La vie à l'hôpital: motivation ou inspiration

Jacques Dufresne
Texte d'une conférence prononcée à l'ouverture du 39e Congrès de l'Association des hôpitaux du Québec, à Montréal, le 8 mai 2003. Thème du congrès: Un réseau en quête de sens et de cohérence.

Ce texte est suivi d'une annexe où le même thème est abordé dans une perspective historique et anthropologique. Cette annexe n'a pas été présentée au congrès.
Comme vous devez être fatigués d’entendre des conférenciers qui vous apportent d’un autre monde une solution à des problèmes que vous connaissez mieux qu’eux parce que vous les vivez! En me voyant monter à la tribune, vous deviez vous dire : empêchez-le de parler, il va nous proposer une autre réforme, la dixième en vingt ans, il va nous prouver qu’il nous est encore possible de faire plus avec moins.

Vos craintes hélas! sont justifiées. Je vous proposerai une réforme. Je le ferai toutefois dans un but qui devrait vous réjouir : assurer à vos institutions une paix aux frontières, qui devrait favoriser l’auto organisation, la créativité à laquelle, j’en suis persuadé, vous aspirez. L’important à mes yeux n’est pas la structure que je vais proposer; vous en avez sans doute imaginé de meilleures, c’est mon souci de trouver un moyen, quel qu’il soit, pour réduire les pressions, souvent contradictoires, qui s’exercent sur vos institutions et par suite sur vos personnes.

Pour pouvoir créer dans les hôpitaux un climat favorable au sens et à la cohérence, il faudra avant tout y rétablir le bon sens, lequel en l’occurrence doit d’abord prendre la forme du sens de la limite. Les hôpitaux ressemblent en ce moment à des villes assiégées par plusieurs ennemis à la fois : les citoyens, les médias, les gouvernements. Ce ne sont pas là les conditions idéales pour la nécessaire résilience. Il faut entourer ces villes d’une muraille qui protégera leurs membres contre les pressions extérieures. Cette muraille ne peut être qu’une limite aux services offerts.

Le problème fondamental de notre système de soins de santé, de tous les systèmes de soins de santé, publics et privés, est bien connu : il y a un abîme qui se creuse entre la croissance des services disponibles, de plus en plus nombreux et coûteux, et la croissance économique des sociétés, limitée à 2 ou 3% par année. Au cours des 10 dernières années, on a aggravé ce problème de fond en réduisant de 10 à 9% la part du PIB consacrée à la santé sans pouvoir réduire au même degré l’offre et la demande de services. Je le répète, on a seulement aggravé le problème de fond, on ne l’a pas créé. Et si demain on accroît le budget de la santé de quelques milliards, on ne règlera pas ledit problème. On accordera au système une brève période de rémission.

Pour accroître la productivité dans les hôpitaux pendant la même période, on a poussé si loin le recours à la rationalisation qu’on a couru ainsi le risque de déshumaniser les soins. On a même eu recours aux techniques de conditionnement à la mode dans l’industrie, risquant ainsi de substituer, chez les soignants, une motivation éphémère à une inspiration durable. Combinés avec les pressions de tous genres exercées sur les hôpitaux, avec la critique des médias, avec les réformes successives, parfois incohérentes, imposées par les gouvernements, ces procédés administratifs ont eu un effet délétère sur le moral et le physique du personnel. À la fin de la décennie 1990, il était devenu très difficile de recruter des directeurs généraux d’établissement. On parvenait tout au plus à rassembler 5 ou 6 candidatures là où il y en avait 50 auparavant. On sait d’autre part avec quel empressement les infirmières saisirent l’offre de pension anticipée qui leur fut faite. Aujourd’hui il y a pénurie d’infirmières.

Pendant ce temps on continuait de cajoler le citoyen, de le rassurer sur ses droits à des services de qualité, alors qu’on aurait dû amorcer un mouvement en sens opposé consistant à remettre ledit citoyen devant ses obligations. C’est ce que je veux faire aujourd’hui.

J’appelle de mes vœux des regroupements de citoyens qui, sans rien demander à l’État et sans rien attendre de lui se donneraient comme mandat de veiller sur la qualité de la vie dans les hôpitaux. Il y a de plus en plus d’initiatives de ce genre. On me disait récemment que c’est le cas à l’hôpital Sainte-Justine notamment. Si nous voulons que nos hôpitaux continuent à s’occuper encore longtemps de notre santé, il faut de toute urgence que nous apprenions à veiller sur la leur, que nous cessions de les considérer comme des entreprises anonymes qui nous doivent des services, que nous les traitions au contraire comme des ressources précieuses qui se dégraderont si nous ne faisons pas preuve de sollicitude à leur endroit. En un mot, l’heure est venue pour nous de cesser d’exiger de nos hôpitaux de faire encore plus pour nous et de réfléchir plutôt à ce que nous pourrions faire pour eux.

La communauté anglophone de l’Estrie conserve la nostalgie de ce qu’était le Sherbrooke Hospital lorsqu’elle en assumait directement la responsabilité. À Magog, la population s’est dotée d’un centre d’hébergement, destinée aux personnes qui viennent de quitter l’hôpital, le Foyer Notre-Dame, sur lequel elle veille avec un soin admirable. Si nous voulons conserver de bons hôpitaux nous devrons les entourer d’une semblable sollicitude.

J’entendais récemment des citoyens de ma région se plaignant de la mauvaise qualité de l’ameublement dans tel hôpital de Sherbrooke. Or je connais dans la même région au moins une grande usine de meubles où chaque jour l’on envoie au dépotoir pour vice de construction de pleins camions d’armoires et de fauteuils n’ayant qu’une égratignure. Comment se fait-il que personne ne fasse le nécessaire pour que ces meubles servent à embellir la vie dans un hôpital ? Je souhaite que pour chaque critique adressée à un hôpital, une question semblable soit posée à la communauté qu’il dessert.

Certes, nous ne règlerons tous les problèmes des hôpitaux par de tels actes de bons citoyens, mais nous contribuerons au moins à créer un climat qui rendra possibles les dures solutions qui s’imposent.

J’évoquais il y a un instant un retour au bon sens et au sens de la limite. La première solution et la condition de toutes les autres c’est le rationnement des services offerts. L’avenir de notre système de santé public ne tient pas au nombre de services qu’il peut offrir à tous médiocrement, mais à la qualité des services qu’il choisira d’offrir, compte tenu des moyens mis à sa disposition. Si nous persévérons dans l’illusion de pouvoir offrir à tous les citoyens les services rendus possible par la technologie, les services en question seront si médiocres qu’ils inciteront les usagers à se tourner vers le secteur privé.

Il ne s’agit pas là d’une médecine à deux vitesses, mais d’une médecine à une seule qualité... élevée. La condition à remplir pour atteindre ce but serait l’élimination des traitements inefficaces de la liste des services gratuits.

Cette idée et le plan d’action qui l’accompagne ne sont pas le fruit de ma féconde imagination. C’est l’élément central du rapport d’un groupe de réflexion que nous avons réuni à l’Agora au moment où la Commission Clair s’apprêtait à remettre son propre rapport. Dans ce groupe, il y avait notamment des représentants de citoyens, des représentants des diverses professions de la santé, des directeurs et directrices d’institution. Nous avions demandé au docteur Maurice McGregor de nous proposer un diagnostic du système de santé et un traitement approprié. Cardiologue, le docteur McGregor est un ancien doyen de la Faculté de médecine de McGill, il a aussi été le premier président de L’agence d’évaluation des technologies et des modes d’intervention en santé. Dans le traité d’Anthropologie médicale dont j’ai eu l’honneur de diriger les travaux, il a signé l’article sur les causes de la hausse des coûts des soins de santé. Voici l’essentiel de son propos : «Il est clair que le volume et la complexité des services ne sont pas la seule cause du coût élevé des soins de santé. L'inefficacité, la mauvaise gestion et l'utilisation abusive des épreuves diagnostiques et des traitements médicaux et chirurgicaux, ainsi que de nombreux autres facteurs jouent un rôle. Tous doivent être pris en compte. (Soit dit en passant, rien ne montre que ces facteurs seraient moindres dans un système de santé privé à but lucratif). Mais même si nous pouvions éliminer ces facteurs complètement, le coût des soins de santé continuerait de grimper, et cette tendance se maintiendra tant que nous continuerons de mettre au point de nouvelles technologies et d'en étendre l'usage à un nombre croissant de personnes.

«Pour restaurer un système de santé fonctionnel, nous devons d'abord y réinvestir une partie de l'argent qui en a été retiré au cours de la dernière décennie. Pour maintenir un système de santé durable, nous devrons isoler et payer chaque augmentation dans les services de santé ou trouver une façon d'en restreindre l'augmentation, ou les deux. Ce que nous ne pouvons pas faire, c'est continuer d'accroître les services aux dépens des hôpitaux et penser que ceux-ci continueront de répondre à la demande. Limiter l'acquisition et l'utilisation de technologies de la santé, c'est-à-dire rationner, ne sera pas une sinécure. Il faudra d'abord reconnaître franchement que nos ressources ne sont pas sans limite, que nous ne pouvons pas nous permettre tout pour tout le monde. Il s'ensuit que l'utilisation de certaines interventions en santé devra être limitée. Les décisions quant à ce qu'il faudra limiter devront être prises ouvertement et conformément à des principes convenus. Par exemple, nous pourrions probablement convenir que lorsque nous dépensons nos ressources communes, nous devrions essayer d'obtenir le bienfait maximum pour chaque dollar dépensé. Autrement dit, nous devrions tenir compte du coût-efficacité d'une intervention avant de décider de l'adopter ou non.

«Nous n'avons pas à réinventer le processus pour prendre ce genre de décisions. Certaines provinces décident déjà ainsi de la composition de leurs listes de médicaments. À l'extérieur du Canada, nous pourrions nous inspirer de la façon dont la Nouvelle-Zélande, l'Australie et le Royaume-Uni abordent le problème de la restriction du recours aux nouvelles technologies de la santé.»

Notre groupe de travail s’est ensuite efforcé de préciser les principes et les règles pour le choix des services à offrir ou à éliminer :

Premier principe: les résultats

Nous devrions accorder notre préférence aux interventions qui sont efficaces, et dont l'efficacité a été bien démontrée; plutôt qu'à des interventions dont on peut seulement dire qu'elles sont prometteuses. (Dans le cas des cancers métastatiques, par exemple, peut-être ne devrions-nous financer les traitements chimiothérapiques à haute dose que lorsque les avantages de tels traitements auront été solidement établis.)

Deuxième principe: les résultats aux meilleurs coûts

Nous devrions favoriser les interventions présentant le meilleur rapport coût-bénéfices (celles qui produisent des résultats au meilleur prix).

Troisième principe: les résultats dont nous avons les moyens

Nous devrions pouvoir nous entendre pour ne financer que les interventions que nous avons les moyens de financer.

(C'est dans cet esprit que l'Institut québécois de santé publique a dans son rapport à la Commission Clair recommandé au gouvernement de refuser de financer le DAVI (Dispositif d'Assistance Ventriculaire Implantable.) Même si l'on pouvait conclure qu'elle présente un rapport coût-bénéfices acceptable, son utilisation pour tous les Québécois souffrant d'insuffisance cardiaque coûterait 570 millions).

Pour ce qui est des règles à suivre, voici quelles furent nos recommandations : la création d’un conseil consultatif national et une société nationale pour la santé.

Un conseil consultatif national

Le Conseil consultatif national aurait pour mandat de faire des recommandations publiques au gouvernement au sujet de la liste des services gratuits. Le gouvernement serait obligé d’être transparent lorsqu’il serait en désaccord avec certaines des recommandations.

Il existe déjà au Québec un Conseil d'évaluation des technologies de la santé. En contexte de rationnement, ce conseil serait appelé à jouer un rôle très important. Mais il s'agit là d'un conseil constitué d'experts en épidémiologie et en évaluation des traitements et programmes qui en tant que tels ne peuvent pas refléter des valeurs de la société. Cette responsabilité appartiendrait aux membres du Conseil consultatif, lequel serait en quelque sorte le bras civique du Conseil d'évaluation. De son côté, le gouvernement voterait le budget. Le rôle du Conseil serait d'établir la liste des services gratuits en fonction de ce budget et compte tenu des résultats des recherches du Conseil d'évaluation des technologies de la santé.

Une société nationale pour la santé (On emploie aussi le mot agence)

L'un des membres du groupe réuni par L'Agora a proposé, pour l'administration des services de santé, la création d'une société, Société de l'assurance automobile (SAAQ) qui, à l'abri de toute ingérence politique, veillerait à l'application des politiques décidées par le gouvernement, suite aux avis soumis par le Conseil consultatif. Cette proposition, recoupant une recommandation semblable que le Collège des médecins avait déposée la veille, à la dernière audience de la Commission Clair, a suscité un vif intérêt dans le groupe.

Une telle société aurait pour rôle de gérer l'ensemble des services «médicaux-hospitaliers» en assurant une accessibilité égale au panier de services offerts à tous les citoyens, quel que soit leur lieu de résidence, de la même façon qu'Hydro-Québec doit fournir de l'électricité à tout le monde. Il s'agit ici d'appliquer le principe de subsidiarité : l'expérience prouve amplement que le degré de technicité atteint par la médecine, combiné à la rareté de ressources, fait que les décisions ne peuvent plus se prendre par des conseils d'abord et avant tout préoccupés par le développement local. Ce qui n'est pas, bien entendu, le cas pour les services de proximité offerts par les CLSC, les centres pour personnes âgées et les cabinets de médecins. Dans le contexte actuel, on peut prendre des décisions aberrantes comme celle d’acheter un appareil de résonance magnétique mobile parce que c’est la seule façon de satisfaire tous les habitants d’une région avec un budget limité. Ces appareils, on l’imagine facilement, sont extrêmement sensibles. Selon l’état des routes, il faut donc après chaque déplacement, faire de délicates mises au point.

Une telle gestion centralisée permettrait de s'attaquer réellement à des problèmes qui, comme une répartition équitable des effectifs médicaux, laissent les administrations locales totalement impuissantes et désemparées. Elle forcerait également l'État à se prononcer clairement sur les services qu'il entend rendre véritablement accessibles à l'ensemble de la population, soit en les fournissant dans chaque milieu, soit en assurant le déplacement des malades et au besoin de leur famille vers les centres spécialisés. N'est-ce pas ce que l'on fait déjà dans le cas des patients envoyés aux États-Unis pour recevoir des services en oncologie?

Est-il nécessaire de préciser que dans le cas où cette proposition serait appliquée, le Conseil consultatif aurait une deuxième raison d'être. Il constituerait un contrepoids face à une agence qui serait dirigée par des technocrates. Il faut noter que c'est au Conseil consultatif que le gouvernement demanderait un avis, non à l'agence, laquelle aurait pour mission d'appliquer les décisions du gouvernement. Le Conseil représenterait la société civile entre les experts du Conseil d'évaluation et les technocrates de l'agence chargée de l'administration.

Les membres du Conseil consultatif seraient choisis à partir de propositions faites par divers organismes reflétant les valeurs de la société. La culture médicale serait un critère important dans le choix. Il est essentiel, en effet, que le public puisse avoir confiance dans ce Conseil. Cette confiance suppose d'une part que les membres du conseil soient vraiment représentatifs, qu'on ait l'assurance qu'ils ne sont ni des experts, ni des technocrates, et d'autre part qu'ils possèdent une culture générale et une culture médicale qui leur confèrent, en ces délicates matières, une autorité comparable à celle des spécialistes en médecine. L'expérience enrichirait leur culture. C'est pourquoi leur mandat devrait être d'au moins cinq ans. Il faudrait également qu'on mette à leur disposition un budget de formation, grâce auquel ils pourraient, le cas échéant, combler les lacunes de leur culture médicale.

L’idée qu’il faille exclure les traitements inefficaces de la liste des services gratuits retient de plus en plus l’attention partout dans le monde. Dans le dernier numéro de la revue Science et Vie, on fait état d’une étude portant sur les 200 médicaments les plus souvent prescrits. On a estimé que dans le cas de 19 de ces médicaments le SMR, (service médical rendu) était insuffisant. Et l’on a posé la bonne question : «Comment expliquer que de tels traitements, dignes du docteur Knock, soient prescrits et remboursés par la sécurité sociale ? Il s’agit de veinotoniques (contre les jambes lourdes et les hémorroïdes), de vasodilatateurs (contre l’insuffisance cardiaque chronique ou aiguë, l’hypertension artérielle, etc.), mais aussi de traitements contre les troubles digestifs, oculaires, la toux, l’anxiété, les carences en magnésium» (Science et Vie, avril 2003, p.58).

L’auto organisation

Quand on aura adopté des mesures semblables ou des mesures différentes visant le même objectif, à savoir limiter la pression exercée de l’extérieur sur les hôpitaux, la résilience y deviendra possible. Par résilience j’entends ici la capacité qu’ont les systèmes vivants ayant subi un stress de retrouver par eux-mêmes leur forme antérieure lorsque le contexte le permet. Le contexte le permettra dans la mesure où les syndicats laisseront à leurs membres la marge de manœuvre requise pour s’engager dans un processus créateur.

J’ai une confiance limitée dans les vedettes américaines qui vont et viennent au sommet du palmarès des conseilleurs en organisation. Mais puisque le modèle mécaniste et productiviste a échoué dans les hôpitaux, il faut bien en chercher un autre. Ma collègue Andrée Mathieu, experte en cette matière, n’hésite pas à recommander pour les hôpitaux comme pour les municipalités, l’organisation apprenante, le modèle que l’Américain Peter Senge présente dans son ouvrage intitulé La cinquième discipline. Les organisations apprenantes, selon Senge, sont «celles dans lesquelles les individus élargissent constamment leur capacité à créer les résultats qu’ils désirent véritablement atteindre». De son côté, le biologiste et spécialiste des sciences cognitives, Francisco Varela, disait que ce n’est pas son habileté à résoudre des problèmes qui rend une organisation intelligente, c’est l’habileté de ses membres à créer un «univers de significations partagées», un acte cognitif qui implique d’écouter ses collègues et d’accueillir la perspective unique de chacun.

Je cite toujours Andrée Mathieu. «Selon les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela, lorsqu’un système vivant réagit avec son environnement, ce ne sont pas les perturbations de l’environnement qui déterminent ce qui survient dans cet être vivant, comme si un agent extérieur s’exerçait sur lui (causalité linéaire), c’est plutôt de l’intérieur que le système transforme sa propre structure en réaction à l’agent perturbateur (adaptation). Dans les systèmes vivants, les changements se produisent à l’intérieur du réseau d’interrelations qui caractérisent tous les systèmes complexes. Autrement dit, quand un système vivant est perturbé par une modification de son environnement, c’est le système qui choisit de quelle façon il va se laisser déranger par la nouvelle réalité. Il abandonne son ancienne façon d’être et se réorganise en intégrant cette nouvelle réalité autour de nouvelles interprétations et de nouvelles significations. Le système devient différent parce qu’il voit le monde différemment. Si nous pouvions comprendre que cette liberté de se créer, de s’auto organiser, est aussi essentielle dans nos organisations, qui sont des systèmes vivants complexes, nous pourrions travailler avec cette grande force plutôt que d’avoir à composer avec les conséquences de l’avoir ignorée.»

Le sens et la cohérence ne seront pas donnés aux hôpitaux de l’extérieur, ils jailliront du dialogue accompagnant l’auto organisation. L’expérience m’a appris une chose importante à propos de l’auto organisation : les résultats que l’on n'a pas planifiés, parce que la complexité de la situation empêchait de le faire, sont souvent incomparablement supérieurs à ceux que l’on aurait planifiés si l’on avait été en mesure de le faire.

Je dirige à la fois un magazine sur papier et une encyclopédie sur Internet. En tant que directeur d’une publication sur papier, j’exerce un contrôle jusqu’aux points et aux virgules. Le contexte et la tradition conviennent à cette façon de faire. Dans le cas de la publication sur Internet, je partage mes droits et responsabilités d’éditeur avec de nombreux collaborateurs. S’il fallait que je vérifie chacun des hyperliens que mes collaborateurs insèrent dans l’encyclopédie, je ralentirais le travail de tout le monde et dans ces conditions notre oeuvre aurait coûté trois fois plus cher, ce qui veut dire qu’elle ne se serait pas développée de façon significative. C’est l’expérience qui m’a imposé cette façon de faire, dont je n’envisageais même pas la possibilité au début. Je constate aujourd’hui que l’auto organisation donne d’étonnants résultats, d’abord et avant tout parce qu’elle favorise la créativité et le bonheur des membres de l’équipe.

De l’inspiration à la motivation

Passer du modèle mécaniste et linéaire à l’auto organisation suppose que l’on retrouve l’inspiration après avoir été victime de la motivation.

À partir de 1990, on vit apparaître dans le secteur public québécois ces motivational speakers, je les appelle les motivologues, qui avaient déjà commencé à sévir dans le secteur privé. Je les ai vus à l’œuvre dans le secteur de la santé. On est alors passé de l’inspiration, du sens venant de l’intérieur de la personne, à la motivation induite de l’extérieur par des techniques de conditionnement. J’ai assisté à une séance de conditionnement à l’occasion d’un colloque réunissant tous les cadres du secteur de la santé de la région de l’Outaouais. Les participants étaient invités à se lever, à tendre le bras droit vers leur voisin de droite, leur bras gauche vers leur voisin de gauche. Pendant ce temps on les martelait de mots comme changement, adaptation, situations nouvelles. Ils devaient apprendre à la fin que tous ceux vers lesquels ils avaient tendu un bras, c’est-à-dire tout le monde, allaient changer au cours de la prochaine année. De telles méthodes peuvent sans doute permettre un accroissement de la productivité sur une courte période mais leurs inconvénients sont bien connus : s’il suffit d’un coup de cloche pour faire saliver le chien la première fois, il en faut de plus en plus par la suite. C’est une méthode infaillible pour brûler les travailleurs à long terme. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans l’ensemble de l’Union soviétique où la méthode de Pavlov, appelée stakhanovisme, a été appliquée systématiquement. Le néo-stakhanovisme, le stakhanovisme néo-libéral, aura le même effet. Je me demande même s’il n’est pas la cause principale des problèmes de recrutement de personnel dans les hôpitaux.

L’inspiration suppose à son tour un usage du temps permettant à l’âme de respirer, elle suppose aussi un certain climat intellectuel et spirituel proposant des valeurs déterminées, elle suppose enfin un idéal partagé avec l’ensemble de la collectivité. Dans le contexte actuel, cet idéal c’est le développement durable. Les hôpitaux doivent s’engager dans la voie du développement durable. Une contrainte, me direz-vous, qui s’ajoutera à toutes celles qui pèsent déjà sur nous. Je dirais plutôt qu’il s’agit de l’une des formes que prendra la créativité dans les hôpitaux si on la rend possible. Un ingénieur de l’Agence d’efficacité énergétique, monsieur Michel Fournier, m’a remis un rapport sur les efforts faits à l’Hôpital juif de Montréal pour réduire la consommation d’énergie tout en améliorant la qualité de l’environnement dans lequel vivent les malades et le personnel. Les autorités de cet hôpital se montrent fières d’avoir économisé 690 000 giga joules depuis 1993 et d’avoir réduit leur production de gaz à effet de serre de 29 570 tonnes d’équivalent CO2.

Le développement durable ne peut pas se réduire dans un hôpital à la conservation de l’énergie et à la lutte contre l’effet, quoique ce soit là des objectifs ayant une signification particulière dans un établissement de santé. Le développement durable est aussi caractérisé par la créativité et par le souci de protéger le capital naturel. Dans un hôpital, le capital naturel le plus important c’est l’intégrité des membres du personnel.

Créativité et intégrité

Créativité et intégrité sont indissociables. J’emploierai le mot intégrité, en donnant à ce mot le sens d’entier, d’intact plutôt que celui de rigueur morale. Ces deux sens se rejoignent d’ailleurs à la limite. L’étude de la pollution nous aura enfin appris ou plutôt réappris l’importance du capital naturel. L’étude de l’agriculture industrielle, par exemple, nous rappelle qu’il est absurde de déstructurer l’humus, la partie vivante du sol pour en accroître la productivité pendant un temps limité. Nous savons maintenant que cela équivaut à prendre sur son capital pour vivre au jour le jour plutôt que de se satisfaire des intérêts. C’est là un contexte idéal pour redécouvrir l’importance du capital naturel de chaque personne et la nécessité de protéger son intégrité, source et condition de la créativité.

J’emploie le mot intégrité et non le mot santé, qui dans son sens courant signifie absence de maladie. On peut très bien échapper encore à la maladie et avoir perdu ses facultés subtiles, faisant partie de l’intégrité. Ces facultés, on les perd généralement sans s’en apercevoir, insensiblement. «La perte de l’âme est indolore.»(G.Thibon) J’oserai même soutenir qu’il y a un rapport plus direct entre l’intégrité et la créativité qu’entre la santé et la créativité. On peut très bien être malade de temps à autre, tout en demeurant intact, c’est-à-dire tel qu’on était aux meilleurs moments de sa vie antérieure. On aura alors conservé toute la créativité dont on est capable. Par contre, on peut être exempt de toute maladie, ne jamais s’absenter de son travail pour raison de santé et avoir perdu une partie de sa créativité, en même temps que de son intégrité.

Accorder une telle importance à l’intégrité des personnes équivaut à s’engager à ne jamais poursuivre un résultat au détriment des artisans de ce résultat ou, si l’on préfère, à faire entrer les coûts personnels dans le calcul des résultats. Si l’on admet que dans le calcul de l’efficience, il faut désormais tenir compte des atteintes au capital naturel dans la production d’un bien, ce qu’on appelle l’éco-efficience, il faut à plus forte raison admettre que les atteintes au capital naturel personnel, à l’intégrité, doivent aussi être prises en compte, ce qu’on pourrait appeler l’ego efficience, en faisant du mot ego un synonyme d’intégrité.

Le souci de l’intégrité est une invitation à se faire soi-même en faisant des choses. Vous aurez remarqué que le travail perd son sens au moment précis où l’on cesse de se faire soi-même en faisant des choses. Faire et se faire correspondent aux deux premiers niveaux de l'action que distingue Aristote: poiein et prattein. Dans tout poiein il y a, à des degrés divers, une volonté de se faire, un prattein: «agir en ce sens s'applique moins aux actions transitives, (faire ceci ou cela) qu'à l'œuvre intime de notre propre genèse, comme si par nos actions, nous avions, selon la parole d'un ancien, à nous façonner d'abord nous-même, à constituer notre personnalité, à sculpter visiblement ou invisiblement notre beauté ou notre laideur, à devenir ce vivant poema pulchritudinis et virtutis dont parle Cicéron. Donc à la différence de l'industrie qui fabrique des objets, l'action immanente à l'homme informe le sujet lui-même, sans doute par des concours et des retouches multiples, miris et occultis modis, mais enfin, selon une norme intimement présente qui soutient et juge l'effort continu de l'être raisonnable et volontaire» (M. Blondel, L'Action, vol. 1, p. 55).

Cette sculpture de soi-même dans le travail et par le travail est importante dans tous les milieux de travail. Dans un hôpital, elle est essentielle. On soigne par ce qu’on est en même temps que par les traitements qu’on administre. L’effet placebo explique un pourcentage significatif des guérisons et rend compte de la satisfaction des patients dans une proportion encore plus significative. Qu’est-ce que l’effet placebo en l’occurrence? C’est l’efficacité de l’hôpital en tant que lieu de présences et de symboles par opposition à son efficacité en tant que lieu de science et de technique. Du point de vue du patient, la première efficacité est aussi importante que la seconde. Une fois guéri, il lui importe peu de savoir dans quelles proportions il le doit à l’effet placebo ou à l’efficacité technique.

L’une des conséquences des compressions budgétaires dans le réseau c’est que l’hôpital en tant que lieu de présences et de symboles est négligé par rapport à l’hôpital en tant que lieu de science et de technique. En France, il y a environ quinze ans, l’architecte André Bruyère, a tenté d’obtenir des crédits pour que l’on puisse peindre des fresques sur les plafonds des chambres d’un hôpital pour malades chroniques. Son raisonnement était plein de bon sens : qu’est-ce qui s’offre en permanence au regard de ces malheureux? Un plafond blanc! La plus élémentaire compassion ne commande-t-elle pas que l’on introduise de la poésie dans ce paysage? André Bruyère, on s’en doute, n’a pas obtenu ses crédits. On a jugé plus utile d’acheter de nouveaux appareils de diagnostic, au risque de creuser l’abîme qui sépare déjà des diagnostics de plus en plus précis et des traitements qui progressent beaucoup plus lentement.

Occasion pour moi de rappeler qu’il existe dans un hôpital des luxes vitaux dont il faut tenir compte dans la répartition des ressources. La qualité de l’hôpital en tant que lieux de présences et symboles est faite de ces petits luxes, dont Florence Nightingale, à qui nos hôpitaux doivent tant, avait compris l’importance : des objets d’art, de beaux calendriers, des rideaux faits de tissus fins, différents d’une chambre à l’autre. Que sais-je encore? Je m’étonne toujours de ne jamais trouver de reproductions de tableaux de maîtres sur les murs de nos hôpitaux. Serait-ce parce que les préposés au ménage n’auraient pas le temps de les dépoussiérer?

Je me rends un jour à l’hôpital pour rendre visite à un ami dont les jours étaient comptés. On me permet de le voir alors qu’il est en traitement de dialyse rénale. Et de quoi me parle cet ami pendant qu’une machine assure la purification de son sang ? D’un tableau : l’Agneau mystique de Van Eyck, qu’il a toujours beaucoup aimé et qui en ce moment crucial résume à ses yeux le sens de la vie. Ce tableau le fascine, le remplit d’une joie telle qu’il oublie la situation tragique dans laquelle il se trouve. Et pourtant ce qu’il contemple avec une telle intensité ce n’est qu’un souvenir.

Depuis ce jour, les reproductions de tableaux de maître m’apparaissent comme des présences nécessaires dans les hôpitaux, au même titre que les appareils de dialyse.



Annexe en forme d’incursion dans le passé

Un réseau en quête de sens et de cohérence. Comment traiter correctement un tel sujet sans évoquer le passé? Il est la source du sens. Mais si pour ce qui est des arts et des lettres le passé jouit du plus grand prestige, en médecine et dans les autres sciences et techniques, il ne semble présenter qu’un intérêt anecdotique. Une telle philosophie, hélas! très répandue, nous prive de bien des connaissances essentielles.

Quand, par exemple, nous comparons nos systèmes hautement technicisés de soins de santé aux systèmes du passé et des autres cultures, nous faisons une constatation lourde de sens et de conséquences : ce que nous avons gagné sur le plan technique, nous l’avons perdu sur le plan de la communication. Un malade n’est pas seulement un individu souffrant d’une lésion corporelle, c’est aussi une personne exclue de la communauté humaine et cosmique. Une guérison n’est pas seulement la guérison d’une lésion, c’est aussi la réinsertion dans la communauté. C’est pourquoi, dans de nombreuses cultures, celles des Indiens navajos par exemple, un rituel de guérison est une cérémonie théâtrale dans laquelle toute la communauté s’engage.

L’une des doléances que l’on entend le plus fréquemment a trait justement à la communication, plus précisément à la communication entre l’hôpital et ses partenaires externes: les CLSC, les cliniques privées, les organismes communautaires, les maisons de soins palliatifs. Il faut bien noter qu’il ne s’agit là que d’un premier niveau, fonctionnel, de communication, et qu’une fois cette étape franchie on est encore loin de ces rapports authentiquement humains qui assurent la réinsertion du patient et sont souvent la cause principale de l’efficacité des traitements.

Oui, j’ai bien dit que les rapports humains sont souvent la cause principale de l’efficacité des traitements, même dans le contexte hautement technicisé que nous connaissons. Personne dans un hôpital, depuis le président du conseil jusqu’au balayeur, ne devrait ignorer que l’effet placebo explique un pourcentage significatif des guérisons et rend compte de la satisfaction des patients dans une proportion encore plus significative. Qu’est-ce que l’effet placebo en l’occurrence : c’est l’efficacité de l’hôpital en tant que lieu de présences et de symboles par opposition à son efficacité en tant que lieu de science et de technique. Du point de vue du patient la première efficacité est aussi importante que la seconde. Une fois guéri, il lui importe peu de savoir dans quelles proportions il le doit à l’effet placebo ou à l’efficacité technique.

L’une des conséquences de l’austérité dans le réseau c’est que l’hôpital en tant que lieu de présences et de symboles est négligé par rapport à l’hôpital en tant que lieu de science et de technique. En France, il y a environ quinze ans, l’architecte André Bruyère, à tenter d’obtenir des crédits pour que l’on puisse peindre des fresques sur les plafonds des chambres d’un hôpital pour malades chroniques. Son raisonnement était plein de bon sens : qu’est-ce qui s’offre en permanence au regard de ces malheurs? Un plafond blanc! La plus élémentaire compassion ne commande-t-elle pas que l’on introduise de la poésie dans ce paysage. André Bruyère, on s’en doute, n’a pas obtenu ses crédits. On a jugé plus utile d’acheter de nouveaux appareils de diagnostic, au risque de creuser l’abîme qui sépare déjà des diagnostics de plus en plus précis et des traitements qui progressent beaucoup plus lentement.

Question en passant : n’est-ce pas la dégénérescence de l’hôpital en tant que lieu de présences et de symboles qui expliquent la pénurie d’infirmières.

Puisque que le passé est à ce point instructif, permettez-moi d’évoquer quelques moments significatifs de l’histoire de la médecine et des hôpitaux. On nous a récemment montré à la télévision un hôpital psychiatrique de Bagdad. Ce pénible spectacle m’a rappelé que c’est dans cette région du monde que notre médecine a commencé à se développer dans un va et vient constant entre le sacré de la tradition et les explications rationnelles.

La maladie était alors perçue comme la conséquence du mal moral, qu’il ait été commis par le malade lui-même ou par l’un ou l’autre de ses ancêtres. Dans ce dernier cas, la souffrance était amère. D’où cette prière d’un babylonien que l’on appelle le juste souffrant à défaut de connaître son nom : «Je suis malade, j'ai été mis au rang de celui qui, dans sa folie, oublia son Seigneur, de celui qui profane le nom de son Dieu. Et pourtant, je n'ai pensé qu'à prier et supplier. La prière a été ma règle, le sacrifice ma loi.». (SENDRAIL, Michel, Histoire culturelle de la maladie, Toulouse, Privat, 1980, p. 33.)

Ce monologue a une portée universelle : c’est cette voix éternelle du juste souffrant qui tente de se faire entendre dans toutes les chambres d’hôpital et qui est le plus souvent étouffée.

Selon les cultures on attribue la maladie soit à l’invasion du corps par un mauvais esprit, soit à la fuite de l’âme. Dans le premier cas le traitement consiste à faire fuir le principe étranger nocif, au moyen de remèdes dégoûtants par exemple, dans le second, il faut plutôt attirer l’âme envolée par des marques d’affection, des mets exquis, de la poésie.

C’est la première explication qui avait la faveur des Babyloniens. D’où, selon certains anthropologues, le recours à des potions malodorantes et répugnantes. Comme les huiles de foie de morue de mon enfance, elles étaient destinées à faire fuir l’intrus et elles y parvenaient fréquemment. La cuisine de certains de nos hôpitaux a le même effet et probablement la même inspiration. On veut chasser l’intrus plutôt que de rappeler l’âme.

Invasion par un intrus, démon ou microbe, perte de l’âme, ce sont toujours les deux grandes explications de la maladie entre lesquelles nous devons choisir. C’est l’intrus, vous l’aurez deviné qui est l’explication favorisée par notre médecine officielle. Voyez avec quelle frénésie on pourchasse l’intrus dans le cas du SRAS (Syndrome respiratoire Aigu Sévère) et du Virus du Nil. Je suis de plus en plus convaincu que nous sommes sur une fausse piste, que l’heure est depuis longtemps venue d’accorder beaucoup plus d’importance à la perte de l’âme comme explication.

J’ai eu le bonheur de connaître personnellement René Dubos, celui qui a joué le rôle le plus important dans la découverte des antibiotiques pour ensuite jeter les bases de l’écologie contemporaine. Non seulement avait-il compris que parmi les causes de la maladie le terrain est aussi important que le microbe, mais encore pensait-il que nous serions bientôt amenés à accorder de plus en plus d’attention à la dimension symbolique de l’existence, c’est-à-dire à tout ce qui nourrit l’âme et la retient ainsi à l’intérieur des êtres. Les dernières conversations que j’ai eues avec lui portaient sur cette question. Nous nous promenions dans le Vieux Québec : montrant de la main la façade expressive d’une maison ridée, il me dit :«il faudra à l’avenir miser davantage sur ces symboles.» Pour les mêmes raisons, il s’intéressait à la chronobiologie, à l’hygiène du temps. Or, que constatons-nous aujourd’hui? Même les grands journaux ont commencé à identifier notre mauvais rapport avec le temps comme l’une des causes de la morbidité actuelle. Dans le cas de l’obésité, le lien entre la maladie et la rapidité avec laquelle on mange semble avoir été bien établi.

En voyage, si j’ai le choix entre un grand hôtel et un gîte du passant, je choisis toujours sans hésiter le gîte du passant parce qu’aux nourritures destinées au corps sont toujours associées des nourritures symboliques destinées à l’âme. Eh bien! entre un hôpital qui aurait vraiment le souci de l’âme et un hôpital usine, il y aurait la même différence qu’entre un hôtel Delta et tel gîte de la rue Bourlamaque à Québec.

C’étaient là quelques commentaires sur la médecine babylonienne. À propos de la Grèce antique je rappellerai seulement que ses hôpitaux furent d’abord des temples ce qui indique bien le souci qu’on y avait de l’âme et de ses rapports intimes avec le corps. Et si Hippocrate a sorti la médecine des temples, il s’est bien gardé de sortir l’âme du corps.

La médecine romaine est encore plus instructive pour nous. Dans la Rome des premiers siècles, le médecin c’était le pater familias. Il était aussi soldat et, en tant que tel, il devait savoir comment réduire une fracture. Les conservateurs du temps étaient très attachés à cette institution, à un point tel qu’ils firent chasser les premiers médecins grecs qui émigrèrent. C’était après la conquête de la Grèce par Rome. Or les Grecs vaincus avaient promis qu’ils se vengeraient. Caton l’Ancien, le chef des conservateurs, expliqua à ses compatriotes que cette vengeance consistait à leur envoyer leurs médecins, lesquels avec leurs onguents et leurs parfums auraient tôt fait de ramollir les mœurs des Romains

Les conquérants du monde n’allaient pas être conquis par la médecine. Dans ce stoïcisme vieux romain il y a une précieuse leçon pour nous.

Après la chute de l’empire romain, la médecine resta dans un état lamentable jusqu’au XIXe siècle, en dépit des découvertes scientifiques qui commencèrent à se multiplier à la Renaissance. Et au XIXe siècle c’est l’hygiène, et plus précisément l’asepsie qui sauvèrent des vies et non les nouveaux traitements.

Si l’on me demandait quelle est la personne qui a le plus contribué à améliorer la médecine au XIXe siècle je répondrais que c’est une infirmière appelée Florence Nightingale, par la façon énergique dont, sans même connaître les travaux de Pasteur sur les microbes, elle fit entrer dans les hôpitaux l’air frais, les draps propres et des soins aussi éclairés qu’affectueux. C’est seulement à partir de ce moment que les hôpitaux devinrent des lieux recommandables.

Savez-vous comment le médecin canadien William Osler acquit une renommée mondiale au début du XXe siècle :en imposant le nihilisme médical à l’hôpital John’s Hopkins. Les traitements pratiqués par ses collègues lui paraissaient si dangereux qu’il leur préférait l’abstention. Le bon médecin, selon Osler, devait se limiter à appliquer le premier principe d’Hippocrate : En cas de doute, abstiens-toi! Vers la même époque un célèbre médecin allemand recommandait ce qu’il appelait l’oudénothérapie.

Selon Lewis Thomas, la médecine que l’on qualifie de moderne ne commença vraiment qu’au cours de la décennie 1930 et fut bientôt accompagnée d’une euphorie propice aux pires illusions. C’est ainsi par exemple qu’on attribua l’éradication de la tuberculose – bien relative nous le savons aujourd’hui – à la streptomycine alors que cet antibiotique n’a été disponible qu’au moment où la tuberculose, en déclin depuis plusieurs décennies, atteignait la fin d’un cycle.

C’est René Dubos qui a rétabli la vérité sur cette question. Il a ainsi, sans l’avoir prévu, incité un certain Ivan Illich à écrire un ouvrage très critique sur la nouvelle médecine : la Némésis médicale. Chiffres à l’appui, Illich a été le premier à faire état de l’importance de la gravité des maladies iatrogènes, c’est-à-dire causées par la médecine elle-même, le plus souvent en contexte hospitalier.

C’est l’aspect du livre d’Illich qui a le plus retenu l’attention, mais ce n’était pas le plus important, lequel est indiqué par le sous-titre de la Némésis Médicale : l’expropriation de la santé. À la faveur du progrès de la médecine et la création des systèmes publics de soins de santé, à la faveur également de diverses mutations sociales et culturelles se produisant au même moment, les gens ont pris l’habitude de s’en remettre aux experts pour ce qui est de leur santé, renonçant par-là même à leurs savoirs traditionnels en la matière et bien entendu à leurs responsabilités. Songez par exemple que le negritos des Philippines avait à son menu plusieurs milliers de plantes sauvages, qu’il pouvait distinguer parmi des dizaines de milliers d’autres. Nous ne consommons aujourd’hui que les aliments qui ont été choisis pour nous par des experts et qui ont ensuite été autorisés par une agence étatique. Nous nous sommes laissés dépouiller de notre autonomie dans tous les domaines qui touchent de près ou de loin à notre santé. Dans le cas de l’alimentation, le résultat est catastrophique. L’obésité est sûrement l’une des pires épidémies de notre temps, sinon de toute l’histoire, puisqu’elle touche, avec le cortège de maladies qu’elle entraîne, plus d’un milliard de personnes. En ce moment il y a autant d’être humains qui souffrent de malnutrition par excès que de malnutrition par manque.

Vous aurez compris que c’est la même perte d’autonomie qui fait affluer les foules vers ce temple des experts appelé hôpital. Ajoutez à cela le fait que de nouveaux traitements, de plus en plus coûteux, sont proposés tous les jours et que les gouvernements doivent maintenir la gratuité des services s’ils veulent conserver le pouvoir et vous comprendrez pourquoi les pressions qui s’exercent de l’extérieur sur l’hôpital sont devenues intolérables.

Cette impasse était parfaitement prévisible. La preuve c’est qu’elle a été prévue. Dès 1975, alors que j’étais directeur de la revue Critère, j’ai moi-même organisé un colloque intitulé : Un nouveau contrat médical. Ce colloque, je l’ai organisé avec le soutien des principaux chercheurs qui avaient préparé la réforme de 1970, parmi lesquels Jean Rochon et Jean-Yves Rivard. Parmi nos invités de l’étranger il y avait René Dubos, Jean Trémolières, Jean-Paul Escande et Archibald Cochrane, cet épidémiologiste anglais à qui nous devons la distinction entre l’efficacité et l’efficience et dans une large mesure, la chirurgie d’un jour. Soit dit en passant, il avait été l’un des maîtres de Jean Rochon.

Notre but en organisant ce colloque était de rappeler aux Québécois que s’ils n’assumaient pas pleinement la responsabilité de leur santé, s’ils ne devenaient pas de plus en plus autonomes, le nouveau système de soins de santé serait bientôt incapable de satisfaire leurs demandes. Ivan Illich avait été dans l’impossibilité d’accepter notre invitation, mais son esprit était avec nous. Si bien que le second but de notre colloque, complémentaire par rapport au premier, était d’éveiller l’esprit critique à l’égard de la médecine et plus généralement à l’écart des systèmes étatiques de prise en charge des individus. Nous appelions de nos vœux une culture publique commune plus responsable et une culture médicale plus critique et plus ouverte. Notre rêve, je dois dire aujourd’hui notre illusion, était que nous pourrions ainsi prévenir des épidémies comme celle de l’obésité et qu’en devenant plus autonomes, les Québécois en viendraient, pour ce qui est des affections mineures, à préférer les services égalitaires des CLSC à la soumission aux experts dans les hôpitaux.

Il m’arrive de penser que ces appels à l’autonomie n’ont pas été totalement vains et que sans eux notre système aurait implosé depuis longtemps. Plus tard, au cours de la décennie 1980, toujours dans le même but, nous avons à L’Agora organisé une série de grands colloques sur les médecines douces. Je ne connais pas les données récentes sur la part des médecines douces dans le marché de la santé, mais je présume que si elles ne répondaient à une part significative des demandes du public, notre système officiel serait bien plus mal en point qu’il ne l’est en ce moment.

Mais si nous avons freiné le processus de médicalisation, de prise en charge par les experts, nous n’avons manifestement pas brisé son élan. Remarquez la place que la médecine occupe dans les médias depuis quelques mois, où l’on oscille entre le virus du Nil et le SRAS, entre deux discours politiques sur la nécessité d’investir davantage dans le système de soins de santé. Erewhon de Samuel Butler, Knock de Jules Romains, Les Morticoles de Léon Daudet, ce sont là autant d’ouvrages futuristes prédisant la totale prise en charge des sociétés par la médecine. Nous les lisions avec enthousiasme dans l’espoir de retarder ainsi l’échéance de l’asservissement définitif. Aujourd’hui nous les relisons avec le sentiment que les prophéties se réalisent.

Le combat pour l’autonomie conserve néanmoins toute sa pertinence. L’autonomie demeure la première condition du sens et de la cohérence dans le réseau des soins de santé. Telle que je la conçois, elle est étroitement associée à une philosophie centrée sur les obligations plutôt que sur les droits. Il y eut beaucoup de démagogie dans la façon dont on a présenté la santé comme un droit. C’est ce qui explique pourquoi aujourd’hui tant de gens ne se montrent guère reconnaissants pour les nombreux services de qualité qu’on leur offre alors qu’ils vocifèrent pour dénoncer les délais qu’on leur impose pour des opérations dont une bonne partie ne sont pas nécessaires. Tant que ce climat démagogique perdurera, les pressions exercées sur les hôpitaux continueront de s’accroître.

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