Colère et idéologie

Jacques Dufresne

« L’idéologie est une pensée chargée d'affectivité où chacun de ces deux éléments corrompt l'autre» (Jules Monnerot). Philosopher c’est échapper à l’idéologie.

 Dans divers débats du moment, ceux notamment qui se poursuivent au sujet du populisme autour de l’écrivain français Michel Houellebecq , au sujet du genre autour du psychologue canadien Jordan Peterson, le reproche de sombrer dans l’idéologie revient constamment de part et d’autre. Qu’est-ce donc que l’idéologie ?[1] Ce mot a donné lieu à tant de définitions, il est employé dans tant de sens et de contextes différents qu’on éprouve constamment le besoin d’en reprendre possession en tentant de le clarifier pour son propre compte hic et nunc. 

La définition du dictionnaire philosophique Lalande sera notre point de départ :«Pensée théorique qui croit se développer abstraitement sur ses propres données, mais qui est en réalité l’expression de faits sociaux, particulièrement de faits économiques, dont celui qui la construit n’a pas conscience, ou du moins dont il ne se rend pas compte qu’elle détermine sa pensée.»

Il s’agit là d’un mensonge à soi-même. D’où la tentation de voir de l’idéologie partout où l’on flaire un mensonge à soi-même, d’où aussi cette définition englobante du sociologue Jules Monnerot : : « L’idéologie est une pensée chargée d'affectivité où chacun de ces deux éléments corrompt l’autre » (Sociologie du communisme).

Ne s’engage-t-on pas sur la pente de l’idéologie dès lors que pour des raisons qu’on n’ose pas s’avouer, on simplifie la complexité ? Nous serions tous dans l’idéologie mais à des degrés divers. Même quand je donne 2 + 2= 4 [2]comme exemple d’une vérité pure, je serais un peu dans l’idéologie en ce sens que plus ou moins consciemment, je réduis la sphère de la vérité à celle de la mathématique. En respectant trop la complexité, on risque toutefois de s’enfermer dans l’indécision. Or il faut parfois trancher.

On comprendra que j’aie voulu soumettre madéfinition par la complexité à quelques amis. Voici la réponse d’un ami psychologue, Dominique Collin :

 « L’idéologie, simplification de complexité, oui, sur le plan cognitif, mais on en dirait autant de tout préjugé et de toute idée fixe ; il y a aussi une dimension affective dans les idéologies : des raisons enragées en quelque sorte. On pourrait peut-être parler d'une complexité affective qui est l'équilibre, et que vient rompre la focalisation voire la fixation de la colère sur des objets restreints. La colère de la défaite, de la crise économique, de l'impuissance fixée sur les juifs, les communistes et les démocraties occidentales donnaient au nazisme son énergie et sa force de rassemblement ; des raisons étroites suivaient et venaient la justifier. »

Ce qui m’a incité à donner une autre forme à ma définition : la réduction de la complexité du réel à une idée et la concentration de la colère sur cette idée.

Jean-Jacques Wunenburger, philosophe, autre ami consulté, reconnaît lui aussi l’existence de deux dimensions dans l’idéologie, c’est toutefois la vie et non l’affectivité qu’il oppose à la raison :

« Pensée ou discours qui soumet le réel à une représentation (et interprétation) dogmatique, systémique, unilatérale. Recours à une langue stéréotypée, (langue de bois), formelle, mécanique, dévitalisée, par refus de prendre en compte la complexité et la mouvance de la réalité. L’idéologie relève d’une simulation de rationalité du fait de sa cohérence apparente, de sa prétention à totaliser toutes choses sous un unique modèle.

Le recours à l’idéologie témoigne d’une méfiance ou peur du réel et de la vie, d’un besoin de sécurité et d’économie psychologiques. Son utilisation implique une violence contre ceux qui sont réticents à la partager et conduit à invalider toute position de résistance comme dangereuse ou irrationnelle. Refuser ou combattre une idéologie est difficile car elle est insensible à l’argumentation dialogique et à la vérité des faits.

Les domaines les plus enclins à produire ou subir des idéologies : politique, sciences, arts, religions. Les frontières sont parfois peu visibles avec une rationalité engagée, militante, ou une foi religieuse intolérante. Mais toute interprétation des choses ne peut être taxée d’idéologie au nom d’une vérité présumée conforme aux faits. »

Comment échapper à l’idéologie ? Retour à la définition de Jules Monnerot: « L’idéologie est une pensée chargée d'affectivité où chacun de ces deux éléments corrompt l’autre » N'est-ce pas là une invitation à tenter, par la recherche de l’harmonie intérieure, de remettre la pensée et l'affectivité à leur place, de telle sorte qu'elles puissent s'unir sans se dégrader ? Comme dans la grande poésie[3] et la grande philosophie.[4]

 

 

 



[1] http://agora.qc.ca/dossiers/Ideologie

[2] https://www.youtube.com/embed/Zh3Yz3PiXZw

[3][3] http://anthologie.homovivens.org/

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