Essentiel
On se régénère moins, explique Blondel, en limitant son action qu’en l’élevant: «Ce n'est donc pas en ménageant nos forces que nous les entretenons le mieux et que nous en obtenons le plus grand service: à mesure que l'activité volontaire pénètre et domine les puissances du corps, elle en reçoit davantage; elle y trouve écho dans cette raison immanente qui peut provoquer les exigences infinies de la passion, mais qui peut aussi répondre par une inépuisable générosité à l'appel de l'héroïsme. Fausse tactique que de céder à la mollesse, de s'écouter, de se dorloter: c'est en usant notre énergie, en paraissant la sacrifier et la mortifier, que nous la réparons et l'amplifions. Dans ce domaine de l'action volontaire, plus on répand, plus on possède. Caro operando deficit; spiritus operando proficit. Et comme le chirurgien, impassible durant l'opération sanglante parce qu'il agit, n'en pourrait parfois supporter la vue s'il n'était qu'un spectateur passif; comme le soldat qui dans l'ardeur de la lutte ne sent pas qu'il a reçu déjà plusieurs blessures mortelles; comme le savant ou le saint, transporté dans la contemplation à laquelle se suspend sa vie entière, semble un paradoxe physiologique en absorbant toutes les fonctions animales dans l'unité d'une pensée ou d'un sentiment, ainsi n'y a-t-il point de limite assignable à la coopération du corps, à sa force de résistance, à sa puissance morale, parce que l’action l'unit et l'élève à l'intarissable fécondité de la raison et de la liberté. La meilleure hygiène n'est pas de soigner le corps par le corps seul; et dans l'ascétisme même, il se rencontre un principe de rajeunissement, de santé et de vigueur. Arcum frangit intentio, corpus remissio.»1
Si l’on veut définir l’action par ses fins, plutôt que par ses formes, on peut dire qu’elle consiste à accroître la lumière dans le monde. Pour illustrer cette idée on peut imaginer un soleil invisible qui serait analogue au soleil visible. De nombreux peintres, Fra Angelico notamment, ont eu spontanément recours à cette métaphore. Simone Weil l'a placée au centre de sa définition de l'art et de la grâce.
De même que par la photosynthèse les plantes transforment l’énergie, l’irraditiation du soleil visible, en nourriture pour les être vivants et pour les hommes en particulier, de même, par une photosynthèse spirituelle, l’être humain transforme les rayons du soleil invisible en œuvres imprégnées de lumière. Grâce à la photosynthèse, les plantes captent l'énergie solaire et l'enferment dans des molécules à base de carbone, lesquelles libèrent ensuite leur énergie à l'intérieur des vivants supérieurs, dont l'homme. De façon analogue, les grands artistes et les grands penseurs captent les rayons du soleil spirituel et les enferment dans des oeuvres ou des pensées qui constituent les nourritures spirituelles dont les êtres humains ont besoin autant que des nourritures matérielles.
Cette création est le faire sous sa forme la plus élevée, le faire occasion de l'accomplissement de soi, le faire nourri par la contemplation.
Si le travail du paysan est si beau, c’est parce qu’il est le lien entre les deux soleils. En cultivant la terre, le paysan complète l’action du soleil visible et crée par les nourritures qu’il produit les conditions matérielles de la photosynthèse spirituelle dont l’homme se chargera. Par contre, un travail comme celui qui consiste à fabriquer des machines pour les casinos n’a de sens qu’en tant que gagne-pain temporaire pour des parents qui n’ont pas d’autres moyens d’assurer le bien-être de leur famille. Réduits à eux-mêmes, ces efforts convergent vers le néant. (J.D.)
1-M. BLONDEL, L'Action. Le problème des causes secondes et le pur agir (1893), vol. 1, Paris, PUF, 1949, p. 55.
***
« Il y a peu de gens qui soient en même temps intelligents et capables d’agir. L’intelligence élargit, mais paralyse; l’action vivifie, mais limite. »
GOETHE
Essentiel
On se régénère moins, explique Blondel, en limitant son action qu’en l’élevant: «Ce n'est donc pas en ménageant nos forces que nous les entretenons le mieux et que nous en obtenons le plus grand service: à mesure que l'activité volontaire pénètre et domine les puissances du corps, elle en reçoit davantage; elle y trouve écho dans cette raison immanente qui peut provoquer les exigences infinies de la passion, mais qui peut aussi répondre par une inépuisable générosité à l'appel de l'héroïsme. Fausse tactique que de céder à la mollesse, de s'écouter, de se dorloter: c'est en usant notre énergie, en paraissant la sacrifier et la mortifier, que nous la réparons et l'amplifions. Dans ce domaine de l'action volontaire, plus on répand, plus on possède. Caro operando deficit; spiritus operando proficit. Et comme le chirurgien, impassible durant l'opération sanglante parce qu'il agit, n'en pourrait parfois supporter la vue s'il n'était qu'un spectateur passif; comme le soldat qui dans l'ardeur de la lutte ne sent pas qu'il a reçu déjà plusieurs blessures mortelles; comme le savant ou le saint, transporté dans la contemplation à laquelle se suspend sa vie entière, semble un paradoxe physiologique en absorbant toutes les fonctions animales dans l'unité d'une pensée ou d'un sentiment, ainsi n'y a-t-il point de limite assignable à la coopération du corps, à sa force de résistance, à sa puissance morale, parce que l’action l'unit et l'élève à l'intarissable fécondité de la raison et de la liberté. La meilleure hygiène n'est pas de soigner le corps par le corps seul; et dans l'ascétisme même, il se rencontre un principe de rajeunissement, de santé et de vigueur. Arcum frangit intentio, corpus remissio.»1
Si l’on veut définir l’action par ses fins, plutôt que par ses formes, on peut dire qu’elle consiste à accroître la lumière dans le monde. Pour illustrer cette idée on peut imaginer un soleil invisible qui serait analogue au soleil visible. De nombreux peintres, Fra Angelico notamment, ont eu spontanément recours à cette métaphore. Simone Weil l'a placée au centre de sa définition de l'art et de la grâce.
De même que par la photosynthèse les plantes transforment l’énergie, l’irraditiation du soleil visible, en nourriture pour les être vivants et pour les hommes en particulier, de même, par une photosynthèse spirituelle, l’être humain transforme les rayons du soleil invisible en œuvres imprégnées de lumière. Grâce à la photosynthèse, les plantes captent l'énergie solaire et l'enferment dans des molécules à base de carbone, lesquelles libèrent ensuite leur énergie à l'intérieur des vivants supérieurs, dont l'homme. De façon analogue, les grands artistes et les grands penseurs captent les rayons du soleil spirituel et les enferment dans des oeuvres ou des pensées qui constituent les nourritures spirituelles dont les êtres humains ont besoin autant que des nourritures matérielles.
Cette création est le faire sous sa forme la plus élevée, le faire occasion de l'accomplissement de soi, le faire nourri par la contemplation.
Si le travail du paysan est si beau, c’est parce qu’il est le lien entre les deux soleils. En cultivant la terre, le paysan complète l’action du soleil visible et crée par les nourritures qu’il produit les conditions matérielles de la photosynthèse spirituelle dont l’homme se chargera. Par contre, un travail comme celui qui consiste à fabriquer des machines pour les casinos n’a de sens qu’en tant que gagne-pain temporaire pour des parents qui n’ont pas d’autres moyens d’assurer le bien-être de leur famille. Réduits à eux-mêmes, ces efforts convergent vers le néant. (J.D.)
1-M. BLONDEL, L'Action. Le problème des causes secondes et le pur agir (1893), vol. 1, Paris, PUF, 1949, p. 55.
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« Il y a peu de gens qui soient en même temps intelligents et capables d’agir. L’intelligence élargit, mais paralyse; l’action vivifie, mais limite. »
GOETHE