Ces fragments de nous-mêmes que nous appelons patrimoine

Jacques Dufresne

J’ai accueilli avec une immense joie un livre d’art que Claude Payer et Daniel Drouin viennent de publier, chez l’éditeur officiel du Québec, sous le titre : Les tabernacles du Québec des XVII et XVIII siècles. Le rythme de nos rires, la chanson de nos pleurs, les aujourd’hui qui passent on les retrouve dans les feuillages stylisés de ce livre et dans les animaux symboles reliant la nature à l’homme et l’homme à Dieu. C’est le premier livre paru sur ce sujet depuis la publication en 1974 du livre fondateur de Raymonde Gauthier : Les tabernacles anciens du Québec : des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. (Min. de la culture)

Je suis inconsolable à la seule pensée que le patrimoine religieux du Québec pourrait disparaître à jamais au cours des prochaines décennies. Nous pleurons sur Palmyre détruite par l’État islamique, et nous assistons indifférents, quand nous n’en sommes pas complices à l’irrémédiable détérioration de nos plus précieux trésors culturels. Ce fait s’inscrit dans ce que Guy Rocher appelait récemment notre déficit esthétique. Faisant écho à Guy Rocher dans le dernier numéro de Relations, Bernard Émond rappelle pourtant que «le patrimoine bâti de nos campagnes est souvent d'une indéniable beauté et qu’on peut faire le même constat dans ce qui reste des centres-villes historiques. Il n’empêche conclut-il,que « le passage du Québec à la modernité a laissé dans le paysage rural et urbain un véritable musée des horreurs […] et qu’un peu partout au Québec, les espaces publics sont à l’abandon.»

Nos ancêtres pauvres avaient-ils donc dans l’œil un compas dont leurs descendants ont perdu l’usage autour de 1900, du moins pour ce qui est de l’espace public ? Nous ne sommes pas assez imprégnés des espaces communs du passé pour en faire revivre l’esprit dans des espaces communs contemporains originaux. Reprenant la distinction de Daniel Boorstin entre le peuple et la masse, on pourrait dire que les espaces communs du passé étaient les œuvres d’un peuple, tandis que leurs homologues d’aujourd’hui sont des produits de masse.

Le rétablissement du lien organique, affectif, avec les espaces publics du passé est la première condition à remplir pour échapper à la massification du peuple que nous fûmes. Depuis, je cherche la phrase inspirée qui, touchant en même temps l’intelligence et la sensibilité nous réconcilierait avec ces fragments de nous-mêmes que sont les œuvres d’art du passé. Je la trouve paradoxalement dans un article du Devoir où Odile Tremblay se penche sur la vide laissé par la sculpture de Charles Daudelin , L’homme-caméra, disparue du parc Jutra, à l’angle de la rue Clark et de la rue Prince-Arthur. Dans le médaillon central, on peut lire : « La vocation du cinéma est d’incarner la vie. Notre postérité exige qu’on le protège pour qu’il garde en mémoire non pas seulement ce que l’on pense, mais comment on le parle, le rythme de nos rires, la chanson de nos pleurs, pour qu’il capte à jamais les aujourd’hui qui passent, pour qu’il rende à l’éternité notre fait, notre geste et notre dit»

C’est pourquoi j’ai accueilli avec une immense joie un livre d’art que Claude Payer et Daniel Drouin viennent de publie, chez l’éditeur officiel du Québec, sous le titre : Les tabernacles du Québec des XVII et XVIII siècles. Le rythme de nos rires, la chanson de nos pleurs, les aujourd’hui qui passent on les retrouve dans les feuillages stylisés ce livre et dans les animaux symboles reliant la nature à l’homme et l’homme à Dieu. C’est le premier livre paru sur ce sujet depuis la publication en 1974 du livre fondateur de Raymonde Gauthier : Les tabernacles anciens du Québec : des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. (Min. de la culture)

S’il est vrai qu’il faut un minimum de prospérité, pour cultiver la beauté, il est vrai aussi qu’il ne faut pas attendre cette prospérité pour en satisfaire le besoin. Une civilisation prouve sa force et sa grandeur par la profondeur de la pénétration de la gratuité de l’art dans l’espace, public et privé. Le plus pauvre d’entre nous a besoin de quelques fleurs devant sa maison, de quelques beaux objets à l’intérieur. C’est d’ailleurs cette participation à la beauté commune qui rend la pauvreté compatible avec la dignité. On n’arrivera jamais au même résultat en accumulant des biens de consommation exclusivement fonctionnels. Le poste de télévision ne compensera jamais un meuble ayant un sens et une histoire. L’église naissante du Québec à introduit la dignité dans la vie des pauvres. Qui ne serait pas honoré d’avoir sur la porte de sa maison cette sculpture représentant saint Jean de Dieu.

Ce saint, hospitalier, fondateur d’hôpitaux pour les pauvres, donné son nom à l’un des lieux publics les plus connus au Québec et hélas ! les plus mal famés à certains moments. J’avoue que j’ignorais tout de lui avant de le voir représenté d’une façon si attendrissante sur le tabernacle de l’Église St-Andrew West en Ontario. L’artiste est un sculpteur québécois non identifié. Saint Jean de Dieu se convertit à 42 ans après avoir entendu un sermon de Jean d’Avila. «On raconte, sur Wikipedia, qu’il se mit à traverser nu la ville sous les huées des enfants qui le suivaient. Son comportement fut considéré comme celui d'un aliéné et il fut incarcéré dans l’hôpital psychiatrique de l’Hopital Real, avec les fous et les mendiants. Il prend alors la résolution de s’occuper et de servir les malades.» Rainer Maria Rilke raconte, dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge (Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge), qu'en train d'agoniser, Saint Jean-de-Dieu se leva soudain pour aller détacher dans un jardin proche un homme qui venait de se pendre.

Une carte émouvante

On a inséré à la fin du livre une carte ancienne, datant de 1740 qui une fois dépliée s’étend sur plus de deux mètres et donne à voir les paroisses et missions parmi lesquelles les auteurs du livre ont choisi une grande partie des 84 tabernacles dont ils ont fait l’étude. Ils datent tous d’avant 1800 et plusieurs remontent au début de la colonie. Cette carte trace deux beaux trajets dont pourraient s’inspirer les marcheurs pour créer ici, dans le même esprit, un chemin semblable à celui de Compostelle. Les lieux répertoriés y sont présentés sur chacune des deux rives du Nord au Sud, de la Pointe aux Alouettes ( en face deTadoussac) au village des Iroquois, de Bonaventure à Côteau des cèdres.

Oublions de grâce un instant la disgrâce dans laquelle est tombée notre Église. Les cathédrales d’Europe sont en tant qu’œuvres d’art une source d’inspiration pour les athées, aussi bien que pour les agnostiques et les croyants. S’il est vrai que notre patrimoine sur ce plan est loin d’être aussi riche que celui des pays européens de même taille, il demeure plus riche proportionnellement que celui de toute l’Amérique anglo-saxonne.



En regardant attentivement la carte, attendrissante à force d’être dessinée maladroitement, ont prend conscience de l’importance de la recherche du sens pour nos ancêtres. Si pressante que soit la nécessité dans leur vie quotidienne, ils avaient compris qu’il leur fallait des lieux et des temps pour penser leur destin, raffermir leur communauté et se nourrir d’une beauté de l’art qui soit à la hauteur de celle qu’ils contemplaient dans la nature. On voit ainsi une civilisation prendre forme. Les êtres humains qui y prendront racine recevront plus d’elle qu’ils auront à lui donner, ce qui leur permettra de survivre et un jour de prospérer.

Selon le trésor de la langue française et selon la tradition dans laquelle j’ai grandi, le tabernacle est un «uuvrage de bois, de métal, de marbre ou d'orfèvrerie en forme d'armoire fermant à clef, généralement fixé au centre de l'autel dans une église ou une chapelle, où sont conservées les hosties consacrées.» Les auteurs de notre livre appellent tabernacles ce que ce que nous appelions maître-autel.

L’influence de l’Europe qui entrait dans l’âge baroque est partout manifeste dans les tabernacles qui nous sont présentés. Les sections horizontales rappellent souvent less étages des édifices baroques.Les motifs les plus fréquents appartiennent au monde végétal, les animaux et les figures humaines ne sont toutefois exclus et plusieurs illustrent bien le savoir faire des sculpteurs qui généralement étaient aussi des menuisiers.

Les plus réputés dans la région de Québec :

Jacques Leblond de Latour(arrivé à Québec à 19 ans en 1670)
Noël Levasseur
Pierre Noël Levasseur
François Noël et Jean-Baptiste Levasseur
Les Levasseur dont la présence au Québec forme une véritable dynastie
Jean Valin
Gabriel Gosselin
Jean, François et Pierre Laurent Baillargé


Sculpteurs réputés de la région de Trois-Rivières

Jean Jacques, dit Leblon
Gilles Boivin

Sculpteurs réputés de la région de Montréal

Pierre Jourdain, dit Labrosse et son entourage
Antoine Cirier
François Guernon, dit Belleville
Georges Finsterer

Philippe Liébert

 

Philippe Liébert, Ancienne porte du tabernacle du maître-autel de l’église Sainte-Rose-de-Lima de Laval, Québec. Musée national des beaux-arts du Québec.

Ces artisans artistes ne le limitaient pas à œuvrer dans les églises. Ce qu’écrit Raymonde Gauthier à propos des Baillargé est vrai aussi des Levasseur et des autres familles : «Du menuisier presque charpentier au sculpteur presque menuisier, l'oeuvre de pin prend tout à coup des proportions et des visages et orne d'innombrables églises, navires et maisons particulières. Dans la famille, et sur quatre générations, on est à la fois charpentier puisqu'il faut tout faire tenir, menuisier puisqu'on doit meubler, sculpteur puisqu'on doit décorer et peintre, puisqu'il faut remplacer des absents.»

Nous touchons là les racines de l’art du bois de pin qui a marqué si profondément l’histoire du meuble au Québec et la sensibilité de plusieurs générations. Ces armoires et ces encoignures en pin qui donnent encore chaleur, couleur, vie et harmonie à tant de nos intérieurs, sont littéralement tombées du ciel si l’on veut bien retenir l’hypothèse que nos meilleurs artisans ont appris leur métier au service de Dieu.
C’est pourquoi les pages consacrées à la dorure dans le livre sur les tabernacles sont si importantes. Voici la consigne que Mgr de Saint-Vallier adressait aux curés et aux artisans artiste pour ce qui est des meubles et des objets du culte :

« Outre le Tabernacle qui doit être dans chaque Eglise doré ou peint par dehors, & garni par dedans d'une étofe, avec un Corporal pour mettre dessous le Saint Ciboire, il doit y avoir deux gradins, deux Chandeliers au moins, avec une Croix en relief (...) Il y aura, s'il est possible, un marchepied propre pour monter à l'Autel, & au dessus dudit Autel on tâchera d'avoir un dais qui le couvre tout entier, & une lampe qui puisse être toujours allumée devant le Saint Sacrement, autant que la pauvreté des Paroisses le pourra permettre ».


Par ailleurs, Mgr de Saint-Vallier exhorte les prêtres et les fidèles à consacrer d'importantes ressources à l'ornementation du lieu de culte :

« se souvenant qu'étant dépositaires du Corps de Jesus-Christ, ils [les pasteurs de l'Église] doivent avoir soin qu'il soit conservé, sinon avec magnificence, du moins avec la décence & la propreté convenables ; à quoi ils doivent travailler par toutes sortes de voies, en employant non seulement leur superflu, mais même leur nécessaire, en y intéressant leurs Paroissiens, & en faisant des quêtes publiques ».

Cette exigence de l’évêque de Québec paraîtra choquante à plusieurs de nos contemporains. Comment? L’or posé sur les œuvres pouvaient coûter aussi cher que les œuvres elles-mêmes ! Des enfants ont été privés de nourriture et de soins, ils en sont morts peut-être pour que l’hostie consacrée soit entourée d’or ? L’humanité n’avait pas donc pas progressé depuis que les pharaons confiaient à des armées d’esclaves le soin de construire leurs tombaux en forme de pyramide. Dans ce domaine comme dans tout autre, il faut savoir respecter les proportions. On ne l’a pas fait toujours ni partout. Mais tout indique qu’on l’a fait ici. Au XIIIe siècle au moment où sa majestueuse cathédrale fut construite, Amiens devait compter moins de 20 000 habitants. Le prix à payer par habitant pour l’une des grandes cathédrale d’Europe, devait être bien supérieur à la contribution des 500 habitants de l’une de nos premières paroisses urbaines.

Le luxe a toujours existé. Il est nécessaire. C’est son sens qui varie. Pour en juger, il faut établir la proportion entre son coût et la poésie durable, privée et publique, qu’il enferme. Le lien vivant avec les trésors du passé est une excellente chose même sur le plan matériel. Songeons à tout ce que la France aurait perdu au cours des deux derniers siècles si elle n’avait pas assuré la conservation de ses églises. La poésie, l’enrichissement des âmes par les symboles est évidemment plus importante, mais hélas! il faut beaucoup d’imagination pour en prendre la mesure. Nous ne sommes pas conscients de ce qui nous nourrit. Le déficit esthétique n’est pas une simple métaphore.

Image

Gilles Boivin. Détail d’une applique du tabernacle du maître-autel de l’église Sainte-Famille. 1745. Boucherville, fabrique de Sainte-Famille,
Des escargots agrémentent les motifs ornementaux de ce meuble singulier. Certains voient dans cet animal une figure christique : s’enfermant dans sa coquille comme dans un tombeau pendant tout l’hiver, il renaît tous les printemps â Pâques.

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