La chasse aux bureaucrates
Premier et unique pays au monde à être dirigé par quatre médecins, haut lieu du vêtement smart et dépisteur, champion des coupures dans les dépenses non médicales en santé, le Québec est-il en passe devenir le laboratoire mondial de la surmédicalisation?
Le pays des quatre médecins
Rappelons pour le bénéfice de nos lecteurs étrangers que les postes suivants au gouvernement du Québec sont occupés par des médecins : Premier ministre, Philippe Couillard; ministre de la Santé (49% des dépenses de programmes) Gaétan Barrette; ministre de l’Éducation (26% des dépenses…) Yves Bolduc; et enfin, patron des fonctionnaires en tant que secrétaire du Conseil exécutif, Roberto Iglesias. À la veille de l’élection, le printemps dernier, nous exprimions la crainte d’un glissement vers une dictature médicale.
Cette crainte était-elle justifiée? Quelques mois après son arrivée au pouvoir, ce gouvernement annonçait un train de mesures d’austérité où les médecins étaient invités à donner l’exemple en acceptant d’étaler sur huit ans des augmentations d’honoraires d’abord prévus pour les deux prochaines années. Sitôt demandé, sitôt concédé! Le ministre Gaétan Barrette a de bonnes raisons de se montrer goulûment satisfait de ses talents de négociateur. Il a dé-négocié la hausse démesurée qu'il avait lui-même obtenue du gouvernement alors qu'il était président de l’association des médecins spécialistes, Bon départ, qui comporte toutefois un détail troublant : il était le seul représentant du gouvernement lors des rencontres récentes avec les représentants des médecins. Habituellement, quelques fonctionnaires participent à de telles séances de négociation. Pourquoi ce huis clos?
La «Machine»
La démagogie hélas! ne devait pas tarder à se substituer à la bonne stratégie. Pendant la campagne électorale, les libéraux martelaient l’expression «les vraies affaires» pour attirer le mépris sur ceux de leurs adversaires qui soulevaient des questions fondamentales d’ordre éthique, par exemple. Dans leur campagne d’austérité, ils utilisent le même procédé : ils appellent l’appareil d’État la «Machine» et voient ce monstre froid à l’œuvre derrière toutes les résistances à leurs coupures improvisées. Le peuple pendant ce temps est l’objet de leurs inconditionnelles flatteries : pas question de réduire les services auxquels il a droit. Grossier procédé consistant à prendre les serviteurs de l'État en étau entre le gouvernement et la population!
La «Machine» n’est pas à leurs yeux constituée d’êtres humains comme eux, mais de bureaucrates, autres cibles faciles; 1300 d’entre eux seront poussés vers la retraite ou la tablette, suite à la suppression des agences régionales de santé.1 Que faisaient-ils sinon, dans la répartition des ressources, des choix qui ne plaisaient pas toujours au pouvoir médical? Ils nuisaient donc! Mais alors il faut châtier les responsables de cette nuisance. Or qui a créé les agences régionales? Philippe Couillard en 2003.
Dans ces agences, il y a, outre les bureaucrates méprisés, des citoyens, présents notamment dans les conseils d’administration. Eux aussi cesseront d’être des grains de sable démocratiques dans le parfait système centralisé dont rêvent de toute évidence nos médecins, du moins pour ce qui est de la santé. Ils inventent la «Machine»pour mieux déguiser leurs machinations en vue de leur système centralisé. Centralisé, le mot est faible. Des organismes qui jouissaient auparavant d'une grande autonomie, sont mis sous tutelle littéralement. Le ministre reçoit le pouvoir de nommer tous les membres des conseils d’administration, y compris les présidents et fixe aussi les salaires, pour tous les établissements régionaux et super-régionaux appelés à remplacer les agences de santé et les établissements hospitaliers dans une région. (Voir le projet de loi.) Dans le droit municipal, quand un ministre nomme tous les membres d’un conseil, on appelle cela une « tutelle ». Un régime de tutelle sera généralisé à l’ensemble des établissements régionaux. En droit municipal, une tutelle est un régime d’exception, justifié lorsqu’un conseil municipal se trouve dans l’impossibilité de gouverner, comme c’est arrivé à Laval. Le régime Barrette fait de la tutelle le régime normal, comme si tous les établissements de santé étaient profondément malades et inapte.
Adieu la participation
Faut-il le rappeler, ce n’est pas un système centralisé que les artisans de la réforme de 1970, le ministre Claude Castonguay en tête, ont voulu créer, mais bien plutôt un organisme fortement décentralisé où le pouvoir des médecins, dans tous les lieux d’intervention, serait limité et en partie contrôlé par des laïcs : des non médecins, fonctionnaires ou simples citoyens. Ces représentants du public, là où il en reste, n’ont plus aucun pouvoir. Ils sont tout juste utiles pour organiser des levées de fond. Rasé l'édifice construit par Claude Castonguay! D'où l’hostilité du démolisseur Gaétan Barrette à l’endroit de ce constructeur. Le pouvoir médical est sur le point de gagner la guerre qu'il avait déclarée contre ce qu'il appelait déjà la «Machine» au début de la réforme.
On peut être en faveur de l’assainissement des finances publiques, sans accepter d’être complice des procédés malsains utilisés pour les réduire. C’est mon cas.
Pour ce qui est du gaspillage en santé, ce ne sont pas les bureaucrates qui sont d’abord en cause, mais d’une part une technologie multiforme, aussi souvent nuisible qu'utile, en mode constant d’innovations; et d’autre part une industrie pharmaceutique dont les techniques de mise en marché ont pour but explicite de médicaliser les bien portants. Cette double séduction touche aussi bien la population que le pouvoir médical et les pousse l'un vers l'autre si fortement qu'ils ne tolèrent plus d’intermédiaires entre eux. Collusion du bon peuple avec ses bons docteurs!
On le sait depuis des années : la santé est le nouveau débouché de l’industrie du numérique comme en font foi les nouvelles découvertes : la montre Apple Watch(es) You, la camisole québécoise de Omsignal ou le renifleur électronique de cancer d’Israël. On a déjà l’embarras du choix des gadgets dépisteurs précoces.2 Adieu les bien portants insouciants. À force de repérer vos cancers et vos diabètes, vos démences et vos scléroses avant l’heure où vous en souffrirez (ou n'en souffrirez pas), vous vous sentirez tous atteints, dès votre jeune âge, de cinq ou six maladies. Et les dépenses de santé passeront de 49% à 69 % du budget national.
On n'improvise pas le harnachement d’un tel raz de marée de civilisation. Pour le réussir, il faut remplir deux conditions qui, jusqu’à preuve du contraire, ne semblent pas être dans les plans et devis de nos gouvernants : 1ère condition : penser les phénomènes complexes, 2ième condition : avoir le courage d’affronter simultanément la population et le pouvoir médical
Retour du citoyen responsable
On peut prendre exemple sur l'Oregon. Ce citoyen responsable que vous avez chassé des organismes de participation, il vous faudra, messieurs les ministres, si l’intérêt public vous tient vraiment à cœur, le rappeler dans un grand conseil aux pouvoirs réels qui, chaque année, à partir des limites budgétaires établies par le gouvernement, choisirait, après avoir entendu les opinions contradictoires des experts, de faire les coupures à tel endroit plutôt qu'à tel autre. Cette méthode est appliquée en Oregon depuis 1993. Elle a été contestée, elle a subi maintes retouches, mais elle atteint toujours son but : donner accès à Medicaid à un plus grand nombre de personnes tout en contrôlant rigoureusement les dépenses.
Si une telle méthode était appliquée, les statines (médicaments contre le cholestérol), par exemple, seraient l’un des premiers items visés par les coupures et il en résulterait pour ce seul médicament des économies de plusieurs centaines de millions. Mais notre gouvernement pourrait-il se permettre de s’attaquer ainsi aux pharmaceutiques quand il fait appel à elles pour financer la recherche médicale?
Notes
1- Je reprends ici les propos que le grand public entend aux bulletins de nouvelles. Dans Le Devoir du mardi 30 septembre, on pouvait lire une analyse plus fine, qui confirme ce que nous disons quant aux intentions fondamentales du ministre : «Le docteur Barrette prétend faire disparaître les agences; la réforme les conserve au contraire, en augmente le nombre (4 de plus à Montréal) et en élargit les fonctions en leur confiant aussi la prestation de services. Ce qui disparaît dans les faits, ce sont les 182 établissements de santé locaux et spécialisés qui sont intégrés à ces mégaagences régionales. La participation citoyenne locale est complètement évacuée au profit d'une centralisation régionale et nationale. La démocratie est aussi abolie car les membres des conseils d'administration des centres régionaux seront nommés par le ministre.»
2--. Autre indice de la force de cette tendance, la demande de tests génétiques a doublé en Angleterre depuis l’annonce de la mutilation préventive de la comédienne Angelina Jolie.