De la saturation par les chiffres à la post vérité

Jacques Dufresne

 De la saturation par les chiffres à la post vérité


Dans le discours public: le nombre a pris une importance telle que si Socrate revenait il éprouverait le besoin de copléter sa critique de la rhétorique verbale par une rhétorique chiffrée.

Donald Trump s’est fait élire en faisant preuve d’un mépris total pour les chiffres et pour les faits, associés aux chiffres. Dans un pays qui possède les meilleures universités du monde, la chose paraissait invraisemblable. Mon but ici n’est pas de tenter expliquer ce phénomène complexe en quelques paragraphes, mais de poser une question à laquelle chacun aurait intérêt à réfléchir : en ce qui concerne les chiffres et autres abstractions, n’avons-nous pas atteint un point de saturation ?

Dans les premiers numéros du journal La Presse, fondée 1884, il n’y avait de place que pour la lettre. Les premiers chiffres apparurent  dans les tables de mortalité. Aujourd’hui que reste-t-il de votre journal quand vous avez enlevé les images (numériques), les chiffres et les arguments fondés directement ou indirectement sur des chiffres, du genre :

Comment peut-on penser ainsi en 2017 ?

Voilà enfin une idée très tendance

Tout le monde en parle

Le multiculturalisme c’est l’avenir

Vous êtes réactionnaire

Sa fortune dépasse le milliard

C’est tendance, essayez-le

 

La fatigue du jugement

Le prestige de la science, impliquant la mesure, explique cette prolifération du chiffre et de l’argument chiffré, mais en partie seulement. Ce phénomène ne résulterait-il pas aussi d’une fatigue du jugement?  Former un jugement sur une personne, un poème, un tableau est un exercice difficile qui suppose un sens de la hiérarchie, qui lui-même suppose un sens du transcendant, du beau, du bien, du vrai. D’où la tentation pour les esprits paresseux ou incultes de se rabattre, pour juger, sur la date ou l’opinion majoritaire. Jeff Koons est sans conteste un artiste contemporain. Que valent vraiment ses œuvres ? La question est superflue puisqu’il est contemporain.

L’inverse est toutefois aussi vraisemblable : c’est le chiffre qui a rendu les machines possibles et qui par là dispense de penser, comme on le voit dans le cas des calculatrices et des GPS.

Fatigue du jugement qui marque un recul de la vie. La vie dans ce qu’elle a de plus élémentaire comme dans ce qu’elle a de plus sublime est affaire de jugement. Nos ancêtres, les autres n’ont pas survécu, sont ceux qui ont dû faire les bons choix dans une foule de domaines, depuis l’alimentation jusqu’aux exercices physiques et aux rites religieux. Aujourd’hui à l’heure du quantify self, des senseurs de tous genres les guident dans leurs choix vitaux.

L’adaptation au chiffre depuis 150 ans n’a-t-elle pas été trop rapide ? Si on ramène le temps de l’évolution à une année, la bactérie apparaît le 1er octobre, les mammifères apparaissent le 26 décembre, les oiseaux le 27 et l’homme le 31 décembre à 22h30! N’est-il pas normal dans ces conditions que les nuages de chiffres qui s’accumulent au-dessus de lui depuis 23h50  ne l’aient quelque peu insensibilisé et ne lui ait par suite ramolli l’esprit?

Dénis de la vérité chiffrée

D’où une révolte inconsciente contre la réduction du vrai à l’exact, et en même temps une révolte du peuple contre une élite constituée de maîtres ès chiffres; un peuple dont les doléances à l’endroit de ceux qui le dirigent en prétendant l’éclairer, ressemblent à celles-ci : parlez-moi d’autre chose, de plus élémentaire et de plus transcendant à la fois, sur un autre ton et dans un autre langage.

Cette hypothèse d’une révolte contre le savoir abstrait aide à comprendre certains grands dénis contemporains. Pourquoi tant de Canadiens, sympathisants écolos en majorité, achètent-ils des voitures de plus en plus puissantes, alors que les preuves de la nocivité de l’effet de serre s’accumulent au-dessus d’eux? Pourquoi aux États-Unis tant de personnes scolarisées s’enfoncent-elles dans le déni de l’évolution? Pourquoi, ici comme ailleurs, tant de patients réclament-ils des médicaments inefficaces, pourquoi tant de médecins les leur prescrivent-ils contre l’avis des statisticiens de leur profession?

Il ne s’agit pas ici diaboliser le nombre, mais de réfléchir sur la vitesse à laquelle il a conquis le royaume de la vie en se substituant à des récits mythiques, poétiques qui reliaient l’homme à la nature, et à une parole vernaculaire qui le reliait à ses semblables.

Le chiffre n'atteint pas la zone des mobiles profonds

Le chiffre n’atteint pas la zone des mobiles profonds. C’est ainsi que Konrad Lorenz expliquait,il y a déjà cinquante ans, le peu d’efforts faits pour sauver la terre, alors que la preuve des dangers qu’elle court avait déjà été bien établie. Il écrit dans L'agression:« Le fait que l'esprit le plus médiocre puisse saisir ce qui, en droit, ne devrait pas arriver mais arrive cependant donne à méditer[...] Dans de tels cas, on peut presque toujours dire que l'action la plus rationnelle a été bloquée par la puissance incoercible des modes d'action et de réaction spécifiques innés.(les insincts). » Pour pouvoir passer du fait à l'acte il faudrait renouer avec les modes d'espression qui touchent les coeurs « Il serait erroné, écrit Lorenz, de croire que seul ce que nous pouvons comprendre rationnellement ou même prouver scientifiquement constitue le capital essentiel du savoir humain. Cette erreur engendre des conséquences funestes. Elle conduit la jeunesse « intellectuelle » à jeter par-dessus bord l'immense trésor de sagesse et de connaissance que contiennent, sans exception, les traditions des anciennes cultures et les enseignements des grandes religions du monde. Celui qui dénie systématiquement toute valeur à la sagesse et toute signification à la tradition, tombe forcément dans l'erreur inverse aussi grave, de croire que la science est capable de faire surgir du néant, par des voies rationnelles, une civilisation complète avec tout ce qu'elle comporte. » Les huit péchés capitaux de la civilisation, Flammarion, Paris,1973, p.108.

Simone Weil avait écrit, de son côté: « La beauté séduit la chair pour obtenir la permission de passer jusqu’à l’âme. » Passer jusqu’à l’âme, c’est précisément ce que les chiffres ne peuvent faire. La révolte des peuples contre les abstractions de la science et contre l’élite qui les maîtrise n’est-elle pas un appel voilé à la beauté? N’est-ce pas le chant grégorien qui a donné aux hommes du Moyen Âge le désir des cathédrales et la force de les construire? Quelle est la beauté qui nous donnera la force de ramener la terre à sa vocation de jardin? L’Encyclique Laudato Si, en donne un aperçu.

 

 

Pour approfondir la question, trois textes :L'assimilation de l'opinion à l'observation, de Paul Vaélry,  Science et vérité, de Léon Brunschvicg, Le Calcul, de Victor Hugo (La légende des siècles).

L'assimilation de l'opinion à l'observation

«Plusieurs animaux rassemblés et resserrés se réchauffent entre eux, car ainsi diminue la rayonnement de chacun par diminution de la surface exposée. Ainsi les gens se confirment dans leurs opinions pour être nombreux à les avoir, comme si cette similitude faisait de chaque autre une source de vrai plus puissante que la sienne et de laquelle il pût recevoir. Ceci est fondé sur une assimilation de l'opinion à l'observation. Plusieurs observations indépendantes valent mieux qu'une, et leur quantité l'emporte. Mais non les opinions.» Paul Valéry

Science et vérité

« Reportons-nous au moment, presque solennel, dans notre vie, où tout d'un coup la différence radicale nous est apparue entre les fautes dans nos devoirs d'orthographe et les fautes dans nos devoirs d'arithmétique. Pour les premières nous devions ne nous en prendre qu'à un manque de mémoire; car nous ne savions pas, et nous ne pouvons jamais dire, pourquoi un souci de correction exige que le son "fame" soit transcrit comme "flemme" et non comme "flamme". En revanche pour les secondes on nous fait honte, ou plus exactement, on nous apprend à nous faire honte, de la défaillance de notre réflexion; on nous invite à nous redresser nous-mêmes. Notre juge, ce n'est plus l'impératif d'une contrainte sociale, la fantaisie inexplicable d'où dérivent les règles du "comme il faut" et du "comme il ne faut pas", c'est une puissance qui, en nous comme en autrui, se développe pour le discernement de l'erreur et de la vérité.

 

« Cette impression salutaire d'un voile qui se déchire, d'un jour qui se lève, l'humanité d'Occident l'a ressentie, il y a quelque vingt-cinq siècles, lorsque les Pythagoriciens sont parvenus à la conscience d'une méthode capable et de gagner l'assentiment intime de l'intelligence et d'en mettre hors de conteste l'universalité. Ainsi ont-ils découvert que la série des nombres carrés, 4, 9, 16, 25, etc.… est formée par l'addition successive des nombres impairs à partir de l'unité: 1 + 3; 4 + 5; 9 + 7; 16 + 9, etc. Et la figuration des nombres par des points, d'où résulte la dénomination "nombres carrés", achevait de donner sa portée à l''établissement de la loi en assurant une parfaite harmonie, une adéquation radicale, entre ce qui se conçoit par l'esprit et ce qui se représente aux yeux.

« Les siècles n'ajouteront rien à la plénitude du sens que l'arithmétique pythagoricienne confère au mot de Vérité. Pouvoir le prononcer sans risquer de fournir prétexte à équivoque ou à tricherie, sans susciter aucun soupçon de restriction mentale ou d'amplification abusive, c'est le signe auquel se reconnaîtra "l'homo sapiens" définitivement dégagé de "l'homo faber", porteur désormais de la valeur qui est appelée à juger de toutes les valeurs, de la valeur de vérité. » (Léon Brunschvicg, Héritage de mots, Héritage d'idées, Presses universitaires de France, Paris 1945, p. 2-3.)

 

Le calcul, Victor Hugo

N.B. Nous présentons ce poème au complet en dépit des longueurs parfois chaotiques qu’il contient. On y trouve aussi des coups de sonde étonnants

 

Le calcul, c'est l'abîme.

....

Ah! tu sors de ta sphère,

Eh bien, tu seras seul. Homme, tâche de faire

Entrer dans l'infini quelque être que ce soit

De ceux que ta main touche et que ton regard voit;

Nul ne le peut. La vie expire en perdant terre.

Chaque être à son milieu; hors du bois la panthère

Meurt, et l'on voit tomber, sans essor, sans éclair,

Hors du feu l'étincelle et l'oiseau hors de l'air;

Nulle forme ne vit loin du réel traînée;

La vision terrestre à la terre est bornée;

Le nuage lui-même, errant, volant, planant,

Allant d'un continent à l'autre continent,

S'il voyait l'absolu, serait pris de vertige;

Sortir de l'horizon n'est permis qu'au prodige;

L'homme le peut, étant le monstre en qui s'unit

Le miasme du nadir au rayon du zénith;

Entre donc dans l'abstrait, dans l'obscur, dans l'énorme,

Renonce à la couleur et renonce à la forme;

Soit; mais pour soulever le voile, le linceul,

La robe de la pâle Isis, te voilà seul.

Tout est noir. C'est en vain que ta voix crie et nomme.

La nature, ce chien qui, fidèle, suit l'homme,

S'est arrêtée au seuil du gouffre avec effroi.

Regarde. La science exacte est devant toi,

Nue et blême et terrible, et disant: qu'on remporte

L'aube et la vie! ayant l'obscurité pour porte,

Pour signes, l'alphabet mystérieux qu'écrit

Son doigt blanc hors du jour dans l'ombre de l'esprit,

Pour tableau noir le fond immense de la tombe.

Ici, dans un brouillard qui de toutes parts tombe,

Dans des limbes où tout semble, en gestes confus,

Jeter au monde, au ciel, au soleil, un refus,

Dans un vide immobile où rien ne se déplace,

Dans un froid où l'esprit respire de la glace,

Où Fahrenheit avorte ainsi que Réaumur,

Monte dans l'absolu le nombre, horrible mur,

Incolore, impalpable, informe, impénétrable;

Les chiffres, ces flocons de l'incommensurable

Flottent dans cette brume où s'égarent tes yeux,

Et, pour escalader le mur mystérieux,

Ces spectres, muets, sourds, sur leur aile funèbre

Apportent au songeur cette échelle, l'algèbre,

Échelle faite d'ombre et dont les échelons

De Dédale et d'Hermès ont usé les talons.

Géométrie! algèbre! arithmétique! zone

Où l'invisible plan coupe le vague cône,

Où l'asymptote cherche, où l'hyperbole fuit

Cristallisation des prismes de la nuit;

Mer dont le polyèdre est l'affreux madrépore;

Nuée où l'univers en calculs s'évapore,

Où le fluide vaste et sombre épars dans tout

N'est plus qu'une hypothèse, et tremble, et se dissout;

Nuit faite d'un amas de sombres évidences,

Où les forces, les gaz, confuses abondances,

Les éléments grondants que l'épouvante suit,

Perdent leur noir vertige et leur flamme et leur bruit;

Caverne où le tonnerre entre sans qu'on l'entende,

Où toute lampe fait l'obscurité plus grande,

Où l'unité de l'être apparaît mise à nu!

Stalactites du chiffre au fond de l'inconnu!

Cryptes de la science!

On ne sait quoi d'atone

Et d'informe, qui vit, qui creuse et qui tâtonne!

Vision de l'abstrait que l'œil ne saurait voir!

Est-ce un firmament blême? est-ce un océan noir?

En dehors des objets sur qui le jour se lève,

En dehors des vivants du sang ou de la sève,

En dehors de tout être errant, pensant, aimant,

Et de toute parole et de tout mouvement,

Dans l'étendue où rien ne palpite et ne vibre

Espèce de squelette obscur de l'équilibre,

L'énorme mécanique idéale construit

Ses figures qui font de l'ombre sur la nuit.

Là, pèse un crépuscule affreux, inexorable.

Au fond, presque indistincts, l'absolu, l'innombrable,

L'inconnu, rocs hideux que rongent des varechs

D'A plus B ténébreux mêlés d'X et d'Y grecs;

Sommes, solutions, calculs où l'on voit pendre

L'addition qui rampe, informe scolopendre!

Signes terrifiants vaguement aperçus!

Triangles sans Brahma! croix où manque Jésus!

Réduction du monde et de l'être en atomes!

Sombre enchevêtrement de formules fantômes!

Ces hydres qui chacune ont leur secret fatal,

S'accroupissent sur l'ombre informe, piédestal,

Ou se traînent, ainsi qu'échappés de l'érèbe,

Les monstres de l'énigme erraient autour de Thèbe;

Le philosophe à qui l'abeille offrait son miel,

Les poètes, Moïse ainsi qu'Ezéchiel,

Et Platon comme Homère expirent sous les griffes

De ces sphinx tatoués de noirs hiéroglyphes;

Point d'aile ici; l'idée avorte ou s'épaissit,

La poésie y meurt, la lumière y noircit;

Loin de se dilater, tout esprit se contracte

Dans les immensités de la science exacte,

Et les aigles portant la foudre aux Jupiters

N'ont rien à faire avec ces sinistres éthers.

Cette sphère éteint l'art comme en son âpre touffe

La ciguë assoupit une fleur qu'elle étouffe.

Toutefois la chimère y peut vivre; portant

D'une main la cornue et de l'autre l'octant,

Faisant l'algèbre même à ses rêves sujette,

Dans un coin monstrueux la magie y végète;

Et la science roule en ses flux et reflux

Flamel sous Lavoisier, Herschell sur Thrasyllus;

Qui pour le nécroman et pour la mandragore,

Chante abracadabra? l'abac de Pythagore;

Car d'un côté l'on monte et de l'autre on descend,

Et de l'homme jamais le songe n'est absent.

 

La pensée, ici perd, aride et dépouillée,

Ses splendeurs comme l'arbre en janvier sa feuillée,

Et c'est ici l'hiver farouche de l'esprit.

Le monde extérieur se transforme ou périt,

Tout être n'est qu'un nombre englouti dans la somme;

Prise avec ses rayons dans les doigts noirs de l'homme,

Elle-même en son gouffre où le calcul l'éteint,

La constellation que l'astronome atteint,

Devient chiffre, et, livide, entre dans sa formule.

L'amas des sphères d'or en zéros s'accumule.

Tout se démontre ici. Le chiffre, dur scalpel,

Comme un ventre effrayant ouvre et fouille le ciel.

Dans cette atmosphère âpre, impitoyable, épaisse,

La preuve règne. Calme, elle compte, dépèce,

Dissèque, étreint, mesure, examine, et ne sait

Rien hors de la balance et rien hors du creuset;

Elle enregistre l'ombre et l'ouragan, cadastre

L'azur, le tourbillon, le météore et l'astre,

Prend les dimensions de l'énigme en dehors,

Ne sent rien frissonner dans le linceul des morts,

Annule l'invisible, ignore ce que pèse

Le grand moi de l'abîme, inutile hypothèse,

Et met du plomb aux pieds des lugubres sondeurs.

À l'appel qu'elle jette aux mornes profondeurs,

Le flambeau monte après avoir éteint sa flamme,

La loi vient sans l'esprit, le fait surgit sans l'âme;

Quand l'infini paraît, Dieu s'est évanoui.

 

Ô science! absolu qui proscrit l'inouï!

L'exact pris pour le vrai! la plus grande méprise

De l'homme, atome en qui l'immensité se brise,

Et qui croit, dans sa main que le néant conduit,

Tenir de la clarté quand il tient de la nuit!

 

Ô néant! de là vient que le penseur promène

Souvent son désespoir sur la science humaine,

Et que ce cri funèbre est parfois entendu:

-Savants, puisque votre œuvre est un effort perdu,

Puisque, même avec vous, nul chercheur ne pénètre

Dans le problème unique, et n'arrive à connaître;

Que, même en vous suivant dans tant d'obscurité,

Hélas ! on ne sait rien de la réalité,

Rien du sort, rien de l'aube ou de l'ombre éternelle,

Rien du gouffre où l'espoir ouvre en tremblant son aile;

Puisqu'il faut qu'après vous encore nous discutions;

Puisque vous ne pouvez répondre aux questions,

Le monde a-t-il un Dieu? La vie a-t-elle une âme?

Puisque la même nuit qui nous tient, vous réclame,

Pourquoi votre science et votre vanité?

À quoi bon de calculs ronger l'immensité,

Et creuser l'impossible, et faire, ô songeurs sombres,

Ramper sur l'infini la vermine des nombres?

-N'importe! si jamais l'homme s'est approché

De la mystérieuse et fatale Psyché,

Si jamais, lui poussière, il a fait un abîme,

C'est ici. La science est le vide sublime.

Dans ce firmament gris qu'on nomme abstraction,

Gouffre dont l'hypothèse est le vague alcyon,

Tout est l'indéfini, tout est l'insaisissable;

Le calcul, sablier dont le chiffre est le sable,

Depuis que dans son urne un premier nombre est né,

N'a pas été par l'homme une fois retourné;

Et les premiers zéros envoyés par Monime

Et Méron pour trouver les derniers dans l'abîme

Et pour les rapporter, ne sont pas revenus;

Les pâtres de Chaldée, effrayants, ingénus,

Rêvent là, frémissants, comptant sur leurs doigts l'être;

On y voit Aristote errer et disparaître;

Là flottent des esprits, Geber, Euclide, Euler,

Comme autrefois, hagards dans les souffles de l'air,

Les prophètes planaient sous le céleste dôme;

Comme Élie a son char, Newton a son binôme;

Qu'est-ce donc qu'ils font là, tous ces magiciens,

Laplace et les nouveaux, Hipside et les anciens?

Ils ramènent au chiffre inflexible l'espace.

Halley saisit la loi de l'infini qui passe;

Copernic, par moments, biffant des mondes nuls,

Puise une goutte d'encre au fond des noirs calculs,

Et fait une rature à la voûte étoilée;

Hicétas tressaillant appelle Galilée;

La terre sous leurs pieds fuit dans l'azur vermeil,

Et tous les deux d'un signe arrêtent le soleil;

Et tout au fond du gouffre et dans une fumée,

On distingue, accoudé, l'immense Ptolémée.

Tous ces titans, captifs dans un seul horizon,

Cyclopes du savoir, n'ont qu'un œil, la raison;

On entend dans ces nuits de vagues bruits d'enclumes;

Qu'y forge-t-on? Le doute et l'ombre. Dans ces brumes

Tout est-il cécité, trouble, incertitude? Oui.

Pourtant, par cet excès d'ombre même ébloui,

Parfois, triste, éperdu, frissonnant, hors d'haleine,

Comme au fanal nocturne arrive le phalène,

On arrive, à travers ces gouffres infinis,

À la lueur Thalès, à la lueur Leibnitz,

Et l'on voit resplendir, après d'affreux passages,

La lampe aux sept flambeaux qu'on nomme les sept sages

Et la science entière apparaît comme un ciel;

Lugubre, sans matière et pourtant sans réel.

N'acceptant point l'azur et rejetant la terre,

Ayant pour clef le fait, le nombre pour mystère;

L'algèbre y luit ainsi qu'une sombre Vénus;

Et de ces absolus et de ces inconnus,

De ces obscurités terribles, de ces vides,

Les logarithmes sont les pléiades livides;

Et Franklin pâle y jette une clarté d'éclair,

Et la comète y passe, et se nomme Kepler.

Il est deux nuits, deux puits d'aveuglement, deux tables

D'obscurité, sans fin, sans forme, épouvantables,

L'algèbre, nuit de l'homme, et le ciel, nuit de Dieu;

L'infini s'userait à compter, hors du lieu,

De l'espace, du temps, de ton monde et du nôtre,

Les astres dans une ombre et les chiffres dans l'autre!

Mathématiques! chute au fond du vrai! tombeau

Où descend l'idéal qui rejette le beau!

Abstrait! cher aux songeurs comme l'étoile aux guèbres!

Mur de bronze et de brume! ô fresque des ténèbres

Sur la nuit! torsion de l'idée en dehors

Des êtres, des aspects, des rayons et des corps!

Réalité rampant sur l'erreur en décombres!

Ô chapelle Sixtine effrayante des nombres

Où ces damnés, perdus dans le labeur qu'ils font,

S'écroulent à jamais dans le calcul sans fond!

Précipice inouï, quel est ton Michel-Ange?

Quel penseur, quel rêveur, quel créateur étrange,

Quel mage, a mis ce gouffre au fond le plus hagard

De la pensée humaine et mortelle, en regard

De l'autre gouffre, vie et monde, qu'on devine

Au fond de la pensée éternelle et divine!

 

La légende des siècles

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