Génie sans frontière

Jacques Dufresne
Quand les grands défis font apparaître la nécessité de coopération entre disciplines. Conférence prononcée lors du colloque de l’Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec (APIGQ), mardi le 6 novembre 2002, à l’hôtel Concorde de Québec.
J’ai divisé mon propos en deux parties. Dans la première, illustrée par une musique (Real Audio) «interinstrumentale», j’évoquerai une conception de la gouvernance fondée sur les réseaux et la coopération; dans la seconde, illustrée par un tableau, je préciserai les notions d’interdisciplinarité et de multidisciplinarité et je leur donnerai un sens en les situant dans une perspective historique.

On écrit maintenant des ouvrages savants sur la revitalisation des fonctions publiques, comme par exemple La gouvernance au XXIe siècle: revitaliser la fonction publique. Après avoir évoqué l’ère des réformes inaugurée par Margaret Thatcher, l’un des auteurs écrit: «Ces réformes, survenant dans un contexte où la mondialisation réduit la souveraineté des États et où les nouvelles technologies de l'information stimulent les interactions entre individus et groupes de tous genres, ont fait ressortir l'importance des réseaux dans l'exercice du pouvoir. D'où la définition de la gouvernance par Kooiman. Il soutient que la gouvernance est devenue, à l'époque contemporaine, un phénomène interorganisationnel et qu'elle se laisse mieux définir par des expressions comme «co-gestion, codirection et coorientation»; tous ces termes impliquent l'emploi, pour créer de l'ordre au sein des systèmes politiques complexes, divers et souvent divisés, de systèmes plus coopératifs que ceux qu'on associe habituellement aux méthodes classiques de gouvernance» (1). Co-gestion, codirection, coorientation, coopération, voilà des termes qui invitent à la co-disciplinarité.

Je participais la semaine dernière à Banff à un colloque international sur le thème de la limite à la diversité. Il y avait là une quinzaine de Canadiens et autant d’étrangers, européens surtout. Un leader autochtone très influent, monsieur Sa’ke Henderson, a lancé un vibrant appel au respect de la diversité, nationale en l’occurrence. Je lui ai demandé ce qu’il pensait de la récente entente entre le Québec et les Cris. Il en a fait un éloge ému, expliquant que le Québec était en avance d’une génération sur le reste du Canada, et mettant l’accent sur le fait qu’il s’agit d’un règlement hors cours, révocable et basé sur un dialogue que de part et d’autre l’on souhaite permanent.

Par la suite, on a vu se dessiner dans le groupe un consensus au sujet de ce que certains appelaient un nouveau paradigme juridique, caractérisé par le dialogue, la non-judiciarisation, et un sens aigu de la complexité et de la variabilité des conflits. Dans les universités canadiennes anglaises, il y aurait présentement quatre fois plus d’étudiants inscrits dans les cours alternatifs (alternate disputes resolution) que dans les cours de science politique.

La multidisciplinarité est au coeur de ce nouveau paradigme que résume le mot dialogue. Si toutefois je suis heureux d’être ici avec vous pour réfléchir sur la multidisciplinarité, c’est pour une raison plus profonde. Je vois dans la multidisciplinarité un moyen pour les fonctionnaires d’actualiser une créativité, qui demeure latente chez eux, parce qu’elle continue d’être inhibée par divers facteurs. Le cloisonnement des disciplines est l’un de ces facteurs. Selon le politicologue français Zaki Laïdi, la complaisance dans l’urgence est un autre facteur: se sentant privés de la confiance du public, les gouvernements, aiguillés par l’opposition, cherchent la légitimité dans un climat d’urgence permanent. Comme au Québec le problème des urgences des hôpitaux refait surface régulièrement, l’analyse de Zaki Laïdi semble trouver là une pertinence totale.

Pour préciser ce que j’entends par créativité latente, j’évoquerai cette solidarité latente qui s’actualise dans des circonstances comme le 11 septembre à New York ou la crise du verglas au Québec. Il est des circonstances où la créativité potentielle de l’État s’actualise de la même manière.

Je n’ai pas eu le loisir d’étudier l’entente entre les Cris et le Québec, mais si j’en juge par l’enthousiasme de monsieur Henderson, les fonctionnaires et les élus qui l’on négociée ont fait preuve au bon moment d’une grande créativité.

Dans l’État québécois nous aurons besoin d’une créativité semblable, d’abord pour retrouver le sens de la perspective, pour échapper au syndrome de l’urgence et ensuite pour résoudre, par le dialogue et la flexibilité, les conflits qui pourraient compromettre notre avenir.

Prenons le domaine de l’agriculture et de l’environnement. Sur le terrain, deux petits frères devenus deux géants ennemis, le syndicat unique l’UPA et les coopératives, s’affrontent de plus en plus ouvertement sous les yeux d'un ministère de l’agriculture que l’UPA a réduit à quelques symboles. La population s’attend à ce que le ministère de l’environnement fasse preuve d’une plus grande autorité. Mais quel est le pouvoir réel de ce Ministère? Le modèle associatif québécois est en cause, de même que le paysage et par suite le pays.

Dans le secteur de la santé, le magazine L’Agora, dans un numéro récent intitulé «Pour un nouveau contrat médical», a proposé le seul remède compatible avec les grands principes de notre système et les ressources limitées dont nous disposons. Cette solution consiste à exclure de la liste des services payés par l’État les services dont l’efficacité n’a pas été démontrée.

La créativité retrouvée permettrait de relever ce défi, comme elle permettrait de renforcer l’enseignement public sans détruire l’enseignement privé. À une condition: que la créativité se manifeste d’abord dans la conception et l’organisation du travail. Je vais illustrer mon propos par un exemple bien concret. Il y a quelques années, un professeur de l’ENAP m’invitait à donner un séminaire à un groupe de hauts fonctionnaires. J’ai accepté la proposition, à la condition que l’activité en question soit un agrément pour tout le monde. Il n’était pas question que je fasse subir le supplice de mon verbe abondant dans un local sans fenêtres, à des personnes qui avaient passé la semaine au Bunker ou dans Complexe G. J’ai proposé une marche en forêt, interrompue par un agréable repas en commun, et se terminant à l’heure du thé par une conversation de quelques heures. Hélas, ma proposition n’a pas été acceptée. Je dis hélas! car nous aurions pu créer un heureux précédent.

Il est déjà difficile de travailler seul, quand on le fait tristement. Travailler en équipe et tristement, c’est impossible. C’est contre nature, en tout cas. Nous pouvons tenir pour acquis que le plaisir de connaître est naturel à l’homme et que le fait d’être constamment en train d’apprendre quelque chose dans un projet, à l’intérieur d’une équipe, console même des doutes que l’on peut avoir sur l’utilité du travail que l’on fait.

J’ai réussi quelques projets dans ma vie, dans le secteur public au début de ma carrière, du temps de la revue Critère, dans le secteur privé ensuite, toujours avec de petites équipes. Selon que les gens travaillent tristement, avec le sentiment amer qu’on ne fait pas vraiment appel à leur créativité, à leur sens de l’initiative et des responsabilités, ou qu’ils ont l’occasion de se dépasser dans la joie et la liberté, les résultats sont totalement différents. Dans le premier cas, ils se brûlent pour parvenir à faire tout juste ce qu’on leur demande, dans le second cas, ils s’épanouissent en faisant souvent plus et mieux que ce qu’on leur demande.

Pour ma part, je m’efforce de vivre les défis sur le mode athlétique. Je ne sacrifie jamais les activités de plein air dont j’ai besoin, ni les bons repas entre amis. Je déteste les réunions formelles, comme tout le monde autour de moi. Tout est prétexte à promenade. Après une promenade que j’ai faite pour le plaisir d’être avec un collaborateur que je n’ai pas vu depuis un moment, je constate souvent que nous avons sans le savoir fait la meilleure réunion possible. Selon que vous les abordez ainsi en athlète libre et hédoniste, ou en ascète plus ou moins servile, un même défi peut vous nourrir ou vous tarir. Bien entendu, vous le relèverez mieux dans la première hypothèse que dans la seconde.

C’est la musique qui rend le mieux compte de cette amicale et joyeuse coopération entre amis. Trois des plus grands interprètes, tous d’origine russe rêvaient de travailler ensemble depuis des décennies: Rostropovitch, violoncelliste, Oistrakh, violoniste et Richter, pianiste. Von Karajan a eu l’idée de les réunir à Berlin pour jouer une pièce écrite sur mesure pour eux par Beethoven: Le triple concerto. Le plaisir enfantin, d’abord ému et lent, puis débordant par la suite, avec lequel ces trois hommes et ces trois instruments dialoguent entre eux est une chose unique dans l’histoire de la musique. Voici deux courts extraits de ce dialogue (Real Audio)

Nous recevons régulièrement des courriers électroniques de personnes qui ayant découvert notre encyclopédie sur Internet nous demandant qui nous sommes, combien nous sommes. Je vais vous révéler un secret à ce propos. Cinq de nos collaborateurs principaux ont des droits d’éditeurs dans l’Encyclopédie. Dès le début du projet, il y a cinq ans, j’ai découvert que tout grand site Internet est voué à une mort prochaine si l’on prétend pouvoir le gérer selon les règles traditionnelles de la publication sur papier. Les hiérarchies rigides sont incompatibles avec les nouveaux réseaux de communication, ce qui ne veut pas dire que leadersphip est superflu ou impossible.

Si vous voulez approuver tous les hyperliens, tous les textes, toutes les images que vos collaborateurs introduisent dans un dossier, vous leur donnerez l’impression que vous n’avez pas confiance en eux, qu’ils sont à vos yeux des mineurs dénués de jugement. Et vous les paralyserez au lieu de les inspirer, de les inciter à une joyeuse émulation. Plus vos collaborateurs auront de responsabilités dans l’œuvre commune, plus ils s’en porteront responsables et les risques que vous prendrez en leur accordant toute votre confiance seront largement compensés par les conseils qu’ils vous prodigueront dans l’intérêt commun.

Les appels à la créativité que j’ai lancés ont rapport avec l’administration. Ils concernent les ingénieurs, dans la mesure où ils occupent des postes clés dans l’appareil d’État, mais il va de soi que la même créativité est nécessaire dans le domaine de l’ingénierie proprement dite: les grands projets, les transports, la construction des hôpitaux, des écoles.

Nos hôpitaux, sauf exception, sont encore construits sur le modèle qui a été établi durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, par Florence Nightingale. Il s’agissait alors d’assurer la circulation de l’air, de laisser pénétrer la lumière et le soleil dans les chambres. D’où ces longs corridors avec de chaque côté, comme dans une caserne militaire, les chambres.

Il fallait d’abord assurer l’hygiène physique. Mais l’on a négligé l’environnement symbolique et on a imposé aux infirmières des marches quotidiennes de plusieurs kilomètres. Ce qui a indigné l’architecte français André Bruyère, que j’ai bien connu, et dont j’ai pu suivre les travaux, notamment cet hôpital pour malades chroniques, au Sud de Paris, qui lui a valu un prix international au milieu de la décennie 1980. Il a supprimé les corridors pour les remplacer par des services autonomes que l’on pourrait appeler arrondissements. Sur le mur extérieur de chaque chambre, il a installé des bancs d’où les malades peuvent voir la place publique. Les promenades des infirmières, qui peuvent voir toutes les chambres depuis le poste, sont trois ou quatre fois moins longues. L’architecte avait lui-même séjourné dans un hôpital pour malades chroniques, afin de mieux comprendre les besoins des malades dans un tel établissement.

On imagine facilement tous les effets heureux qu’une créativité semblable pourrait avoir dans le domaine des transports, de l’énergie, de l’environnement. Et je rappelle que dans ce monde de la coopération innovatrice, il n’y a pas de place pour les chefs qui sont plus attachés à leur pouvoir qu’à leur savoir. Un savoir partagé est un savoir accru, rajeuni. Un pouvoir partagé est pour plusieurs un pouvoir réduit. C’est là toutefois une illusion. La vérité est qu’un chef atteint le sommet de son pouvoir lorsqu’il l’utilise subtilement et modestement, pour susciter le partage du savoir autour de lui.
***

Après avoir trouvé une musique qui illustre le dynamisme de la coopération entre disciplines diverses, j’ai cherché un tableau qui m’aiderait à préciser certaines notions relatives à notre sujet et à les situer dans le temps. J’ai attendu que ce tableau vienne à moi, ce qui est une excellente façon de mener une recherche lorsqu’on a un peu de temps devant soi. Cette fois, l’objet de mon désir a bien failli se présenter en retard au rendez-vous. Vendredi dernier, j’ai passé une longue soirée avec le plus éclairé de mes amis, celui qui incarne le mieux la culture universelle telle que nous pouvons aujourd’hui la vivre. Je lui avais fait part de l’objet de ma recherche, mais nous n’avons fait aucune exploration systématique ensemble. Nous parlions de théologie islamique quand tout à coup, j’ai interrompu la conversation pour lui demander s’il avait une reproduction de l’École d’Athènes, de Raphaël. Il en avait une bien sûr, et il en connaissait tous les détails. Soit dit en passant, il n’y aura jamais de plus belle interdisciplinarité, ni de plus efficace que celle qui unit deux amis partageant, dans la même gratuité, la même passion pour la connaissance. Dans bien des cas, la coopération se fait à l’insu des intéressés, dans le non-dit.

Regardez d’abord L'École d'Athènes en abstraction des personnages. On se demande si c'est l’oeuvre d’un peintre ou d’un architecte. Raphaël s’est inspiré des travaux de Bramante qui construisait au même moment la Basilique Saint-Pierre.

Les principales disciplines connues à l’époque, ou plutôt les voies du savoir, y sont représentées.

Les mathématiques avec Pythagore

La géométrie avec Euclide, en bas à droite

La médecine avec Averroès.

La présence d’Averroès dans ce tableau est particulièrement intéressante, d’abord parce qu’il est Arabe, ensuite parce qu’il a été l’intermédiaire entre l’Antiquité et le Moyen âge chrétien, mais aussi parce qu’il a réuni en lui de nombreuses disciplines: il fut médecin, philosophe, théologien, juriste et même juge, linguiste, et il aimait la musique.

Au centre du tableau, comme il se doit à une grande époque comme celle de la Renaissance: deux philosophes, l’un qui lève sa main droite vers la ciel et l’autre qui l’abaisse vers le sol, Platon et Aristote, la transcendance et l’immanence, l’idéaliste et l’empiriste. En associant ainsi le maître et le disciple par excellence, Raphaël nous invite à penser que le véritable humaniste est celui qui conserve en lui les deux pôles qu’ils représentent. Platon et Aristote sont aussi ceux qui ont réussi à intégrer dans leur synthèse personnelle le plus grand nombre de disciples représentées dans le reste du tableau. Soit dit en passant, dans toute bonne équipe, il doit y avoir des Platon et des Aristote.

L’intégration de toutes les disciplines dans un même être représente l’un des pôles du continuum du savoir; chaque discipline pratiquée séparément représente le second pôle. À l’intérieur du continuum, du coté du savoir complètement fragmenté, il y la multidisciplinarité, de l’autre côté, plus près du savoir parfaitement intégré, il y a l’interdisciplinarité. J’assimile pour ma part la pluridisciplinarité à la multidisciplinarité. Quant à la notion de transdisciplinarité, je n’en vois pas la nécessité pour le moment. Je partage sur ce point les vues du biologiste Pierre Delattre:

«Les échanges souhaitables entre disciplines ont déjà donné lieu à une terminologie abondante mais pas toujours très précise, ce qui risque d'entraîner certaines confusions. On a parlé de multidisciplinarité, de pluridisciplinarité, d'interdisciplinarité, de transdisciplinarité pour tenter de rendre compte de la nature et de la profondeur des interconnexions possibles. Mais cette variété de termes semble assez superfétatoire dans l'état actuel des choses, c'est-à-dire tant que n'ont pas été davantage approfondies les multiples questions que posent ces interconnexions. Nous ne retiendrons ici qu'une distinction, à vrai dire fondamentale, en conservant les seuls termes de pluridisciplinarité et d'interdisciplinarité.

La pluridisciplinarité (ou multidisciplinarité) peut être entendue comme une association de disciplines qui concourent à une réalisation commune, mais sans que chaque discipline ait à modifier sensiblement sa propre vision des choses et ses propres méthodes. À ce titre, la pluridisciplinarité existe depuis longtemps, même si son importance s'est accrue de nos jours. Toute réalisation technique mettant en jeu des corps de métiers divers correspond en fait à une entreprise pluridisciplinaire. Les disciplines mixtes dont nous faisions état plus haut, et qui sont nées pour la plupart au cours du vingtième siècle, appartiennent également à cette catégorie.

L'interdisciplinarité, en revanche, poursuit des objectifs plus ambitieux. Son but est d'élaborer un formalisme suffisamment général et précis pour permettre d'exprimer dans ce langage unique les concepts, les préoccupations, les contributions d'un nombre plus ou moins grand de disciplines qui, autrement, restent cloisonnées dans leurs jargons respectifs. Il va de soi que, dans la mesure où un tel langage commun pourra être mis au point, les échanges souhaités s'en trouveront facilités. En outre, la compréhension réciproque qui en résultera est l'un des facteurs essentiels d'une meilleure intégration des savoirs. Enfin, l'histoire des sciences est là pour nous rappeler que les échanges entre des domaines de connaissances éloignés, lorsqu'ils ont pu se produire, ont toujours été la source de progrès scientifiques ou techniques importants. Tout cela montre que l'enjeu des recherches interdisciplinaires est de la plus grande importance.»

Dans le fait que Platon et Aristote, qui ont intégré tous les savoirs de leur époque, occupent le centre de la toile, il y a pour nous une leçon ou tout au moins une question. N’avons-nous pas renoncé trop vite à l’idéal de culture universelle qui a caractérisé la Renaissance? Vous me répondrez que dans le génie, qui n’est qu’une discipline générale parmi de nombreuses autres, il y a tellement de spécialités qu’il est totalement exclu qu’un même individu, fût-il Von Neuman, les maîtrise toutes.

Faut-il donc renoncer à l’unité du savoir et par suite à toute vision du monde digne de ce nom? Si la chose, hélas n’est que trop possible, elle n’est pas souhaitable. Il nous faut donc à tout le moins opposer une intention, une volonté d’unité à une fragmentation du savoir qui deviendra vite une dissolution de l’homme et de la terre, si nous n’y prenons garde. Je suis pour ma part persuadé qu’une telle synthèse, plus souhaitable que jamais, est aussi plus accessible qu’elle ne le fut jamais, à condition que l’on sache distinguer les grandes voies du savoir des voies secondaires et que dans chacune de ces grandes voies l’on sache se limiter à l’essentiel, laissant l’accessoire aux spécialistes.

Cette témérité est au coeur de notre projet encyclopédique. Et j’ai acquis la conviction que dans chaque grande discipline, il y a des événements ou des notions qui sont l’équivalent d’une place centrale dans une ville bien construite. Certes, il ne suffit pas d’accéder à cette place centrale pour connaître toute la ville, mais une fois qu’on l’a bien explorée, on sait comment on peut accéder à tous les quartiers.

Il y a une vingtaine d’années, je ne connaissais pratiquement rien de la biologie moléculaire ni de l’informatique; je me sentais donc de plus en plus étranger dans un monde où les ordinateurs et les biotechnologies prenaient de plus en plus de place. Je me suis mis à l’étude de l’histoire des sciences qui ont permis l’invention de l’ordinateur, les mathématiques et la logique d’un côté, de l’autre les chapitres de la physique traitant de l’électricité et de l’électromagnétisme. J’ai vite compris que l’ordinateur résultait de la coïncidence enfin aperçue entre les portes logiques de Boole et les interrupteurs des circuits électriques. L’électromagnétisme, combiné avec le système binaire, m’avait déjà appris comment on peut créer des mémoires mécaniques. Il devait me suffire ensuite de redécouvrir les lampes et les transistors pour que l’ordinateur cesse de m'apparaître comme un mystère intimidant.

Je n’étais en aucune manière devenu un spécialiste de l’informatique, mais j’avais le sentiment de savoir à ce sujet ce qu’un honnête homme peut et doit savoir, et la conviction que je pourrais suivre le développement de cette discipline en lisant de temps à autre de bons articles de vulgarisation.

Dans le cas de la biologie moléculaire, tout a été encore plus simple. Une fois qu’on a compris la genèse des protéines, les diverses fonctions qu’elles remplissent dans l’organisme et la façon dont elles structurent les organes et renouvellent les tissus, on peut participer aux décisions et aux débats publics relatifs aux biotechnologies. Mon but aujourd’hui n’est toutefois pas de démontrer que la culture universelle est possible. Si je prends la défense de cette culture, c’est parce qu’elle est à mes yeux une condition de l’interdisciplinarité et même de la multidisciplinarité.

À l’intérieur d’une spécialité, nous sommes en parfaite sécurité. Le territoire autour de nous a été marqué à l’aide d’une méthode qui rappelle celle d’un animal domestique ami de l’homme. Les principaux mots de la confrérie ont un sens particulier qui les transforme en autant de mots de passe. Les non-spécialistes sont de présumés terroristes qu’il faut tenir à distance. Vue sous cet angle, la discipline spécialisée rappelle l’époque où quelques prêtres isolés sur une colline protégée contrôlaient le savoir en même temps que le pouvoir.

On défend ensuite cette forteresse comme un patriote défend sa patrie, et plus on s’y enferme plus on a peur d’entrer dans celle de l’autre. Tout au plus voudra-t-on, en cas de nécessité, collaborer avec l’autre, sur un terrain neutre, à la condition que chacun conserve sa chasse gardée.

Par la culture universelle, on se détache progressivement de son propre territoire, et l’on se familiarise lentement, amicalement avec le territoire des autres. On y pénètre à la manière d’un touriste, non à celle d’un soldat envahisseur. On limite ses incursions à l’essentiel. Et quand vient le moment de la coopération, loin d’être inhibé par la peur, on se réjouit à l’idée que l’on remplira mieux sa propre fonction spécialisée en tenant compte du point de vue des autres.

Une culture générale, constamment remise à jour, est la première condition de la coopération entre disciplines. On devrait tenir compte de ce fait dans tous les programmes de formation. Ce transfert des apprentissages auquel nous croyons de plus en plus pour l’éducation de nos enfants, nous aurions intérêt à le mettre en pratique nous-mêmes. Il ne faudrait pas craindre d’envoyer des ingénieurs en mécanique étudier les beaux-arts à Florence ou l’écologie sur le terrain, dans la forêt boréale.

Un survol de l’histoire des sciences nous aidera à mieux comprendre la complémentarité entre la culture générale personnelle et la coopération entre représentants de diverses disciplines. Je prendrai d’abord deux exemples parmi les grands savants modernes: Pascal et Leibniz. Pascal fut à la fois écrivain, mathématicien, physicien et ingénieur. On doit à cet ingénieur la première machine à calculer et un véhicule vraiment adapté au transport en commun. Vous savez aussi bien que moi ce que l’humanité lui doit en tant qu’écrivain, philosophe, mathématicien et physicien. De toute évidence, les diverses disciplines s’interfécondaient dans son immense esprit. Et l’on retrouve dans le style inimitable des Pensées la concision et la précision de l’ingénieur. Inversement, l’ingénieur n’aurait sans doute pas eu l’idée de la machine à calculer si le penseur, dans le même homme, n’avait habitué l’ingénieur à porter son regard vers les deux infinis.

L’exemple de Leibniz est encore plus intéressant: songez que cet homme a découvert le système binaire et jeté les bases de cette logique formelle qui devait conduire à la syntaxe des ordinateurs. C’est pourquoi je soutiens qu’il devrait y avoir une icône de Leibniz sur toutes les pages d’accueil des sites Internet, avec un lien vers le dossier Leibniz de notre encyclopédie. Et ce n’est là qu’un avant goût du génie interdisciplinaire de cet homme: nous lui devons aussi d’une part le calcul intégral et différentiel -dont il partage les honneurs avec Newton- et d’autre part la psychologie dynamique, et plus précisément la notion d’inconscient. Ce qu’il y a de plus fascinant dans ce cas, c’est qu’une même intuition relative à l’intégration de l'infiniment petit est à l’oeuvre. L’intégration de l’infiniment petit dans l’espace a donné le calcul intégral et l’intégration des infiniment petits dans la perception des sons a donné l’idée d’inconscient et la psychologie dynamique. Comme disait Emmanuel Boutroux, dans son introduction aux Nouveaux Essais de Leibniz:

«De même que l'étude du mouvement avait introduit Leibniz dans la métaphysique, de même l'étude de l'infiniment petit de la quantité provoqua vraisemblablement dans son esprit des vues très importantes sur la nature des opérations de l'âme. Déjà, la découverte même du calcul différentiel avait une double origine à la fois mathématique et métaphysique. Il est donc naturel d'en rapprocher cette théorie des "petites perceptions" qui devait jouer un si grand rôle dans la psychologie leibnizienne. Les "petites perceptions" sont à l'âme ce que les quantités infiniment petites sont à la matière; et, étant donnée la disposition de Leibniz à concevoir le monde moral et le monde physique comme analogues, il dut naturellement admettre dans l'âme les infiniment petits et la continuité, quand il vit quels heureux résultats produisait l'idée de l'infiniment petit, appliquée à l'étude du monde matériel.»

Voici ce que Leibniz lui-même a écrit à propos des petites perceptions:

«Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du mugissement ou du bruit de la mer, dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit, comme l'on fait, Il faut bien qu'on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensembles, c'est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas, si cette vague qui le fait, était seule. Car il faut que l'on soit affecté un peu par le mouvement de cette vague, et qu'on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelques petits qu'ils soient; autrement on n'aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. On ne dort jamais si profondément, qu'on n'ait quelque sentiment faible et confus; et on ne serait jamais réveillé par le plus grand bruit du monde, si on n'avait quelque perception de son commencement, qui est petit; comme on ne romprait jamais une corde par le plus grand effort du monde, si elle n'était tendue et allongée un peu par de moindres efforts, quoique cette petite extension qu'ils font ne paraisse. Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficace qu'on ne pense.»

Pascal, Leibniz, j’aurais pu aussi parler de Descartes, de Vinci, de Newton. Ces immenses génies, en qui se reflétaient à la fois la diversité et l’unité de l’univers, ont ouvert dans l’infini du savoir possible de nouvelles voies dans lesquelles devaient s’illustrer des savants individuels de moindre envergure, jusqu’à ce que les défis à relever soient tellement pointus qu’il faille pour les relever travailler en équipe à l’intérieur d’une même discipline ou de disciplines voisines.

Mais au fur et à mesure que nous avancions dans cette direction, la vue d’ensemble se perdait, la diversité dissociée de l’unité devenait excessive. Dans l’ordre pratique, la capacité d’entreprendre s’accroissait en raison inverse de celle de comprendre. Jusqu’ici, avait dit Marx, les hommes n’ont fait qu’interpréter le monde, l’heure est venue de le transformer. Nous avons à ce point mis l’accent sur les moyens de transformer le monde qu’aujourd’hui, nous ne savons plus quelle forme lui donner.

Obtenir un consensus sur la forme à donner au monde pour que l’usage des techniques de transformation aient un sens, tel est le grand défi que nous nous sommes lancés à nous-mêmes en optant pour le développement durable. La première condition de la réalisation de ce projet est un retour à l’unité du savoir telle que les fondateurs de la modernité l’ont vécu. Dans l’âme de Leibniz et de Pascal, les diverses disciplines formaient une gerbe. Il serait évidemment impossible de rassembler dans une même gerbe toutes les sous-disciplines apparues au cours des derniers siècles. Il est cependant possible et nécessaire de rassembler les connaissances essentielles relatives aux grandes familles de discipline.

Le possesseur de cette modeste culture universelle devient l’émule de Leibniz et de Pascal. Il en sait juste assez dans chaque domaine pour mesurer l’ampleur de son ignorance et pour prêter une oreille attentive aux hyperspécialistes, dont il devrait recueillir l’avis pour agir adéquatement. C’est sa culture universelle qui a permis à André Bruyère de s’entourer d’anthropologues, de médecins, d’infirmières, de spécialistes en ergonomie, pour réaliser un projet correspondant enfin à sa définition de l’architecture: une tendresse moulée sur une contrainte. Or j’ai eu l’occasion de mettre André Bruyère en contact avec René Dubos, celui qui après avoir découvert le premier antibiotique, la gramicidine, destinée aux animaux, devait fonder l’écologie contemporaine. Dès 1950, il s’inquiétait de l’usage abusif que l’on ferait des antibiotiques. Il eut par la suite une conscience aiguë des limites de l’approche bio-médicale en médecine. Attirant mon regard sur une façade du Vieux-Québec, il m’a dit un jour: «il faudra s’intéresser davantage à l’environnement symbolique». Vous imagez le plaisir qu’il eut ensuite à discuter de ces questions avec André Bruyère.

Le plus beau témoignage en faveur de la multidisciplinarité m’est aussi venu de Dubos. À ses yeux, les plus grands génies associées à l’Institut Rockefeller entre 1920 et 1950 ne furent pas Oswald Avery, Erwinn Chargaff, Alexix Carrel ou René Dubos, mais les administrateurs, qui pour la première fois ont invité des non-médecins à faire partie des équipes de recherche médicale. René Dubos était lui-même agronome de formation. Il a fait ensuite un doctorat en micro-biologie, mais n’a jamais cessé de s’intéresser aux interactions entre les micro-organismes dans le sol d’abord puis dans la flore intestinale ensuite. C’est ce qui l'a mis sur la piste des antibiotiques, en même temps que sur celle de l’écologie. Les administrateurs de l’Institut Rockefeller avait aussi l'habitude de choisir leurs chercheurs dans divers pays (Carrel et Dubos étaient français, Chargaff était allemand) en accordant leur préférence à ceux qui avaient une solide culture générale. Carrel, Dubos et Chargaff se sont illustrés en tant que penseurs et écrivains autant que comme chercheurs spécialisés.

Agir localement, penser globalement.

Je ne pouvais que conclure sur ces mots, même si on en a abusé, parce qu’ils sont de René Dubos, un maître et un modèle en matière d’interdisciplinarité.

1. B. Guy Peters et Donald J. Savoie (dir.), La gouvernance au XXIe siècle: revitaliser la fonction publique, Collection sur la gouvernance et la gestion publique, Québec, Presses de l'Université Laval et Centre canadien de gestion, 2001.

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