La nanosanté
La nanosanté
La nanosanté, par Mathieu Noury, éditions Liber, Montréal 2017
Ce texte fait partie d’une série de quatre articles, regroupés sous le titre général Quatre livres convergeant vers la critique du narcissisme.
Que peuvent donc avoir de commun avec le narcissisme de l’art contemporain les nanotechnologies? Réponse : une précision dans le diagnostic pré maladie qui alimente, à l’échelle individuelle, l’obsession de la santé. La prévention d’hier, l’hygiène, en est un bon exemple, était collective. On assainissait les eaux dans l’ensemble d’un pays et chacun pouvait vivre tourné vers d’autres idéaux que sa santé, jusqu’à ce que la maladie le frappe, la plupart de temps sans le détourner de ses idéaux. La médecine intervenait alors, mais alors seulement. Avant d’être le résultat d’un test objectif, quantitatif, mesurant un écart par rapport à une moyenne, la maladie était un changement d’ordre qualitatif vécu subjectivement.
Les nanotechnologies permettront à la médecine d’envelopper l’être humain, depuis sa conception jusqu’à sa mort dans une matrice techno qui le fera régresser vers le sein maternel tout en l’incitant à user de sa raison pour gérer sa santé, comme on gère son portefeuille à la bourse. C’est ce qu’on appelle la « médecine prédictive ». Le mouvement quantified self donne un avant-goût de cette tendance.
Car les nanotechnologies, on l’aura compris, ont pour but de personnaliser la médecine, ce qui implique une évaluation des risques, par l’analyse des gènes, longtemps avant que les maladies ne se déclarent. Chacun surveillera les agents pathogènes qui le menacent, de près et de loin, comme un préposé au radar surveille les bombardiers ennemis dans le ciel sombre de la guerre. C’eût été l’enfer pour l’homme autonome d’hier, mais il est fort possible que ce soit le paradis pour l’homme hétéronome d’aujourd’hui. Il y a quelques semaines on a pu entendre sur les ondes de la SRC un homme dans la quarantaine ayant acquis une espèce de célébrité pour avoir obtenu à ses frais un portrait de son génome lui permettant de connaître les risques auxquels il est exposé. L’exercice semblait être pour lui la chose la plus naturelle du monde.
Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que des témoignages de ce genre soient commandités par l’industrie médicale, car la nanomécine, calquée sur la science fiction, est une espèce de programme spatial qui a besoin du soutien financier des États, ce qui suppose une imprudente surenchère dans les promesses et peu de scrupules dans la promotion. Il faut vendre le résultat avant de le produire, dans le cadre d’une globalisation où la concurrence est féroce et les investissements fabuleux, si fabuleux qu’il faut craindre la montée de ce que l’un des auteurs cités par Mathieu Noury appelle « les bio-inégalités ».
Ce livre est clair, éclairant et complet. Il faudrait le mettre sur la liste des lectures obligatoires dans les facultés de médecine et de sciences infirmières. S’il est impeccable sur le plan de l’information technique, il fait aussi une juste place à la pensée la plus profonde et la plus pertinente, comme en témoigne cette page de la conclusion : p142
« Autant intéressée par l'éradication du pathologique que par l'amélioration de la santé et de nos potentialités physiologiques individuelles, la nanomédecine participe à un renouvellement de la forme du contrôle biomédical et du pouvoir sur la vie. Elle est par là même foncièrement politique au sens où elle n'est pas simplement soutenue par des initiatives et des intérêts politico-économiques, mais qu'elle s'enracine dans une biopolitique de la transgression et du dépassement technoscientifique de la « condition humaine », c'est-à-dire, pour reprendre les mots d'Hannah Arendt, de « l'existence humaine telle qu'elle est donnée ». Cet enracinement politique de la nanomédecine et, plus largement, de la recherche biomédicale contemporaine dans une pensée de la transformation technique de l'humain, Arendt en avait dès 1958 saisi toute la portée culturelle : « Depuis quelque temps, un grand nombre de recherches scientifiques s'efforcent de rendre la vie "artificielle" elle aussi, et de couper le dernier lien qui maintient encore l'homme parmi les enfants de la Nature. [...] Cet homme futur que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l'existence humaine telle qu'elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu'il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. [...] C'est une question politique primordiale que l'on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science, ni à ceux de la politique. »