Émile Robichaud, une étoile fixe parmi les étoiles filantes de l’éducation
À propos de : Succursales ou institutions? Redonner sens à nos écoles, éditions MÉDIAPAUL, Montréal 2017
Émile Robichaud est un ami. Tout adjectif affaiblirait le sens de ce mot. Dans les moments les plus difficiles de ma vie publique, Émile a été le premier à venir vers moi. Avec une sollicitude intelligente, posant les gestes, disant les mots que les circonstances imposaient. Son œuvre en éducation, pratique et théorique, est empreinte de la même amitié pour la jeunesse et les familles de son pays.
D’un gland ne peut sortir qu’un chêne, toujours unique, plus ou moins accompli selon sa nature originelle et selon l’art avec lequel on le cultive. Voici la base de l’éducation éternelle, base proposée par la vie elle-même. Cette base, Émile Robichaud ne s’en est jamais éloigné. D’où son attachement à l’humanisme classique, (lequel fait place au transcendant, contrairement à l’humanisme moderne, refermé sur l’homme). D’où aussi l’importance qu’il accorde aux grandes œuvres, à la transmission des connaissances, toutes choses qui, comme la vie elle-même, supposent une diversité telle que les parents puissent choisir parmi des écoles qui sont des institutions autonomes et non des succursales.
Conserver l’avenir
Ce conservateur des bonnes choses devient par là, dans le contexte actuel, l’auteur le plus original, voire le plus révolutionnaire en matière d’éducation. C’est ce paradoxe que je voudrais mettre en lumière dans cet article. Pour ce qui est de la vue d’ensemble sur la personne, l’œuvre et la pensée d’Émile Robichaud, je renvoie le lecteur à divers documents de notre encyclopédie et à l’excellente préface de Mathieu Bock-Côté. Elle commence ainsi : « Il s’appelle Émile Robichaud, mais autour de lui personne n’aurait l’idée de l’appeler ainsi. Monsieur Robichaud, c’est ainsi qu’on l’appelle. L’homme est singulier. »[1] Singulier aussi le lien qui unit ces deux générations éloignées dans le temps, Monsieur Robichaud devançant Mathieu Bock-Côté de quelques décennies. Le Québec est gérontophage. Une génération chasse l’autre sans ménagement, mentalité qui a fait le malheur de nos écoles, soit dit en passant. Qui se souvient au Québec de Noël Mailloux, ce sage et savant, cet éducateur dominicain qui a fondé le département de psychologie de l’Université de Montréal et à qui nous devons la réhabilitation des prisonniers. En tendant la main à Émile Robichaud, Mathieu Bock-Côté a inversé une tendance névrotique, à ses risques et périls : « On sent chez Monsieur R. une énergie exceptionnelle et on en fait l’expérience à sa poignée de main, que l’on dira pour le moins vigoureuse. »[2]
Un élitisme égalitariste
L’éducation a toujours été à la fois élitiste et égalitariste. Élitiste, elle avait pour but de rendre meilleurs ceux qui avaient déjà été favorisés par le sort ou leur courage; égalitariste, elle a contribué à accroître le nombre de ceux qu’elle élevait. Le passage du préceptorat à l’enseignement simultané au XVIe siècle en Europe a été une étape importante dans le progrès de l’égalité. Ce passage, faut-il le rappeler, a été opéré par la religion, protestante d’abord, catholique ensuite. La révolution française a renforcé cette tendance, elle ne l’a pas lancée. Jusqu’à tout récemment cependant, c’est le vieux fond élitiste qui donnait son sens à l’égalitarisme. On se gardait bien d’abaisser le niveau d’excellence visé pour permettre au plus grand nombre d’y accéder. Ce qu’illustre bien l’histoire des collèges classiques au Québec. Comme le rappelle Émile Robichaud cet enseignement élitiste était offert, dans une forte proportion, à des enfants provenant de familles pauvres. On ne supprimait pas l’enseignement du grec ancien sous prétexte d’accommoder ces enfants: « Il est historiquement faux, écrit l’historien Robichaud, que les collèges classiques n’étaient accessibles qu’aux riches. La majorité des élèves qui fréquentaient ces collèges n’appartenaient pas aux classes aisées. » [3]
Tant que la vie, avec les inégalités limitées qui la caractérisent est demeurée le modèle, la complémentarité entre l’élitisme et l’égalitarisme a pu se maintenir, à charge pour les sociétés et les institutions d’adoucir le choc des différences, but qu’Émile Robichaud a atteint en faisant varier le niveau d’apprentissage selon les classes, mais dans le cadre d’une même école, l’école Louis Riel en l’occurrence.
Ici au Québec, c’est à partir des années 1960 que ces hiérarchies commencèrent à paraître dépassées, que le rythme de la montée de l’égalité sembla trop lent, par comparaison sans doute avec l’accélération des progrès techniques. Divers facteurs sociaux et psychologiques ont alors jeté la base du funeste mensonge : donner aux jeunes l’illusion qu’ils s’élèvent alors que c’est la fin visée qui s’abaisse.
De l’être au faire
Cette illusion a perduré, contre toute attente raisonnable, parce qu’au même moment l’excellence visée a glissé de l’être vers le faire, de l’accomplissement en tant qu’homme à la compétence en tant que spécialiste. Le succès évident de la spécialisation et sa rentabilité sur le plan économique ont fait oublier le déclin de la formation générale. Il a aussi contribué à éloigner les gens de la vie pour les rapprocher de la machine.
Il en résulte une inégalité pire que celle qui accompagnait l’ancien idéal portant sur l’être. Un habile spéculateur, un président d’entreprise efficace, un athlète, quelle que soit leur valeur en tant qu’êtres humains sont souvent plus riches, proportionnellement, que les élites de l’ancienne société. Beau résultat après une cascade de réformes pédagogiques destinées à réduire les inégalités.
La révolution douce
Dans un tel contexte, le retour aux sources d’une pédagogie centrée sur l’être et la vie est une chose révolutionnaire, au sens premier du terme : révolution de la roue. La roue doit revenir au point où il va de soi que la croissance d’un être vivant exige du temps, un temps qui varie, selon les processus en cause, tout en conservant dans chaque cas des limites. La métaphore de l’humus, chère à Émile Robichaud, nous aidera à mieux comprendre cette exigence.
Au cours de la décennie 1980, j’ai eu le bonheur et le privilège de participer à l’œuvre de notre ami à l’école Louis Riel; à un titre aussi flatteur que rare, celui de consultant en humanisme. Je me souviens d’une rencontre avec les professeurs de sciences à qui je rappelais qu’ils tendraient une main secourable à leurs collègues professeurs de français s’ils évoquaient Pascal écrivain dans leur cours sur Pascal savant. Je me souviens surtout de ce que j’ai appris dans cette école. Sur l’humus notamment.
Le recours à ce mot au cœur d’un grande aventure pédagogique m’a d’abord étonné, mais j’ai vite compris qu’on chercherait en vain une métaphore plus appropriée pour distinguer une école organique d’une autre, à la mode, qui ressemble à une chaîne de montage. L’humus, partie vivante du sol, grouillante de microorganismes comme notre propre corps. Une graine y tombe, semée par le vent, par un insecte, un oiseau ou par l’homme. Il en sortira une plante, à son rythme et quand les circonstances seront favorables. La dormance peut être longue. On a vu des molènes s’élancer vers le soleil quand on eut enlevé les pierres recouvrant le sol d’une église vieille de 500 ans. Transmettre des connaissances essentielles à des jeunes est une opération semblable. L’objectif ne sera pas atteint dans les cinq jours prévus au programme, car justement ce n’est pas un objectif qui est alors visé, mais une fin. Distinction chère à Émile Robichaud. Il appelle de ses vœux « une école qui, préférant les finalités aux objectifs met ses élèves en contact avec les choses de l’esprit et les grands esprits pour les enraciner dans l’humanité »[4] Voilà la vie de l’esprit par-delà le simple fonctionnement de l’intellect.
Qu’est-ce qui règle la création et la circulation des souvenirs? Comment se fait-il que l’on garde un souvenir fort de telle pensée, de tel poème, de tel tableau? À quel appel ces souvenirs répondent-ils quand ils remontent à la conscience, de quel interdit sont-ils frappés quand ils restent enfouis dans l’inconscient? Mystère dont on espère qu’il restera mystère. Ce mystère, il faut toutefois l’évoquer pour le mettre à l’abri d’une analyse ayant pour but de l’instrumentaliser. Se souvenant lui-même, au moment opportun, d’un mot d’Hubert Reeves, Émile Robichaud nous rappelle que « la vie ne progresse pas par addition mais par complexification. Ainsi aucune des deux composantes de l’eau, hydrogène et oxygène, ne comporte la propriété de dissolution : elle apparaît à un autre niveau et n'est en rien l'addition des propriétés intrinsèques des composantes. Il en va ainsi de la vie de l'esprit. »[5]
« Ce que nous croyons avoir oublié est en nous. "Les savoirs oubliés sont passés en nous en éveillant certaines émotions" et parce que "cette vie souterraine des souvenirs n'est pas facile à décrire, [qu'elle] est secrète et impalpable", aucune liste de compétences ne peut en rendre compte. C'est la mystérieuse alchimie de l'âme humaine. Nous voici, bien loin de l'approche mécaniste des compétences, dans le monde mystérieux du germinatif, le monde de la culture dont Alain Finkielkraut disait qu'elle est "la vie avec la pensée". »[6]
« La prise de conscience de cette mystérieuse alchimie de l'âme, de cette vie souterraine des connaissances, des souvenirs, des expériences vécues, des émotions ressenties nous fait voir sous un tout autre angle le rôle de l'école. Il ne s'agit plus de ne miser que sur l'immédiat, sur l'utilité à court terme, mais d'aider nos élèves à acquérir ce "trésor des savoirs oubliés" qui enrichira leur existence et lui donnera un sens, c'est-à-dire une signification et une direction. »[7]
Pionnier de l’éducation en vue du développement durable
Par la métaphore de l’humus et l’ensemble de ses analogies entre l’agriculture, biologique, cela va sans dire, et la culture, Émile Robichaud n’a pas seulement réhabilité un passé présumé dépassé, il a devancé de trente ans les efforts déployés par les Nations Unies pour promouvoir l’éducation en vue du développent durable. Il nous le rappelle dans son livre : « À l'automne 1973, au moment où l'école Louis-Riel ouvrait ses portes, je publiais, dans la revue de l'association canadienne d'éducation de langue française, un article intitulé Pour une écologie pédagogique qui annonçait clairement l'orientation que nous entendions donner à notre école. »[8]
La décennie mondiale consacrée à cette question ne s’ouvrit qu’en 2005. Si l’on veut bien admettre le fait, évident à des yeux vraiment ouverts, que la vie se retire du paysage intérieur avant d’être menacée dans le paysage extérieur, une pédagogie humaniste comme celle de notre ami est la première étape à franchir pour une éducation en vue du développement durable. Comment faire durer la vie sur terre en prenant comme modèles d’humanité des êtres qui, au lieu de persévérer dans leur nature, s’abandonnent au pur devenir de leur histoire, phénomène qu’Émile Robichaud dénonce sous le nom d’historicisme, « cette obsession du changement qui a pris la place de la recherche du sens. »[9]
L’encyclique Laudato Si, parue quelques mois avant la conférence de Paris en 2015, a reçu un accueil favorable dans tous les horizons. L’éducation environnementale y occupe une place centrale. On pourrait croie qu’Émile Robichaud a donné son avis sur cette question tant on est frappé par la similitude des deux inspirations. « La cohésion du vivant » chez notre ami devient dans l’encyclique «la maison commune. »
« Il y a un lien étroit entre le climat et la qualité du sol : sans humus, le sol ne retient plus l'eau et devient une « éponge séchée » : le cycle de la pluie est ainsi brisé et le désert s'installe. Il en va de même pour une école. »[10]
Il en est de même pour l’être humain dont l’âme s’apparente aussi à l’humus. « La culture menacée, selon Barzun, c'est celle qui est dérivée de la première grande expérience nourricière de l'homme, l'agriculture. J'ai voulu poursuivre l'analogie. Cela a donné naissance à une conception organique de l'école, conçue comme un milieu vivant, dont la qualité de la vie dépend de quatre facteurs : le climat, le sol, la semence et le mode de culture ; et tient à l'exercice harmonieux d'un certain nombre de fonctions vitales au service de grandes finalités qui constituent la raison d'être de l'institution. C'est la cohésion du vivant. »[11]
Voici un passage de Laudato Si qui nous rappelle que l’équilibre écologique commence «au niveau interne avec soi-même. »
« L’éducation environnementale a progressivement élargi le champ de ses objectifs. Si au commencement elle était très axée sur l’information scientifique ainsi que sur la sensibilisation et la prévention de risques environnementaux, à présent cette éducation tend à inclure une critique des ‘‘mythes’’ de la modernité (individualisme, progrès indéfini, concurrence, consumérisme, marché sans règles), fondés sur la raison instrumentale ; elle tend également à s’étendre aux différents niveaux de l’équilibre écologique : au niveau interne avec soi-même, au niveau solidaire avec les autres, au niveau naturel avec tous les êtres vivants, au niveau spirituel avec Dieu. L’éducation environnementale devrait nous disposer à faire ce saut vers le Mystère, à partir duquel une éthique écologique acquiert son sens le plus profond. Par ailleurs, des éducateurs sont capables de repenser les itinéraires pédagogiques d’une éthique écologique, de manière à faire grandir effectivement dans la solidarité, dans la responsabilité et dans la protection fondée sur la compassion. »[12]
[1] Émile Robichaud, Succursales ou institutions? Redonner sens à nos écoles, éditions MÉDIAPAUL, Montréal 2017, p.7
[2] Ibid., p.7
[3] Ibid., p.20
[4] Ibid., p.63
[5] Ibid., p.56
[6] Ibid., p.56
[7] Ibid., p.56
[8] Ibid., p.57
[9] Ibid., p.113
[10] Ibid., p.60
[11] Ibid.,p.60
[12] Encyclique Laudato Si, édition numérique PDF, p.150