Itinéraire d'une oeuvre
Pendant la Seconde Guerre mondiale et dans les années qui suivent immédiatement ces événements, Marguerite Yourcenar ne publie que quelques articles dans Les Lettres Françaises de Buenos-Aires dirigées par Roger Caillois, ou à Alger dans Fontaine. Mais c'est alors qu'elle compose ses trois pièces à sujet grec, Le Mystère d'Alceste (1942), Électre ou la Chute des Masques (1943), Qui n'a pas son Minotaure ? (1947), et qu'elle donne son adaptation scénique de La Petite Sirène d'Andersen, jouée par A. Everett Austin à l'Avery Memorial Theatre de Hartford (Connecticut) en 1942. À cette même époque, elle rassemble et traduit d'innombrables Negro Spirituals qui formeront plus tard Fleuve Profond, Sombre Rivière. À partir de 1948, Marguerite Yourcenar se remet avec ardeur à Mémoires d'Hadrien, oeuvre qu'elle portait en elle depuis la fin de l'adolescence, fiévreusement entreprise, abandonnée, reprise pour être abandonnée à nouveau, parce qu'elle constituait un de ces projets trop ambitieux qu'«on ne doit pas oser avant d'avoir dépassé quarante ans»(8). Cette fois, elle veut l’achever «coûte que coûte»(9). Lorsque le livre paraît, en 1951, l'écrivain, apprécié jusqu'ici par un certain nombre de critiques attentifs et d'admirateurs fidèles, obtient du jour au lendemain un très vaste public. Plus près de l'essai que du roman historique auquel ils ont été abusivement rattachés, ces mémoires imaginaires d'un empereur romain du IIe siècle restent l'une des plus prodigieuses réussites de notre temps. «Sortant moi-même des années de guerre, déclare leur auteur, j'ai voulu présenter l'image d'un chef d'État intelligent, pacificateur et reconstructeur(10).»
Entre 1954 et 1963, Marguerite Yourcenar publie les trois pièces à sujet antique énumérées plus haut, dont l'une, Électre ou la Chute des Masques, est portée à la scène en 1954; puis, en 1958, sa Présentation critique de Constantin Cavafy, composée dix-neuf ans plus tôt. En 1962, elle rassemble les essais de Sous bénéfice d'inventaire. Deux ans plus tard, paraît Fleuve Profond, Sombre Rivière, précédé d'une préface «inspirée par le mouvement d'intégration aux États-Unis et consacrée au Negro Spiritual et à l'historique de la condition du Noir américain(11)». En 1968, année faste à l'image de 1951, paraît l'autre chef-d'oeuvre qui se préparait en elle depuis sa jeunesse, L'Œuvre au Noir, pour lequel on lui décerne le Prix Fémina à l'unanimité, fresque puissante et touffue de la Renaissance brossée avec un «réalisme halluciné(12)». Le héros du roman, Zénon, alchimiste, médecin, philosophe, est la plus belle figure que l'art de Marguerite Yourcenar ait créée, avec celle de l'empereur Hadrien. L'année suivante, elle révèle au public français un poète américain inconnu, Hortense Flexner, publié par elle en édition bilingue. Enfin, depuis 1970, l'écrivain se consacre à une autobiographie(13) qui tient infiniment plus de la chronique familiale que de la confession. Dans le premier volet de cette suite intitulée Le Labyrinthe du Monde, Souvenirs Pieux (1974), il explore le côté maternel de sa famille; dans Archives du Nord (1977), le côté paternel. Mais qu'on se garde bien de croire que Marguerite Yourcenar, dans cette entreprise, se complaît au spectacle tribal du cercle de famille. Au contraire, elle en réussit en quelque sorte la quadrature, y logeant l'espèce tout entière, remontant jusqu'à «la nuit des temps», bien avant que ne se mette en marche la caravane humaine. Sa famille lui sert de prétexte à une réflexion plus haute, car on ne s'en tient pas à ce moi multiplié qu'est toute famille quand on a peu d'intérêt pour son propre moi.
Notes et références
(1) Pas tout à fait, à vrai dire, puisqu'elle publiera en 1956 une plaquette de vers, Les Charités d'Alcippe, aujourd'hui épuisée, mais destinée à reparaître bientôt augmentée de pièces nouvelles. En outre, «la poésie sous de strictes formes prosodiques n'a pas cessé d'accompagner, comme en retrait, le développement de son œuvre en prose», affirme-t-elle dans une lettre datée du 4 janvier 1978, ajoutant que «dans ses traductions de poètes grecs anciens et de Negro Spirituals, elle s'est d'autre part livrée à un grand nombre d'expérimentations avec divers types d'expression prosodique».
(2) Lettre du 4 janvier 1978.
(3) Ibid.
(4) L'écrivain met au point, en ce moment, la version définitive de ce livre, éliminant toutefois la nouvelle qui a servi de point de départ à L'Œuvre au Noir, retouchant les deux autres.
(5) Préface de Feux, datée du 2 novembre 1967, Paris, Pion, [1968], p. 9.
(6) Lettre du 4 janvier 1978.
(7) Ibid.
(8) «Carnets de notes des Mémoires d'Hadrien», Paris, Pion, 1958, p. 315.
(9) Ibid., p. 320.
(10) Lettre du 4 janvier 1978.
(11) Ibid.
(12) Ibid.
(13) Jean Roudaut vient d'en donner une analyse tout à fait remarquable dans «Une autobiographie impersonnelle», La Nouvelle Revue Française, 1er novembre 1978, no 310, pp. 71-81.