Ernest Becker: être par la mort
La psychologie du posthumain selon Ernest Becker
Le posthumain n'a pas d'âme, une telle nostalgie de Dieu en lui serait une chose bien encombrante. A-t-il un moi, un psychisme? Sur ce plan, il est surdoué. Son moi est si grand en effet qu'il ne tolère pas d'être limité, comme son corps, par la mort. Un moi dressé contre la mort, c'est la caractéristique la plus manifeste du psychisme posthumain. Celui dont le moi tente de se réconcilier avec la mort prouve par là qu'il est sur la voie de la réconciliation avec l'humanité. Ce que nous rappelle un groupe de chercheurs de l'Université du Missouri qui ont démontré que la pensée et la présence de la mort peuvent rendre l'homme meilleur.
Plusieurs de ces chercheurs, dont Kenneth Vail, le chef du groupe, se réclament de Ernest Becker, lequel se présente lui-même comme un admirateur de Otto Rank, un des disciples dissidents de Freud. Remplacez la sexualité par la peur de la mort au centre du psychisme humain et vous aurez compris à la fois l'essentiel de la dissidence du disciple par rapport au maître et la préférence de Becker pour le disciple.
Né dans une famille juive de la Nouvelle Angleterre, Becker avait 20 ans quand, au cours d'une mission dans l'armée américaine en Allemagne, il fit la découverte d'un camp de concentration. S'il eut jamais des illusions sur la condition humaine, il les perdit ce jour là et comme tant de penseurs de l'après-guerre, il échappa difficilement au sentiment de l'absurdité de la vie. L'existentialisme, celui de Heidegger, et davantage encore celui du grand précurseur, Kierkegaard, l'aidera à trouver sa voie, loin, infiniment loin de cette confiance dans l'homme qui incitera Norbert Wiener, lui aussi juif et témoin de la guerre, à miser sur la technoscience et la manipulation de l'homme par l'homme pour réduire la part du mal dans le monde.
Ni la mort ni le soleil ne se regardent en face. Nageur épuisé, toujours sur le point de se noyer dans la mort, l'homme s'agrippe à tout objet, réel ou imaginaire, une carrière, un être aimé, un projet et construit autour de ces objets un système de mensonges qui fonde l'estime qu'il a de lui-même et lui permet de garder pied dans la vie. Et plus il craint la mort, plus il a besoin d'illusions pour échapper à cette crainte, d'autant plus nocive qu'il la tient loin de sa conscience. « Modern man is drinking and drugging himself out of awareness, or he spends his time shopping, which is the same thing ». 1 Comment traduire ce passage sans le trahir? Out of awareness! Là est le mal et la cause du mal. Enfermé dans sa bulle de mensonge à lui-même, l'homme est capable de tous les crimes
Alors que tant de penseurs modernes et contemporains ont vu dans le sentiment religieux traditionnel l'exemple parfait de l'illusion à éviter, Becker y voit une manifestation de cet héroïsme cosmique qu'il appelle de ses vœux. On croira lire ici une apologie du christianisme, mais il s'agit plutôt de la conclusion à laquelle parviennent, avec toute la rigueur possible dans leur discipline, deux psychologues, Otto Rank et Ernest Becker, d'abord formés dans le sérail de Freud.
« En un mot, l'héroïsme cosmique de l'homme était assuré, même si cet homme n'était rien. C'est là le plus remarquable accomplissement de la vision chrétienne du monde: qu'elle puisse toucher des esclaves, des infirmes, des imbéciles, les humbles et les puissants et faire de tous des héros, simplement en se retirant du monde, pour entrer dans une autre dimension : le ciel. Mieux encore, nous pourrions dire que la chrétienté prit chez l'homme la conscience de n'être qu'une créature - la chose qu'il veut le plus nier - et en fit la condition de son héroisme cosmique ». 2
Vous êtes là, conscient de n'être qu'une créature, fragile parmi les fragiles, aux portes de la mort, sans spectacles pour vous en distraire, vous vous abandonnez à l'au-delà le plus lointain, le plus mystérieux...et vous devenez saint François, saint Vincent de Paul, vous écrivez la Divine comédie, construisez une cathédrale. Le mot cosmique est là pour souligner le caractère sacré de l’événement et non pour le réduire au monde visible. Le cosmos c'est le visible ordonné par l'invisible.
Hors de cet héroïsme point de salut, ajoute Becker, sauf un paradis sur terre condamné d'avance à être un enfer. On se réjouit de trouver chez un auteur américain une critique aussi radicale et aussi vrai des utopies millénaristes pour lesquelles les États-Unis semblent constituer un terrain trop fertile.
« Par ces techniques (pavloviennes, béhavioristes...) on s'efforce de rendre le monde meilleur qu'il ne l'est, d'en bannir le monstrueux, de refonder une condition proprement humaine.
Le psychologue Kenneth Clark, dans son récent discours en tant que président de l'American Psychological Association, appela de ses voeux un nouveau type de produit chimique qui atténuerait l'agressivité faisant ainsi du monde un lieu moins dangereux.
Les disciples de Watson, de Skinner, de Pavolv, tous ont leur formule pour adoucir la vie. Freud lui-même, Freud, l'homme des Lumières, voulait voir un monde plus sain et semblait prêt pour cela à intégrer la vérité vécue à la science, si seulement la chose était possible. Il se laissa même séduire par l'idée que pour changer vraiment les choses par la thérapie, il faudrait atteindre les masses; et que le seul moyen de le faire serait de mêler le cuivre de la suggestion à l'or pur de la psychanalyse, en d'autres termes d'imposer par le transfert un monde moins méchant. Mais Freud devint plus réaliste et plus pessimiste à la fin de sa vie; il en vint graduellement à comprendre que le mal dans le monde n'est pas seulement dans l'homme, mais aussi hors de lui, dans la nature.
Le problème de tous ceux qui manipulent l'homme à l'aide de la science, c'est qu'ils ne prennent pas la vie assez au sérieux : en ce sens, toute la science est ''bourgeoise'', une affaire de bureaucrates. Je pense que prendre la vie au sérieux signifie quelque chose comme ceci : que tout ce que fait l'homme sur cette terre doit être fait dans la vérité vécue de la terreur de la création, du monstrueux, du grondement de panique sous toute chose. Autrement tout est faux. Ce qui est accompli doit l'être de l'intérieur, avec l'énergie subjective des créatures, sans atermoiements, dans le plein exercice de la passion, de la vision, de la souffrance, de la crainte, de la douleur. Comment savons-nous - comme Rilke- que notre part du sens de l'univers ne pourrait pas être un rythme dans la douleur? La science manipulatrice, utopique, priverait aussi les hommes de la dimension héroïque de leur aspiration à la victoire. Et nous savons que de quelque importante façon cela falsifie notre combat, en nous vidant, en nous empêchant d'intégrer le maximum d'expérience. Cela signifie la fin du distinctement humain, ou même, devons nous dire, du distinctement organique ».3
En un mot, Platon avait raison : l'homme est un ange tombé du ciel qui perd son humanité et même sa vie s'il renonce à remonter vers le ciel.. On comprend que Becker ait suscité la controverses dans les université américaines où il est tombé.
Après avoir dénoncé les faux au-delà, y compris, sous l'influence de Kierkegaard, celui de l'amour romantique, Becker, s'attaque au plus recherché de tous les paradis sur terre, parce qu'il est le plus céleste, le paradis psychologique.
Comme la conscience l'appelle à des formes d'accomplissement héroïque auquel sa culture ne le prépare plus, la société l'aide à oublier. Ou encore, il s'enterre lui-même dans la psychologie croyant que la conscience sera par elle-même un remède magique à ses problèmes. Mais la psychologie elle-même est née de la rupture des héroïsmes sociaux partagés. On ne peut la dépasser que par la création de nouveaux héroïsmes relevant de la foi et de la volonté, dans l'abandon à une vision.
Il faut souligner ce passage à doubles traits : la science manipulatrice falsifie le combat de l'homme en le vidant, en l'empêchant d'intégrer le maximum d'expérience. Je me vide en effet de ma douleur, mon expérience s'appauvrit si je suis l'objet d'une manipulation chimique ou psychologique et la synthèse finale, c'est-à-dire moi-même, perd de sa valeur.
« On passe des années à devenir soi-même, à développer son talent, ses qualités uniques, à parfaire son discernement du monde,à élargir et aiguiser son goût, à devenir mature, aguerri -à devenir finalement une créature unique dans la nature, qui se tient debout avec quelque dignité, quelque noblesse, transcendant la condition animale; une créature qui ne soit plus ni esclave, ni pur réflexe, ni coulé dans aucun moule. Et voilà la vraie tragédie... il faut soixante ans de souffrances et d'efforts inouïs pour fabriquer un tel individu, à l'issue de quoi il n'est plus bon qu'à mourir ».4 Ou à immoler! Puisque ce chef d'oeuvre, cet individu, a été sculpté par la mort, n'est-il pas permis d'expérer qu'il trouve dans la mort son accomplissement, que ce qui semble être sa fin au sens de terme, devienne sa fin au sens d'achèvement.
1- Ernest Becker, The Denial of Death, Free Press, New-York 1973, p.284
2- Ibid. 16
3- Ibid. p.283
34 Ibid. 168