, superbe, extraordinaire, sensationnel, objet d’une surenchère destinée à masquer la pauvreté et le flou des sentiments réellement éprouvés. Le mal s’est aggravé depuis que Marcel Aymé l’a diagnostiqué dans Le confort intellectuel [5]en 1949, mais le mot super est demeuré en tête du palmarès.

« Quand on a dit « c’est super », on a tout dit à propos de tout et on n'a plus besoin d'apprendre la liste des mots citée précédemment. Puisque ces mots s'équivalent, ne convenait-il pas, par souci d'efficacité, de les fondre en un seul? Super![6]

Quand les mots se mettent à enfler, poursuit Marcel Aymé, quand leur sens devient ambigu, incertain, quand le vocabulaire se charge de flou, d'obscurité, de néant péremptoire, il n'y a plus de recours pour l'esprit. On ne pèse pas avec de faux poids, ni avec de fausses balances. Est-ce que la plupart des mots sur lesquels nous vivons aujourd'hui, ceux qui nous servent à exprimer notre position d'homme par rapport aux autres hommes, ne sont pas faussés, dénaturés? »[7] À noter que les jeunes habitués à l’efficacité du tweet devraient comprendre mieux que leurs parents le sens de cette critique

 À la défense de tout ce qui croule on invoque la démocratie. Ce qu’a fait le philosophe Georges Leroux à propos de l’éducation. Mme Beaudoin-Bégin use et abuse du même argument à propos du français. Les jeunes, menace-t-elle en leur nom, quitteront la galère de la langue si elle se remet à flot, si on colmate ses brèches. Madame préfère-t-elle qu’ils y restent jusqu’à la noyade ?  Donald Trump qui Tweet au lieu de parler et bombarde ses auditeurs de tremendous et autres superlatifs enflés est-il un meilleur représentant de la démocratie qu’Abraham Lincoln, lequel a ajouté un classique à la langue anglaise : The Gettysburg Address. Ce discours inspiré illustre bien le lien étroit entre la beauté de la langue et l’élévation morale. On peut aussi mentir élégamment hélas!

La démocratie par l’aristocratie

Les jeunes, il faut leur apprendre l’escalade au lieu de la noyade, le courage au lieu de la dérobade, le sentiment d’admiration au lieu du ressentiment. La démocratie, quand l’aurons-nous enfin compris, ne tient que par les vertus aristocratiques de ses membres, par cette noblesse qui les oblige au partage de ce qu’il y a de meilleur. Vérité dont on s’inspire même dans la France des banlieues, où l’on organise des concours oratoires pour les jeunes; comme dans les collèges où Jean Lesage, Daniel Johnson, Robert Bourassa, René Lévesque, Jacques Parizeau, Lucien Bouchard, Bernard Landry ont étudié. Ce peuple québécois madame, ce peuple que vous voulez consoler de lui-même en le délestant de sa syntaxe, s’est toujours porté spontanément vers ceux des siens qui connaissaient le mieux le français. Le peuple est capable d’admirer ce à quoi il n’a pas lui-même accès, c’est pourquoi il est proche de la véritable élite. L’incapacité d’admirer ce qui est plus qu’une image d’elle-même est le fait de la masse et des intellectuels de ressentiment qui la flattent. Évitons surtout de confondre le parler de souche avec le sabir résultant d’une scolarisation bâclée.

Et tout récemment, à défaut de pouvoir puiser dans cru d'antan, le peuple québécois s’est tourné vers un ancien du Collège français Stanislas, Philippe Couillard, lequel hélas! semble plus attaché au lien fédéral qu’à cette langue française qu’il connaît pourtant si bien. C’est à lui qu’il appartiendrait de s’adresser aux jeunes en des termes propres à remonter le tonus verbal de la population : au lieu de vous enliser dans la confusion des dont et des que, de l’indicatif et de l’impératif, d’adresser des problématiques et de bluffer vos semblables, montez à l’assaut des difficultés de votre langue, rêvez d’avoir un jour un style, un tel rêve n’est jamais vain, car il y va de l’estime de soi. On ne peut que se détester quand on se baragouine soi-même.

Certes la langue évolue, mais, voilà un autre mot flottant. Si elle évolue selon les lois de l’évolution ce ne peut-être que vers une plus grande complexité. Autrement elle ne fait que changer et ce peut très bien être pour le pire. Le baragouinage peut certes s’accompagner de verve, d’aisance, surtout s’il est soutenu par une forte personnalité. On s’en réjouit à l’occasion, mais pour regretter ensuite que cette faconde ne soit pas informée par une syntaxe maîtrisée, comme celle d’Edgar Fruitier, par exemple. En toute chose, le mieux placé pour innover c’est celui qui a atteint l’excellence, qui est devenu maître. Pour l’apprenti, prétendre innover c’est ériger ses maladresses en prouesses. Ce qui s’est produit trop fréquemment dans ce qu’on appelle l’art contemporain.

Imiter les classiques, égalez-les et vous pourrez ensuite prétendre les dépasser. C’est ce qu’on fait Victor Hugo, Nietzsche et plus près de nous Céline, Proust et Valéry. Les innovateurs par ignorance, ces mois informes qui s’aplatissent sur eux-mêmes plutôt que d’avoir l’humilité de se laisser former par la langue des ancêtres témoignent soit d’un état dépressif soit, ce qui revient au même, d’un glissement vers l’inerte, le mécanique. Les robots n’ont pas à s’élever jusqu’au génie d’une langue, ils ne parlent et n’écrivent qu’en binaire, les phrases qu’ils parviennent à synthétiser ne sont pas les effets de la créativité des vivants mais ceux de la correspondance entre des séquences binaires et des mots préfabriqués. À voir la façon dont nos gouvernements détournent les jeunes de la culture pour les pousser vers l’avenir des robots, on se demande s’ils croient encore à leur avenir en tant que vivants, capables d’écrire avec leur corps, tant ils ont d’esprit, possédant ce que Marcel Aymé appelle le don d’écrire:

«Le don d'écrire? Je ne parle pas, bien entendu, de ce don que possèdent heureusement la plupart des auteurs de ficeler proprement, dans une langue correcte, un roman de deux ou trois cents pages avec montée, culminance en palier, descente et chute pensive. Je parle de ce don plus rare qui consiste à être de sa chaleur et de sa chair dans les choses qu'on écrit, à donner aux idées la présence, aux mots le poids et la consistance d'un objet familier, maniable, le frémissement sanguin, nerveux, humoral et hormonal de la vie, en même temps qu'une certaine liberté qui continue à circuler dans la phrase après qu'elle a été fixée sur le papier; qui consiste aussi dans la joie d'écrire, de se transformer soi-même en livre, dans le plaisir de jouer avec les mots, de les tâter comme des pêches de vigne ou des chairs de femme, de mouiller un substantif avec un peu d'adjectif, d'empoigner une phrase rétive et de la réduire apoplectique et signifiante, ou au contraire de l'étirer, de la tendre comme une corde de guitare et d'en écouter la résonnance jusque dans ses doigts de pieds. Rien n'est plus important pour un écrivain que cette disponibilité d'esprit, cette faculté de changer de point de vue à chaque instant, de disposer de tous les horizons pour regarder les hommes et les situations et, à l'occasion, pour être contre soi-même.»[8]



[1] http://www.newyorker.com/culture/culture-desk/the-construction-of-a-twitter-aesthetic

[2] Benjamin Constant, Adolphe (1816)

[3] http://agora.qc.ca/documents/talleyrand_au_congres_de_vienne

[4] https://www.youtube.com/watch?v=seKCP2mPXEA

[5] Marcel Aymé, Le confort intellectuel, Paris, Éditions Flammarion, 1949, p.51.

[6] Ibid., p.51

[7] Ibid., p.41

[8] http://agora.qc.ca/documents/ecrire--le_don_decrire_par_marcel_ayme

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