La conception de Jacques Ellul

Jacques Dufresne

Jacques Ellul est le Newton de la technique. Dans un ouvrage, devenu un classique, le système technicien, il a démontré que la technique constitue un système analogue au système planétaire. Le point de départ de sa démonstration est cette définition du système par Bertalanffy: «Le système est un ensemble d?éléments en relation les uns avec les autres de telle façon que toute évolution de l?un provoque une évolution de l?ensemble et que toute modification de l?ensemble se répercute sur chaque élément»

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Jacques Ellul
Le Newton de l'univers technique
par Jaques Dufresne

Si Spengler et Mumford ont eu au début de leur carrière quelques illusions sur l’influence que l’homme peut exercer sur la technique, Jacques Ellul, pour sa part, semble être né sans illusions. Dès 1954, il s’indigne contre cette maxime de la pensée naïve qui renaît sans cesse de ses cendres: «ce n’est pas la technique qui est mauvaise, c’est l’usage qu’on en fait» (Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, A. Colin, 1954, p. 90). Il faut méconnaître la technique pour penser ainsi. Elle est la méthode en tant qu’elle est perfectible à l’infini. Elle s’engendre elle-même. Les caractéristiques à un stade donné de son développement font apparaître la possibilité et la nécessité d’un autre stade. Elle obéit à la causalité. Aucune fin morale ne l’infléchit. Oui il y a un bon et un mauvais usage de la technique. Mais le mauvais usage est une erreur technique, non une faute morale. L’automobiliste qui bousille son moteur en fait un mauvais usage.

L’homme aurait donc été dépassé, submergé par sa propre invention’ Disons plutôt qu’il a enclenché au début des temps modernes un processus tel qu’il allait ensuite se développer selon sa logique propre, indépendante des fins qu’on pourrait tenter de lui assigner de l’extérieur.

Dans sa définition de la technique, Ellul distingue l’opération du phénomène. L’opération technique recouvre tout travail fait avec une certaine méthode, pour atteindre un résultat. «Le phénomène technique est la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace» (ibid. p. 19).

En toutes choses: cela veut dire que rien ne doit échapper au souci de l’efficacité. à l’époque où Ellul écrivait ces lignes, les Américains Masters et Johnson étudiaient l’orgasme scientifiquement de manière à pouvoir proposer des techniques plus efficaces pour le provoquer.

Et il ne suffit pas que la méthode nouvelle soit plus efficace que la précédente, il faut qu’elle tende à devenir la méthode parfaite. Dans les Jeux Olympiques de l’Antiquité, les records n’existaient pas. On était le premier ou le dernier, mais jamais le premier ou le dernier absolument. Les records dans les Olympiques modernes, eux-mêmes assimilés au phénomène technique, illustrent bien la tendance générale actuelle.

Dans La technique ou l’enjeu du siècle, Ellul entrevoyait déjà que le phénomène technique constitue un système analogue au système solaire et au système économique, même si c’est seulement vingt ans plus tard, dans un ouvrage intitulé justement Le système technicien, qu’il exposera sa théorie complète sur la question.

En 1954, il se limite à analyser les caractères du phénomène technique et à dresser la carte de ses conquêtes récentes: l’école, le travail, la médecine, l’état. Nous retiendrons de ce livre l’analyse de la façon dont les dernières techniques se partagent la tâche de refaire l’homme. Dans les camps de concentration, explique-t-il, les techniciens de la mort ont commis l’erreur de s’attaquer à l’homme, de front, à chaud et globalement. «On n’avait pas pris la précaution d’anesthésier les victimes. L’opération technique s’effectuait à chaud, dans les larmes, dans les séparations familiales, dans les contraintes. Maladresse insigne, mépris absolu de la sensibilité des hommes» (ibid., p. 351).

«Une telle erreur ne se reproduira pas. L’homme à refaire sera d’abord dissocié de ses diverses parties... dont un spécialiste s’occupera ensuite impunément, sans faire scandale, sans donner l’impression, et sans l’avoir lui-même, que son but est de refaire l’homme entier». La technique, précise Ellul, ne peut être efficace que si elle est spécialisée. Pendant qu’un expert s’occupera des gènes, un autre s’occupera de l’apprentissage scolaire, un troisième du comportement sexuel, etc.

Efficace, la technique le sera en un double sens. Elle atteindra le résultat visé, et elle pourra s’appliquer sans soulever des tempêtes de protestation. «L’application mesurée de la technique est le point de départ de la dissociation. Nulle part, personne ne déclare: Nous technicisons l’homme, nous soumettons l’homme à la technique [...] et ainsi parce que dans aucune des techniques appliquées à l’homme on ne retrouve l’homme entier, on s’en lave les mains et on déclare que l’homme reste intègre dans cette aventure» (ibid., p. 352).

On peut trouver une confirmation de cette thèse dans le débat qu’ont suscité les nouvelles techniques de reproduction: la fécondation in vitro par exemple. Il y eut dans ce cas des protestations - fugitives il est vrai mais suffisantes pour émouvoir les gouvernements - parce que c’est l’homme tout entier qui était visé dans son état embryonnaire et aussi parce que de toutes les dissociations, la dissociation de la procréation et de l’acte procréateur et la séparation consécutive de l’un et de l’autre ont une portée considérable, beaucoup plus grande que la dissociation du comportement confié au psychologue ou de l’apparence confiée au spécialiste en chirurgie esthétique. Ellul reviendra dans son dernier ouvrage, Le bluff technologique, sur le thème du remodelage de l’homme, thème auquel l’Américain Vance Packard aura entre-temps consacré un ouvrage.

Le système technicien
En 1977, Le système technicien paraît enfin. La technique - en tant qu’opération comme en tant que phénomène - constitue un système, explique Ellul, à partir d’une définition de la notion de système établie selon les règles, compte tenu notamment de l’ouvrage de Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, paru un 1973.

Ellul retient d’abord le caractère général suivant: «Le système est un ensemble d’éléments en relation les uns avec les autres de telle façon que toute évolution de l’un provoque une évolution de l’ensemble et que toute modification de l’ensemble se répercute sur chaque élément» (Jacques Ellul, Le système technicien, Calmann-Levy, Paris 1977 p. 88).

La question du feed-back pose un problème dans le cas de la technique conçue comme système. Ellul s’explique sur ce point: «Tout le drame technologique actuel tend à ce que la technique ayant conquis son autonomie et fonctionnant par auto-accroissement ne pourrait au contraire avoir de feed-back que par une pression externe: le feed-back est rendu possible par le complexe informatique, mais la relation doit être médiatisée par un élément non technique ce qui va à l’encontre de l’autonomie, et est parfaitement inacceptable» (ibid., p. 133.).

Ce sont les caractères qu’Ellul attribue au phénomène technique qu’il importe de bien comprendre pour être en mesure de saisir la façon dont la technique agit sur nous, en nous et par nous.

L'autonomie
«Technique autonome, cela veut dire qu’elle ne dépend finalement que d’elle-même, qu’elle trace son propre chemin, qu’elle est un facteur premier...» (ibid., p. 137).

Autonome signifie littéralement: qui suit sa propre loi. Le vivant est autonome; la loi de sa croissance et de son mouvement est en lui. Dire que la technique est autonome, c’est aussi dire qu’elle est une action, non une réaction. C’est le milieu sur lequel elle agit qui réagit à elle, qui s’adapte. Elle ressemble à l’invité de marque en l’honneur duquel on organise une réception. Quand il fait son entrée, tous les regards se tournent vers lui. L’impuissance totale du vivant face à la technique est une conséquence de son autonomie. La politique elle-même est impuissante. «C’est la politique qui est de plus en plus réduite par la technique, et incapable aujourd’hui de diriger la croissance technicienne dans un sens ou dans l’autre» (ibid., p. 141).

Ainsi, ce sont les cafés qui deviennent électroniques. Ce sont les rites de la table et le menu qui s’ajustent aux exigences de l’ordinateur-communicateur, lequel occupe la place du poulet au milieu de la table.

Dans les bureaux, sont-ce les plantes vertes, les fontaines, les boiseries vivantes, douces au toucher qui déterminent l’atmosphère... ou plutôt les moniteurs, les fils, et les processeurs’

Déjà dans les chambres d’hôpitaux, les choses les plus visibles sont les tubes et les bouteilles, c’est-à-dire la réplique technicisée du système circulatoire. La réplique du système nerveux s’ajoutera à l’ensemble.

Et dans sa propre maison, on quittera ses invités du voisinage pour aller poursuivre sur Internet une discussion plus intéressante; le convivial devra s’adapter au technique comme ce fut le cas pour la télévision.

L'unité
Dire que la technique constitue un système, c’est dire qu’elle est caractérisée par l’unité. Tout se tient. Pas d’élevage industriel sans antibiotiques. Mais là où l’élevage industriel est possible, l’élevage traditionnel n’est plus rentable. Pour rentabiliser l’élevage industriel, il faut par la sélection réduire la variété biologique. Cette réduction entraîne dans les troupeaux des séquelles qui rendent de nouveaux médicaments absolument nécessaires. Dans l’élevage industriel, le contrôle de la reproduction va de soi. Les vaches ne pourront donc plus vêler n’importe quand. Le débit de lait produit sera constant. Les cultivateurs qui auront survécu à la mutation ne vivront plus selon le temps de la nature mais selon le temps réglé de la technique. La vie sociale s’en ressentira, il faudra des techniques d’intervention spécialisées pour réparer les bris dans l’homme.

Tout cela rendra souhaitables une connaissance et une maîtrise plus grande des gènes, ceux des hommes comme ceux des animaux, chose réclamée aussi par les médecins, les employeurs, les policiers, les militaires et les banquiers...

Génétique et informatique feront leur fusion. La transmission de l’information par ordinateur facilitera la tâche des chercheurs travaillant à l’établissement de la carte du génome.

Manipulations génétiques d’un côté. Les vivants pourront être refaits de l’intérieur. De l’autre, au même moment, grâce à la chirurgie esthétique, assistée par les logiciels de traitement de l’image, modification de l’apparence extérieure.

Les recherches en génétique et en médecine rendront possible l’élevage industriel du poisson, du saumon par exemple. Autre débouché pour les antibiotiques: tous les élevages. Et bientôt l’ensemble des mers et des océans: car les poissons d’élevage transmettent leurs nouvelles maladies à leurs homologues demeurés sauvages. Etc.

L'universalité
Le phénomène technique, dit Ellul, est la recherche en toutes choses de la méthode absolument la plus efficace. Voilà l’universalité. En toutes choses: partout et dans tous les domaines.

Partout: Le réseau Internet est le symbole parfait de cette universalité géographique en même temps qu’il en est l’outil. L’universalité implique la substitution de rites et de symboles identiques à des rites et des symboles locaux. Le système technicien est un univers qui se constitue lui-même en système symbolique.

Dans tous les domaines! Il existe des techniques de guérison par le rire, par la détente, par la méditation, des techniques de mort douce et de libération par les larmes, etc.

La totalisation
Ce qui compte dans le système technicien, c’est moins chacune des parties que le système de relations et de connexions entre elles. L’ordinateur-communicateur illustre bien la totalisation: il est le point de rencontre d’un grand nombre de séries causales: en navigation la boussole, en mathématiques, en physique, en chimie, en recherche informatique, et il est lui-même un lien entre pratiquement toutes les activités humaines.

Dans son analyse technique, Ellul range le progrès technique, le système technicien en mouvement, dans une catégorie à part - dont il fait également la caractérologie. Il distingue ici encore quatre caractères principaux: l’auto-accroissement, l’automatisme, la causalité, l’absence de finalité et l’accélération.

Comme il y a des rapprochements possibles entre ces caractères et ceux que nous venons d’évoquer, nous nous limiterons à quelques commentaires sur l’accélération. La thèse d’Ellul est que l’accélération est une caractéristique du projet technique et qu’elle va se poursuivre - mais ailleurs; ailleurs, c’est-à-dire non plus dans le secteur de la production des biens de consommation mais dans ce que Baudrillard appelle les techniques de réparation. Nous sommes au milieu de la décennie 1970. Ce qui s’est passé depuis dans le secteur des communications justifie la prédiction d’Ellul.

Ellul constate lui-même dans son dernier livre Le bluff technologique que non seulement ses vues sur l’accélération étaient justes, mais qu’en informatique en particulier, l’accélération a été plus rapide que prévu. Il apparaît clairement dans ce livre qu’aux yeux d’Ellul, le caractère totalitaire de la technique est de plus en plus manifeste. Entre 1977 et 1990, date de la parution du bluff technologique, il y eut ce que Ellul appelle «la grande innovation». Et cette grande innovation c’est la fin de la résistance à la technique!

La grande innovation
Jusqu’alors, on s’était toujours soucié de l’impact du progrès technique. Dans les sociétés, comme dans les consciences individuelles, la rencontre d’un présent dominé par une technique qui discrédite le passé provoquait un choc qui faisait apparaître la nécessité de certains ajustements, de certaines adaptations. La publication d’utopies comme Le meilleur des mondes, de Huxley, illustrait à la fois le choc entre le passé et le présent et le souci d’assurer la transition entre l’un et l’autre.

Ce souci n’existe plus désormais. «Or, c’est ici que s’est produit depuis quelques années ce que je peux appeler la Grande Innovation. Infiniment plus importantes que toutes les découvertes technologiques énumérées plus haut. La mutation qui s’est effectuée a consisté en ceci: on a cessé de chercher les moyens directs de résoudre les conflits. On a renoncé à adapter par contrainte l’économie ou la politique à la technique. On a renoncé en même temps à produire des mutants, des hommes parfaitement cohérents, sans bavure, à l’univers technicien. On a cessé de heurter de front les obstacles et les refus. On a cessé de vouloir rectifier les disfonctions de la technique par action directe» (Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Hachette, Paris 1990, p. 34).

Ellul avait compris, comme Debord, que la technique constitue elle-même le spectacle qui la légitime. C’est précisément la jonction entre les techniques du spectacle (dont font partie les nouvelles techniques de communication et d’information) et les techniques de production qui a rendu possibles l’encerclement et la réduction des dernièrs points de résistance. «Personne n’a pris le commandement du système technicien pour arriver à un ordre social et humain correspondant. Les choses se sont faites, par la force des choses, parce que la prolifération des techniques médiatisée par les médias, par la communication, par l’universalisation des images, par le discours humain (changé), a fini par déborder tous les obstacles antérieurs, par les intégrer progressivement dans le processus lui-même, par encercler les points de résistance qui ont pour tendance de fondre, et cela sans qu’il y ait de réaction hostile ou de refus de la part de l’humain, parce que tout ce qui lui est dorénavant proposé d’une part dépasse inf
iniment toutes ses capacités de résistance (dans la mesure où il ne comprend pas le plus souvent de quoi il s’agit), d’autre part est dorénavant muni d’une telle force de conviction et d’évidence que l’on ne voit vraiment pas au nom de quoi on s’opposerait. S’opposer d’ailleurs à quoi’ On ne sait plus, car le discours de captation, l’encerclement, ne contient aucune allusion à la moindre adaptation nécessaire de l’homme aux techniques nouvelles. Tout se passe comme si celles-ci étaient de l’ordre du spectacle, offert gratuitement à une foule heureuse et sans problème» (ibid., pp. 34-35).

Ellul analyse le système technicien devenu totalitaire aussi rigoureusement, aussi froidement même que s’il s’agissait d’un chemin de fer ou d’un aqueduc. On est même tenté de lui reprocher de se mettre en contradiction avec lui-même en utilisant la meilleure méthode possible pour dénoncer et démasquer un phénomène qui consiste précisément à rechercher... la meilleure méthode possible en toutes choses.

De toute évidence, c’est délibérément que Ellul a couru ce risque. Qui l’aurait entendu, qui l’aurait suivi si, au lieu de mettre la grande machine à disséquer sur sa table de dissection, il avait évoqué, sur le mode poétique, la façon dont elle menace le «secret de l’homme», l’authenticité de sa vie’

La grande rigueur de Ellul est aussi une forme de pudeur. Il est devenu indélicat, indécent même parfois d’évoquer la vie et sa spontanéité dans un contexte où le luxe, le calme et la volupté du poète ont été remplacés par le confort, l’agitation et l’excitation. Pudeur imparfaite! L’attachement passionné de Ellul pour les choses menacées affleure souvent, surtout dans les premiers livres, à travers la froide critique destinée à les protéger. Ces choses menacées ce sont «le secret de l’homme», et la vie. «[...] la technique attaque l’homme, l’atteint profondément dans ses sources vitales, le blesse dans son secret même; nous avons vu que l’un des objectifs de certaines de ces techniques de l’homme est de le dépouiller de son secret» (La Technique ou l’enjeu du siècle, op.cit. p. 377).

Les traditions sont aussi menacées. Ellul est protestant. Il y a sans doute bien peu de groupes humains qui sont aussi attachés à leurs traditions que les protestants français, qui ont encore les yeux tournés vers les cavernes où leurs ancêtres avaient trouvé refuge.

Rites et méthodes
Les choses léguées par la tradition sont d’abord des rites immuables, plutôt que des méthodes perfectibles à l’infini. L’amélioration des méthodes, qui est au coeur du phénomène technique, a pour but de gagner du temps. Nous sommes des coureurs olympiques. Chaque jour, nous avons un record à abattre. Dans la plus sage des hypothèses, nous nous donnons tout ce mal pour accumuler un capital de temps dont nous pourrions un jour disposer. Dans la moins sage, notre lutte incessante contre le temps est notre façon de goûter à l’éternité.

Dans les sociétés traditionnelles, on ne pouvait miser sur le capital du temps. D’où l’importance des rites. Les rites séparaient les eaux du temps comme Moïse avait séparé celles de la Mer Rouge, pour permettre à l’âme de se recueillir dans l’instant et d’y trouver la force d’un envol vers l’éternel.

Rites de la table: de telle heure à telle heure on mange... et on ne pense qu’à manger et qu’à causer avec les commensaux. La table, si elle est bien mise, sera belle au point que les peintres voudraient la reproduire dans une nature morte. Dans cet espace transfiguré par l’art - lequel s’identifie ici à l’art de vivre - dans ce temps protégé contre le temps, les esprits s’animeront.

Les rites de la table, comme tous les rites d’ailleurs, sont remplis de défis à la méthode. Le but ici n’est pas de lutter contre la montre, mais de l’arrêter.

Le mystère, le secret au fond de l’homme a besoin de ces arrêts du temps. La vie aussi, de même que les sentiments, les passions et la foi. La joie sera d’autant plus débordante les jours de fête qu’elle aura été plus longtemps et plus rigoureusement contenue.

La technique détruit les rites, ces accidents du paysage temporel, plus efficacement encore qu’elle ne soumet à sa norme les paysages de l’espace. Dans les familles en manque de temps, chacun mange à son heure ... et tous les autres rites anciens subissent le même assaut pour être remplacés par des rites nouveaux, comme le grignotage devant le téléviseur, qui ont tous pour but non d’ouvrir le temps sur l’éternité, mais de le faire servir au culte de la machine.

Culte! Le mot est dit. Dans La technique ou l’enjeu du siècle, l’auteur emploie pour désigner la technique le mot Béhémot: esprit du mal. Chrétien, Ellul trouve l’accent des prophètes de l’Ancien Testament pour dénoncer un phénomène qui est à la fois l’idolâtrie absolue et la forme accélérée du messianisme.

Les ethnopsychiatres ont décrit un syndrome appelé mouvement de libération mythique, qui aide à comprendre comment nos contemporains se laissent emporter de plus en plus rapidement par la fièvre du progrès, même s’ils ont de plus en plus de raisons de penser que la destination est incertaine. Ces mouvements apparaissent chez les peuples depuis longtemps opprimés. Surgit un leader charismatique qui s’engage à conduire son peuple vers la terre promise. L’ardeur de la troupe s’accroît au lieu de se refroidir au fur et à mesure que les faits font apparaître la terre promise comme un mirage. L’aventure se termine toujours par une tragédie (Henri F.Ellenberger, Les mouvements de libération mythique, Montréal, Quinze, 1978) . Dans le cas du mouvement de libération de l’humanité par la technique, le leader charismatique n’est pas nécessaire. C’est la technique elle-même qui, célébrée par les fidèles des médias, entretient la ferveur.

Commentant les travaux de celui qu’il appelle son maître, Ivan Illich n’hésite pas à voir dans le système technicien totalitaire une perversion du message de l’évangile. «Il n'est pas possible d'expliquer le régime de la technique, si l'on ne le comprend pas génétiquement comme une résultante du christianisme. Ses traits principaux doivent leur existence à la subversion que je viens d'évoquer. Parmi les caractères distinctifs et décisifs de notre âge, beaucoup sont incompréhensibles si l'on ne voit pas qu'ils sont dans le droit fil d'une invitation évangélique, à chaque homme, qui a été transformée en un but institutionnalisé, standardisé et géré» (L’Agora, vol. 2, no 1).

On retrouve ici les «vertus chrétiennes devenues folles» de Chesterton. Leur folie résulte d’une ubriz (ubris), d’une démesure, à laquelle les Grecs anciens ont échappé - ce dont Ellul s’est émerveillé- mais par laquelle les hommes sont fascinés depuis qu’ils ont associé le fait que les méthodes sont indéfiniment perfectibles, à l’utopie, ou si l’on préfère, au projet messianique selon lequel le salut des hommes, ce qui les rendrait meilleurs, - ce qui leur permettrait de s’accomplir - viendrait du perfectionnement des méthodes.


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