Un Hadrien plus humain

Jacques Dufresne
Marguerite Yourcenar n'a pas embelli Hadrien, elle l'a seulement rendu plus humain.
Parmi les grands philosophes contemporains il y en a au moins trois, de premier ordre, qui sont des femmes: Simone Weil, Hannah Arendt et Marguerite Yourcenar. Elles sont unies par une même passion lumineuse pour la Grèce antique. Marguerite Yourcenar est à Hadrien ce que Simone Weil est à Marc-Aurèle. Le 6 mars, l'Académie française rompait avec ses traditions pour l'accueillir en son sein. Ce choix s'imposait. Combien d'académiciens ont atteint la stature de cette académicienne?
Je viens de relire l'oeuvre-maîtresse les Mémoires d'Hadrien. On ne sait plus si ces souvenirs sont ceux d'Hadrien lui-même ou de son alter ego du vingtième siècle. Ils pourraient aussi être
ceux de Plotine, femme de Trajan et amie très chère de son successeur: «Nous étions d'accord sur presque tout. Nous avions tous deux la passion d'orner, puis de dépouiller notre âme, d'éprouver notre esprit à toutes les pierres de touche. Elle inclinait à la philosophie épicurienne, ce lit étroit, mais propre, sur lequel j'ai parfois étendu ma pensée». Les mémoires, cette longue confidence à Marc-Aurèle, d'un être qui a accompli son destin, sont un fruit qui mûrit à mesure qu’on s'élève vers lui. Lettre, roman, histoire, poème, traité de philosophie, ils appartiennent à tous ces genres et à aucun. La première fois que je les ai lus, j'y ai rencontré l'histoire; c'est un classique de la philosophie que je retrouve aujourd'hui. Il ne nous restait que quelques fragments d'Épicure. Voici un traité complet de même inspiration, complément nécessaire des Pensées de Marc-Aurèle, qu'il accompagnera sans doute à travers les âges.
Marc-Aurèle, c'est le stoïcisme dans toute sa pureté. Sa loge, au cirque, était une bibliothèque, compromis déjà héroïque pour lui. Chez Hadrien, la raison, également souveraine, était moins austère: «Je n'emportais pas comme toi mes livres dans la loge impériale; c'est insulter les autres que de paraître dédaigner leurs joies. Si le spectacle m’écœurait, l'effort de l'endurer m'était un exercice plus valable que la lecture d'Epictète.»
Marc-Aurèle est devenu humain à force de divinité; Hadrien est devenu divin à force d'humanité. Mais c'est au plus parfait des deux, à Hadrien, que revient l'honneur d'avoir découvert l'autre. Quelle clairvoyance chez cet homme d'État qui a perçu le sage, le divin Marc dans un enfant, le fils de son ami Verus. Quelle générosité aussi! Comme si la richesse, qui prédispose aux excès, enfermait plus de bonté que la pureté, qui prédispose à la mesure! «Tu ne m'aimes guère, dira Hadrien à Marc-Aurèle; ton affection filiale va plutôt à Antonin; tu flaires en moi une sagesse contraire à celle que t'enseignent tes maîtres, et dans mon abandon aux sens une méthode de vie opposée à la sévérité de la tienne, et qui pourtant lui est parallèle. N'importe: il n'est pas indispensable que tu me comprennes. Il y a plus d'une sagesse, et toutes sont nécessaires au monde; il n'est pas mauvais qu'elles alternent.»
S'il s'abandonnait aux sens, Hadrien ne manquait pas de mesure. Ses plaisirs étaient voulus, ses bassesses elles-mêmes étaient reconnues comme telles et acceptées. Mais bien que toujours contenu par l'esprit, l'instinct en lui ne perdait rien de sa force primitive. C'est pour la retrouver qu'Hadrien s’est hellénisé. Il l'a effectivement retrouvée, et dans une mesure qui restera sans doute inégalée: «Il n'y a qu'un seul point sur lequel je me sens supérieur au commun des hommes. Je suis tout ensemble plus libre et plus soumis qu'ils n'osent l’être.»
«Presque tous méconnaissent également leur juste liberté et leur vraie servitude. Ils maudissent leurs fers; ils semblent parfois s'en vanter. D'autre part, leur temps s'écoule en vaines licences; ils ne savent pas se tresser à eux-mêmes le joug le plus léger. Pour moi j'ai cherché la liberté plus que la puissance, et la puissance seulement parce qu'en partie elle favorisait la liberté. Ce qui m’intéressait n'était pas une philosophie de l'homme libre (tous ceux qui s'y essayent m'ennuyèrent) - mais une technique: je vouais trouver la charnière où notre volonté s’articule au destin, où la discipline seconde, au lieu de la freiner, la nature. Comprends bien qu'il ne s'agit pas ici de la dure volonté du stoïque, dont tu t’exagères le pouvoir, ni de je ne sais quel choix ou quel refus abstrait, qui insulte à notre monde plein, continu, formé d'objets et de corps. J'ai rêvé d'un plus secret acquiescement ou d'une plus souple bonne volonté. La vie m'était un cheval, dont on épouse les mouvements, mais près l'avoir, de son mieux, dressé. Tout en somme étant une décision de l'esprit, nais lente, mais insensible, et qui entraîne aussi l'adhésion du corps, je m'efforçais d'atteindre par degré à cet état de liberté ou de soumission, presque pur.»
Cette liberté est la condition de l’innocence, laquelle existe dans la mesure où l’esprit entoure et approuve les mouvements du corps. «Tout plaisir pris avec goût me paraissait chaste», dira Hadrien. La suprême moralité touche ici à l'immoralité suprême. Le bien ne serait-ce pas, dans certains cas, le mal qui s’approuve lui-même? Ce paradoxe paraîtra vrai si l'on veut bien considérer que pour s’approuver lui-même, le «mal» doit être conforme à la nature et aux voeux les plus profonds de l'âme. Un tel mal ne heurte pas la dimension transitoire de la morale.
En général, la «libération» consiste à passer, de la raideur au laxisme c’est-à-dire d'une pesanteur à une autre. D’abord retenue de force dans la catapulte, la pierre tombe ensuite sans freinée: «La plupart des hommes ressemblent à cet esclave: ils ne sont que trop soumis; leurs longues périodes d’hébétude sont coupées de quelque révoltes aussi brutales qu'inutiles». L’esclave dont il est ici question, avait attaqué l'empereur. Au lieu de le châtier, Hadrien l'a pris à son service pour voir ce que la liberté et le bonheur feraient de lui. «Mon procédé se basait sur une série d'observations faites de longue date sur moi-même: toute explication lucide m’a toujours convaincu, toute politesse m’a conquis, tout bonheur m'a presque toujours rendu sage.»
Hadrien échappera lui-même à l’alternance de l'hébétude et de la distraction grossière, de la fidélité servile et de l’infidélité compensatoire. S'il a éloigné les importuns et les importunes, ce fut pour se rapprocher de ceux qui lui importaient. «Les êtres que j'ai aimés m’ont quitté plus que je ne les quittais; je n’ai jamais compris qu'on se rassasiât d’un être. L'envie de dénombrer les richesses que chaque nouvel amour nous apporte, de le regarder changer, peut-être de le regarder vieillir, s'accorde mal avec la multiplicité des conquêtes.»
Un tel maître de soi ne pouvait que bien gouverner le monde. La gymnastique, la guerre, le culte de Mithra achèveront de former l'homme ébauché par les raffinements de la musique et de la poésie.
Je contiens mal mon enthousiasme. Et pourquoi faudrait-il que je le contienne?
Marguerite Yourcenar n’a pas embelli Hadrien. «J’étais, lui fait-elle dire, encanaillé quand il le fallait». Elle l’a seulement rendu plus humain et pus vivant, si possible, qu’il ne le fut. Si c’est là un excès, cet excès est bienfaisant. Tant d’écrivains pratiquent le dénigrement pour se donner l’illusion d’être lucides, à défaut de pouvoir être grands.
Marguerite Yourcenar a la faveur du public québécois. Mon propre enthousiasme est tiédeur par rapport à celui de plusieurs de ses admirateurs. Le premier d’entre eux est Yvon Bernier, professeur de littérature au collège Mérici de Québec. Il a pour elle un culte analogue à celui qu’elle a eu pour Hadrien. Il a lu tout ce qu’elle a écrit, tout ce qu’on a écrit sur elle, y compris les 1,500 articles suscités par la rumeur de son entrée à l’Académie. Il a préparé sur elle un numéro de la revue Études littéraires que tous ses lecteurs fidèles devraient se faire un plaisir d’acheter. Il nous promet pour bientôt le texte de l’interview inoubliable accordée à Françoise Faucher il y a quelques années, dans le cadre de l’émission Femmes d’aujourd’hui.
Yvon Bernier présente ainsi Marguerite Yourcenar: «Entrée en littérature par la porte étroite de la poésie, Marguerite Yourcenar devait bientôt délaisser ce mode d’expression au profit d’une prose qui gardera toujours le souvenir de ce chemin royal». Il convenait donc que les Mémoires d’Hadrien commencent et se terminent par un poème écrit par l’empereur lui-même: «Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux yeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus... Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouvert.»

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