Nous venons de perdre un père
Nombreux sont ceux, les jeunes notamment, qui l'auront aimé profondément. Car il leur disait des choses qu'ils ne pouvaient imaginer. Et c'est tant mieux.
Nombreux sont ceux qui l'auront haï profondément. Car il était un adversaire redoutable. Et c'est tant mieux.
Nombreux sont ceux, en Occident surtout, qui auront été profondément indifférents. Car leur humanisme « humain » a remplacé l'humanisme fondé sur Dieu de Jean Paul II. Et c'est tant mieux aussi.
Car cet homme à la profondeur insoupçonnée ne pouvait atteindre l'autre que dans sa profondeur, fût-elle faite d'indifférence, de détestation ou d'amour, et même au-delà. « Scandale pour les Juifs, folie, pour les Grecs, » son témoignage courageux sur les inaliénables liberté et dignité de l'homme, fondées sur son image et sa ressemblance à Dieu, est appelé à un retentissement profond, insoupçonné lui aussi. Car il se peut fort bien que la mort de ce géant amplifie les ondes de choc de sa parole vivante. Et pas seulement au sein de la chrétienté.
Nous venons de perdre un père.
Un père, c'est justement celui qui incarne la Loi, sans pour autant être la Loi, à l'instar du Christ de l'Évangile de saint Jean « qui ne cherche pas sa volonté, mais la volonté de celui qui l'a envoyé. » C'est celui auquel on doit s'opposer pour dialoguer. C'est celui qui dit seulement une parole pour que l'on soit guéri. Un Occident déchristianisé aura beau dénigrer Jean Paul II, il y a là, semble-t-il, un symptôme plutôt encourageant. Car l'homme de bonne volonté a tué Dieu mais celui-ci est revenu car l'homme l'a remplacé par des substituts dégradés tels que le communisme, le nazisme, le matérialisme, le consumérisme ou le relativisme. Ce faisant, l'homme de bonne volonté, devenu sa propre origine et sa propre fin, a librement absolutisé sa liberté et se débat triomphalement dans la nuit obscure de sa recherche identitaire. L'homme de bonne volonté s'est dégagé de l'autoritarisme d'une Église moralisatrice pour en remplacer l'arsenal doctrinal par un autre, fait d'individualisme et de tolérance, au nom duquel il lui renvoie ses nouveaux anathèmes. Et c'est une Église appauvrie qui attendra le fils prodigue au détour et le déconcertera.
Nous venons de perdre un père.
« Progressiste » sur le plan politique et médiatique, « rétrograde » sur le plan moral. Il n'aura en fait été ni l'un ni l'autre car la fonction d'un père est de transcender les catégories culturelles, par essence passagères. « Ni à gauche, ni à droite, mais droit devant, là où personne n'a jamais osé regarder, » telle pourrait être sa devise. La parole et l'espérance de Jean Paul II ont mis au jour les plaies d'un Occident, tenté par le matriarcat androgynique, où le père n'a conservé que sa capacité d'encaisser le reproche moral.
L'Église a certes beaucoup péché et l'homme le lui rend bien. Et là aussi, c'est tant mieux. Mais l'Église se repent sans plier et demande pardon : comment répondra l'homme? On a longtemps enseigné que le Christ avait condamné les pharisiens, les scribes et autres hypocrites accrochés au pouvoir et aux privilèges. Ce n'était pas une condamnation mais une expression de détresse : « Hélas, malheur à moi qui n'ai pas réussi à faire en sorte qu'ils me comprennent! » L'Église n'a pas encore fini de s'appauvrir ni de pleurer tout en poursuivant son magistère. C'est là sa force. Une Église de tristesse, de joie et de paix est l'eau vive dans laquelle nous sommes appelés à nous réconcilier avec celle qui a, à la fois, transmis une fidélité et blessé tant de monde.
Nous venons de perdre un père.
Car un père enseigne la limite et la souffrance. Pour voir au-delà et dans la profondeur des choses. Nous devons à Jean Paul II de nous avoir rappelé que le filigrane de la mort, c'est l'espérance.
Mais nous gagnerons sans doute un saint et un docteur de l'Église qui pourrait même s'appeler Jean Paul le Grand.
Nous l'avons, pour notre part et au-delà de ce qui pouvait profondément heurter, encore plus profondément aimé.