La légende dorée des personnes handicapées
À propos du livre de Al Etmanski, The Power of Disability, Berrett-Khoeler, Oakland, 2020
Dans un contexte favorable à l’euthanasie sur demande, à l’aide médicale à mourir (si l’on préfère un vocabulaire mieux en accord avec l’esprit de notre temps), bien des personnes handicapées, sur le plan physique, comme sur le plan mental ou intellectuel, se sentent de trop au royaume de la terre, tout près de la dernière porte, celle de la solution finale. Dans un livre intitulé The Power of Disability, Al Etmanski, sans prendre position sur la question du choix ultime, nous invite à voir dans ces personnes de trop un plus être pour les communautés et l’humanité. Al est un ami de l’Agora, avec qui nous avons travaillé pendant de nombreuses années dans le cadre du projet Philia. Fellow Ashoka, membre de L'Ordre du Canada, chef de file en innovation sociale dans ce pays, il fut notamment à l'origine du Régime d'épargne-invalidité, le REEI. Nous souhaitons que son livre soit traduit en français, c’est pourquoi nous donnons tout de suite un aperçu de la version anglaise.
Dans ce livre qui s’adresse au grand public, Al présente en une ou deux pages une centaine de personnalités bien connues, parfois pour rappeler leur contribution au redressement des torts faits aux personnes handicapées, le plus souvent pour illustrer leur volonté de vivre, non pas en dépit de leur fragilité, mais dans une large mesure grâce à elle.
Cette série de tableaux est une légende dorée des handicapés, à cette différence près qu’au lieu, comme le fait Jacques de Voragine, de célébrer la perfection de ses héros en les embellissant, Al Etmanski les montre tels qu’ils sont en soulignant le bon parti qu’ils tirent de leurs épreuves. Une forme insolite de sagesse et parfois de sainteté apparaît ainsi : elle consiste dans le bon usage de sa fragilité.
Ainsi le physicien Stephen Hawking, handicapé dans tout son être et jusque dans son élocution, en vient-il à rappeler que cela l’a aidé dans sa carrière en le dispensant de participer à des réunions ennuyeuses et inutiles. Et quand on lui a demandé s’il pourrait créer le monde mieux que ne l'ont fait le hasard ou Dieu, il a répondu : « Si je l’avais conçu différemment, il ne m’aurait pas produit. » L’humour est au cœur de la sagesse de ces imparfaits.
Le destin de ce savant est un bel exemple de ces maladies créatrices si bien décrites par le psychiatre Henri F. Ellenberger. On en retrouve plusieurs autres dans le livre, dont les dépressions d’Abraham Lincoln et de Leonard Cohen, l’autisme de Greta Grunberg et de Temple Grandin, la dame qui sut entendre et comprendre les animaux qu’on expédie à l’abattoir. La cécité peut être une autre de ces maladies créatrices, celle de Jorge Luis Borgès en fut une. La créativité peut aussi prendre la forme d’une brillante carrière politique. Tétraplégique à 19 ans, suite à un accident de ski, Sam Sullivan devint maire de Vancouver quelques décennies plus tard. « Il faut transformer les échecs en épreuves» disait Gustave Thibon. Al Etmanski reprend la même idée en d’autres mots : transformer l’adversity en opportunity. La vie de Sam Sullivan est remplie de miracles de ce genre. Son infirmité ne l’a pas empêché de diriger des voiliers ni d’escalader des montagnes. Il faisait partie du projet Philia. Nous l’avons reçu à plusieurs reprises à la maison. Je me suis souvent demandé comment, étant en permanence assis dans un fauteuil ou étendu sur un lit il pouvait éviter la sclérose. Il m’a suffi de l’observer dans sa vie quotidienne pour comprendre qu’il fait plus d’exercices que vous et moi, ces exercices consistant, par exemple, à mettre plus d’une heure chaque matin pour passer pouce par pouce de son lit à son fauteuil roulant. Ce qui ne cesse de m’émerveiller dans son histoire comme dans celles de plusieurs autres héros et héroïnes du livre, c’est que la joie de vivre et l’élan qu’elle comporte y a une plus grande part que la volonté, pourtant très forte.
On chercherait en vain le mot " droit " dans ce livre. Mettre l’accent sur leurs droits, cela équivaudrait à inciter les personnes handicapées à s’ensevelir dans le sillon triste et déprimant de la revendication. C’est là, aux yeux de Al Etmanski, une étape dépassée dans leur intégration à la société. C’est là aussi une façon de substituer la rationalité juridique et étatique à l’autonomie du vivant.
Pour les mêmes raisons, Al Etmanski ne mise pas démesurément sur les remèdes techniques aux handicaps. Chacun sait à quel point les progrès dans ce domaine peuvent être utiles. La vie de Stephen Hawking le montre bien, mais sans la joie de vivre qu’il a tirée de la communauté qui l’a accueilli, quel usage ce grand savant aurait-il pu ou voulu faire de ses prothèses ? Sam Sullivan aurait-il résisté à la tentation du suicide et à l’abus des drogues sans l’amour de cette petite nièce qui s’est jetée dans ses bras, aurait-il persévéré dans ses ascensions sans la constante sollicitude de sa compagne actuelle ? La grande leçon à tirer de ce livre c’est que l’indépendance suppose l’interdépendance. Dans le contexte individualiste actuel, les bien-portants ont tendance à sous-estimer l’importance de cette loi. Leur donner l’occasion de la redécouvrir est le meilleur service que peuvent leur rendre les personnes handicapées, pour qui elle n’est pas un luxe mais une nécessité. Aucun robot, animaloïde ou humanoïde, ne remplacera jamais auprès d’un vivant la présence féconde d’autres êtres vivants. La vie naît de la vie, tel est le titre de la conclusion du livre.