Prospero ou l'agriculture en l'absence de l'homme

Jacques Dufresne

Irons-nous dans la direction indiquée par Prospero? N'est-il pas trop tard pour prendre une décision à ce sujet? Dans ces conditions il y a fort à parier que la miniaturisation des transistors favorisera le gigantisme en agriculture. Seules en effet quelques multinationales pourraient acquérir le Prospero Phase V qui apparaîtra comme nécessaire. Le travail le plus humain qui soit, le travail de la terre pourrait disparaître, emporté par la logique jugée souhaitable parce qu'elle fait disparaître les tâches mécaniques. C'est absurde! La science que l'on prétend pouvoir enfermer dans des pastilles électroniques, il faut l'enseigner à des êtres humains capables de s'attacher à la terre qu'ils cultiveront. Aux vivants la vie! Et il faut consacrer à cet enseignement l'argent qu'on investit dans les Prospero.

Prospero c'est le nom d'un personnage de La Tempête de Shakespeare possédant des dons de magicien qui l'apparentent aux techniciens d'aujourd'hui. D'où le fait que ce soit aussi le nom d'un robot agriculteur dont l'inventeur nous dit qu'il réduira la consommation d'énergie en agriculture de 95% tout en accroissant la productivité.

Ce robot prend tout son sens à la lumière dont ,en 1978, l'ingénieur américain Earl Joseph, inventeur de la smart bomb, en prédisait l'avènement. « On peut imaginer que, dans l'avenir, les machines au service de l'agro‑alimentation seront adaptées aux be­soins nouveaux tout comme aux contraintes anciennes. La production des céréales demande actuellement d'énor­mes investissements matériels et une consommation d'éner­gie hors de proportion avec les résultats recherchés.

Du labour à la récolte, on doit faire appel à des ma­chines agricoles de huit types différents qui réclament au moins une douzaine de passages successifs sur la ter­re de culture ... Une seule machine, combinant toutes cel­les nécessaires à ces opérations: tracteur, charrue, herse, semoir, fumoir, etc., réduirait dans de très fortes propor­tions non seulement les investissements mais surtout le “gaspillage” d'énergie. Cette machine rendue “intelligen­te” par l'addition de “pastilles électroniques” pourrait effectuer toutes les opérations de culture en un seul pas­sage, entraînant une baisse de près de 95% de la consom­mation d'énergie . .. On utilise aujourd'hui un tracteur et une charrue pour retourner le sol, une herse pour l'ameublir, un fumoir pour répandre l'engrais, (deux ou trois fois suivant les saisons), une semeuse pour ensemen­cer les sillons, une cultivatrice pour refermer le sol sur les semences. Il faut ensuite répandre, en plusieurs oc­casions, herbicides, fongicides, insecticides, quand il ne faudra pas aussi arroser le sol pour lui procurer l'humi­dité nécessaire à une croissance appropriée de la récolte...

Avant même que la moisson ne lève, douze fois au moins, l'agriculteur sera passé avec ses machines sur ses champs ... Si depuis des millénaires on laboure avant de semer, il n'en existe pas moins quatre ou cinq autres méthodes tout au moins aussi efficaces pour préparer la terre à être ensemencée. Les micro‑ondes, entre autres techniques, permettent de “remuer” la terre et de la rendre friable sans avoir recours à des charrues. Que serait donc cette machine aratoire totale et intelligente? Tout d'abord, elle serait équipée sur sa partie avant d'antennes émettant les micro‑ondes “labourant” le sol, puis des vrilles équipées de “sensors” perceraient le sol à espaces réguliers et en détecteraient les qualités physico‑chimi­ques, enfin, des capsules à action prolongée seraient alors déposées dans ces trous. Chaque capsule contiendrait les graines qui germeront et les engrais qui assureront sa croissance en libérant les produits chimiques nécessaires jusqu'au moment de la moisson. Elles contiendraient éga­lement les herbicides, les fongicides et les insecticides ap­propriées. De plus, comme le sol n'aura pas été labouré, ces capsules seront munies de composants chimiques qui libéreront l'oxygène nécessaire ainsi que d'autres com­posés humidificateurs qui agiront en fonction du climat ambiant.

 


Toutes les opérations de la culture auront ainsi été accomplies à l'aide d'une seule machine en un seul passage. Cet enfouissage direct des produits chimiques dans le sol aurait en plus l'avantage de répondre aux impératifs éco­logiques en évitant la pollution des airs et des eaux, tout en augmentant très sensiblement le rendement des terres cultivables.

 


Cependant, si l'on voulait pousser plus loin notre voyage imaginaire, on pourrait concevoir l'existence d'une moissonneuse‑batteuse, qui non seulement couperait les épis, les battrait, produirait directement la farine, mais pourrait transformer cette dernière aussi bien en pain qu'en petits gâteaux tout emballés et prêts à être enlevés par camion et livrés aux épiceries de la région. Ainsi se trouverait réalisée la philosophie du “small is beautiful”, puisqu'au lieu d'avoir d'immenses boulangeries ou biscui­teries industrielles, chaque exploitation agricole partici­perait à la dissémination des usines en petites unités de production; tout comme à la suite de la découverte d'Edi­son les sources lumineuses ont été réparties en petites unités d'éclairage et non concentrée.» 1

Earl Joseph a fait cette prédiction dans le cadre d'un colloque sur Le pouvoir local et régional auquel participait  Philippe Ariès, un historien des mentalités bien connu pour ses évocations de la sociabilité dans les sociétés traditionnelles.  En 1978, on associait spontanément le Small is beautiful de Schumacher à l'idée de pouvoir local. Earl Joseph a étonné bien des participants en reliant la miniaturisation au Small is beautiful. Comme le montre son exemple de la fabrication des biscuits sur le champ,  le Small is beautiful signifiait pour lui que les familles du cultivateur ''intelligent'' pouvaient vivre dans l'isolement le plus complet, bien loin de cette convivialité sans laquelle le Small is beautiful n'a aucun sens pour Schumacher.

 1-«Électronique, miniaturisation, socété future», Earl Joseph, Revue Critère numéro 24, Hiver 1979, p.69-88.

 

 

 

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