Le sens du lointain
Comment se développe ce sens dont dépend l'avenir de l'humanité? Au moyen-âge, en Europe, trois ou quatre générations d'hommes ou de femmes travaillaient à la construction de villes comme Sienne en Italie, comme Cambridge en Angleterre, à l'édification de cathédrales comme celle de Chartes en France, de Cologne en Allemagne. Ces hommes et ces femmes travaillaient pour leurs descendants, pour nous donc. Le labeur des constructeur des Pyramides d'Egypte est encore plus émouvant. Tout aussi émouvante est la finesse patiente des créateurs des jardins chinois et japonais. Et on est attendri jusqu'aux larmes lorsqu'on essaie de se représenter le travail de ceux qui ont façonné les premiers paysages humains dans la savane africaine.
La plupart de ces êtres humains croyaient en une autre vie, mais cela rend leur sens du lointain, leur sollicitude à notre égard, encore plus incompréhensible. Puisqu'ils croyaient en une autre vie, la terre n'était pour eux qu'un lieu de passage. Ils auraient été justifiés de ne construire que des baraquements temporaires, d'autant plus qu'ils se savaient à la merci des épidémies et des conquérants étrangers. Ils ont préféré construire pour l'éternité.
La terre, du moins pour les occidentaux, est désormais le premier et le dernier séjour, le lieu des seules joies que nous aurons jamais. La simple évocation de ce cadre unique de notre unique vie et de l'unique vie de nos descendants, devrait nous remplir de compassion. "Aimez ce que jamais on ne verra deux fois," disait Alfred de Vigny. Inspiré par la même vision tragique, Pindare avait écrit ces vers:
Qu'est l'homme, que n'est pas l'homme?
l'homme est le rêve d'une ombre
mais quelquefois, comme un rayon descendu d'en haut
la lueur brève d'une joie illumine sa vie
et il connaît quelques douceurs.
Cette terre, qui est notre paradis, nous l'avons pourtant transformée en un immense baraquement éphémère. Le Stade olympique de Montréal est le parfait exemple de cette architecture sans racine et sans avenir. Construit en quelques années, il aura disparu dans moins de cent ans comme tout ce qui n'est que béton, c'est à dire poussière. Pourquoi notre époque
a-t-elle choisi la poussière comme matériau plutôt que le marbre ou la pierre? Le ciment servait à réunir des blocs plus résistants. Pourquoi en avons-nous fait notre matériau principal?
Il existe une réponse toute faite à cette question. Les palais de marbre étaient habités par des dieux ou des hommes dieux. Ceux qui les avaient construits logeaient dans des huttes de terre. Notre poussière retournera en poussière mais elle aura entre temps procuré un toit convenable à des millions d'êtres humains. Cette richesse et cette sécurité auront d'autre part favorisé le développement d'une science grâce à laquelle un jour, peut-être, on pourra offrir un palais de marbre synthétique à tous les êtres humains sans exception.
C'est le sens du prochain et de l'horizontal qui nous caractérise. Telle est notre démocratie, telle est notre conception du progrès et de l'égalité. L'heure est cependant venue de mesurer l'ambiguïté de ce projet auquel la science prête une certaine légitimité. Jamais sans doute dans aucune société, les travailleurs n'auront été aussi bien traités que dans la nôtre, sur le plan matériel du moins. Mais les biens que nous avons redistribués, où les avons-nous pris? Dans les entrailles de la terre, sous forme d'énergies fossiles non renouvelables. Nous avons puisé sans réserve dans les réserves de la planète, de la biosphère plus précisément. L'énergie fossile consommée aujourd'hui en une année équivaut aux résidus de milliers d'années de vie sur terre. On dit souvent que le cerveau humain accomplit aujourd'hui des miracles, qu'il se fait plus de découvertes scientifiques en une année qu'autrefois en mille ans. C'est vrai sans doute, mais les applications de ces découvertes ne se font pas à partir du néant, elles exigent au contraire les richesses irremplaçables de la terre, le plus souvent d'une façon telle que l'avenir est à son tour mis à contribution, par la pollution. Pour assurer notre propre consommation nous consommons le passé et l'avenir de la terre. Nous ne mettrons un terme à ce double attentat que lorsque nous aurons trouvé une façon littéralement miraculeuse de produire de l'énergie, mais alors c'est le problème des autres ressources naturelles le plus souvent importées de pays lointains, qui deviendrait peu à peu tragique.
La civilisation industrielle a jusqu'ici fondé son économie sur l'extraction. Elle a pillé les richesses en combustibles et en minerai accumulées dans les entrailles de la terre au cours des ères géologiques; elle a pillé la richesse agricole accumulée sous forme d'humus; et voici qu'elle commence à piller les richesses minérales et biologiques des océans, même s'il doit en résulter la contamination des eaux par des nappes de pétrole et la destruction des espèces aquatiques.
Pourtant, ce pillage ne dure qu'autant qu'il reste économiquement rentable. Lorsque les ressources s'épuisent ou que le coût de l'extraction devient trop élevé, le site est généralement abandonné. Cités fantômes et terres incultes sont les tragiques témoins de la civilisation extractive sur une grande partie du globe.
Ainsi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les XlXe et XXe siècles ont été plus destructeurs que créateurs, parce qu'ils ont utilisé et souvent gaspillé les richesses emmagasinées sous forme de ressources naturelles.
Ayant tiré profit de cette économie extractive, nous avons nourri l'illusion que nous le devions entièrement à la connaissance scientifique et à l'habileté technologique. En réalité, la croissance technologique rapide des deux derniers siècles n'a été possible que parce que l'homme a exploité sans frein les ressources naturelles non renouvelables, aboutissant ainsi à dégrader l'environnement. Mais cette étape de la vie humaine devra bientôt prendre fin, si nous sommes vraiment décidés à préserver les ressources nécessaires aux générations futures, et à recréer pour elles un environnement vivable. (1)
Ce texte de René Dubos, qui résume bien la pensée écologique dans ce qu'elle a de meilleur, est une invitation à équilibrer notre sens du prochain et de l'horizontal par le sens du lointain et du vertical. Nous évoquions il y a un instant les constructeurs de pyramides et de cathédrales. C'était vraiment des êtres généreux et créateurs. Ce qu'ils nous ont légué, ils ne l'ont pas dérobé à la vie millénaire tout en compromettant son avenir. Ils l'ont produit eux-mêmes tout en humanisant le paysage dans lequel ils vivaient.
Nous sommes une génération égocentrique, égocentrique et sans identité, comme disait le poète Pierre Emmanuel à propos d'un adolescent typique d'aujourd'hui.
Je me proposais de répondre à la question suivante: Comment développer le sens du lointain et à travers lui l'amour du patrimoine commun de l'humanité? L'écologie et l'histoire sont à cette fin des disciplines royales surtout si elles s'accompagnent d'une réflexion sur l'idée de progrès.
Mais ne nous faisons aucune illusion: la conversion à laquelle nous sommes invités ne pourra être que très douloureuse. L'idée de progrès est bien enracinée en nous, le sens de l'horizontal l'est encore davantage; il coïncide souvent avec nos fibres morales les plus nobles.
Vous me permettrez d'illustrer la difficulté et la complexité du problème par quelques anecdotes.
Il y a plus de dix ans maintenant c'était la guerre et la famine au Biafra. Le milieu étudiant était en effervescence. De nombreux groupes de gauche organisaient des quêtes et des manifestations pour les Biafrais. Vers la même époque, Florence fut inondée. Dans le collège où je me trouvais à ce moment j'ai eu l'idée d'organiser une quête pour les monuments de Florence entre deux manifestations en faveur du Biafra. Non seulement je n'ai eu aucun succès, mais j'ai été montré du doigt en tant qu'élitiste. Le mot faciste était aussi sur bien des lèvres. Comment, disait-on, vous voulez détourner vers des monuments de l'aristocratie et de la bourgeoisie des fonds qui pourraient sauver des vies humaines au Biafra?
J'étais, sans pouvoir esquiver la question, mis en demeure de démontrer qu'une oeuvre d'art peut valoir plus qu'une vie humaine. J'ai dû faire un long détour pour établir ma preuve. J'ai dit à mes étudiants à peu près ce qui suit. Il y a des gens, vous êtes de ceux-là, qui jugent l'humanité actuelle, en prenant une utopie comme critère. Les souffrances et les injustices leur paraissent intolérables et ils en attribuent l'a responsabilité au passé et à ses valeurs. Aussi, quand on leur demande de préférer un Donatello à un Biafrais, ils ont une double raison de s'indigner. En plus d'accorder plus de prix à une oeuvre d'art qu'à une vie humaine, on leur propose une hiérarchie de valeurs qu'ils estiment être à l'origine des inégalités actuelles.
Il y en a d'autres, par contre, qui sont si conscients du mal dont les êtres humains sont capables, qu'ils sont émus, émerveillés par la paix et l'harmonie, même lorsqu'elles sont fragiles et éphémères comme c'est d'ailleurs toujours le cas. Pensant à tous les crimes qui ne sont pas commis et qui pourraient, qui devraient l'être, ils se demandent quel miracle a bien pu se produire pour adoucir ainsi les moeurs humaines. Ils songent alors à des villes comme Florence et à tous les futurs chefs d'État dont l'âme a été attendrie par une statue de Donatello ou un tableau de Giotto. Et alors l'oeuvre d'art apparaît comme une source d'inspiration capable de sauver des millions de vies humaines et non seulement de les sauver, mais de les élever à un degré de dignité où elles prennent un sens par leur soumission à une fin qui les dépasse. Pendant des siècles, l'élite allemande était allée s'humaniser en Italie. La Sehnsucht nach Italien était l'expression même du désir de perfection, jusqu'à Hitler et aux nazis, qui se tournèrent vers le Nord pour adorer la bête blonde et ses puissants instincts. On pourrait donc dire, sans exagération et sans métaphore, que c'est l'oubli de Florence qui est à l'origine de la seconde guerre mondiale.
J'ai évoqué une ville italienne. J'aurais pu tout aussi bien évoquer Grenade si les circonstances m'avaient amené à organisé une quête pour l'Alhambra au moment ou une famine au Pakistan aurait mobilisé nos sentiments généreux. Les Américains auraient-ils utilisé la bombe atomique si leurs savants et leurs techniciens avaient suivi l'écrivain Washington Irving dans ses voyages émus au coeur de l'Espagne musulmane?
Les Polonais ont aujourd'hui un autre sursaut désespéré de vie et de dignité. D'où leur vient cet amour fou de la liberté? De leur histoire, ils sont tous historiens, et de leur attachement à leur patrimoine. Après la dernière guerre, ils ont reconstitué les monuments du vieux Varsovie avant même de disposer d'un toit pour chaque famille.
Ici même à Montréal, nous avons eu l'an dernier un débat qui illustre bien l'importance, mais aussi la difficulté de la conversion au sens du lointain. Au coeur de la ville, dans la partie ouest, rue Sherbrooke, il y a un monument, le Grand Séminaire, qui, par sa fonction aussi bien que par sa simplicité, sa sobriété classique, exprime particulièrement bien l'âme de notre peuple. L'édifice lui-même est protégé, mais il est entouré d'un boisé qu'on cède morceau par morceau aux automobilistes et aux promoteurs. Ce boisé est, à Montréal, l'un des seuls sites qui, empreint de sacré, évoque l'esprit du lieu où fut fondé Ville-Marie.
Divers groupes de citoyens ont cherché en vain à protéger ce site contre les bulldozers. Pour avoir gain de cause, il leur aurait fallu trouver des millions. Or, pour le malheur des uns et le bonheur des autres, le Grand Séminaire se trouve dans la partie Ouest, anglophone et riche de Montréal. Comment, se demandèrent certains, justifier de nouveaux investissements dans ce secteur, alors que la partie Est, francophone et pauvre, manque de parcs pour ses enfants.
Pour empêcher les promoteurs d'agir, il aurait en outre fallu faire voter une loi portant atteinte aux droits des propriétaires, les Sulpiciens. Beaucoup de citoyens virent là un dangereux précédent.
Mais c'est surtout le sens de lointain qui nous a fait défaut, du lointain dans l'avenir et, symétriquement, du lointain dans le passé. En ce moment, ni le Grand Séminaire ni son boisé ne sont très fréquentés. Les montréalais connaissent mieux les plages de Floride et de Old Orchard. C'est cet argument, qui, s'ajoutant aux deux précédents, a fait pencher la balance du coté du laisser-faire. A peu près personne n'a pensé aux générations futures qui pourraient fort bien trouver une source d'inspiration dans des lieux auxquels nous sommes aujourd'hui indifférents. Pendant des siècles les Européens ont passé devant les cathédrales gothiques sans les voir. Ils les ont redécouvertes au XIXe siècle. Personne n'a pensé qu'il pourrait en être ainsi du Grand Séminaire et de son boisé.
Force est de constater, je le répète, que le sens du lointain et du vertical entre en contradiction avec le sens du prochain et de l'horizontal. L'histoire et l'écologie pourraient nous aider à redresser la balance qui penche actuellement du coté du prochain et de l'horizontal mais elles ne suffiraient pas à provoquer, sur une large échelle, la conversion qui s'impose. Les choix politiques et personnels les plus fondamentaux sont en cause.
Par certaines de ses implications, le sens du lointain s'oppose directement à l'idée d'égalité qui est l'un des mobiles les plus puissants dans nos sociétés. Les millions qui ont été accordés à Florence ont été d'une certaine manière enlevés au Biafra et ont fait avorté les rêves d'égalité.
Le problème est encore plus complexe en réalité. Il y a les Biafrais, mais il y a aussi, à l'intérieur des pays riches, des pauvres et des handicapés. Il y a aussi les ressources naturelles qu'il faut cesser de dilapider, la pollution qu'il faut prévenir, les femmes à la maison qu'il faudrait payer.
La lutte contre la pollution et le gaspillage des richesses naturelles se rattachent au sens du lointain, tout comme la restauration de Florence. Elles mobilisent des ressources qui sont nécessairement enlevées aux autres causes, plus humanitaires en apparence, qui se rattachent au sens du prochain et de l'horizontal. En d'autres termes, on ne peut pas aimer en même temps et au même degré la terre éternelle et les êtres humains qui l'habitent aujourd'hui. Pour pouvoir atteindre ces objectifs contradictoires, il faudrait pouvoir miser sur une croissance économique qui, dans les conditions actuelles, accélérerait l'extraction des ressources naturelles.
Parmi les autres scénarios possibles, il y a l'appauvrissement général accompagné d'une redistribution plus égalitaire, mais cela pourrait conduire au totalitarisme sans générer ni les sentiments ni les ressources qu'exige le sens du lointain. Il ne faut pas oublier que la transmission du patrimoine individuel, créatrice d'inégalité, a presque toujours été l'un des éléments constitutifs du sens du lointain. Il est peu probable que les hommes changent bientôt d'une façon telle que l'égalité dans la pauvreté et dans la dépossession puisse accroître leur sollicitude envers leurs descendants.
"Les moyens purs sont inopérants, disait Simone Weil, et les moyens forts sont opressifs". Si les vérités de ce genre découragent ceux qui ont besoin d'une illusion pour agir dans le sens de l'idéal, elles incitent les autres à adapter leurs efforts au but à atteindre, la conversion des hommes à eux-mêmes, qui est toujours à recommencer. Le patrimoine de l'humanité, il faut d'abord le faire aimer, il faut en montrer la pertinence. Ce n'est pas uniquement en inscrivant de nouveaux cours dans les programmes scolaires qu'on y parviendra. Il faut que s'ouvre l'oeil de l'âme, et du corps, grâce auquel les hommes peuvent se nourrir de symboles et de signes. Il faut, il faudrait, qu'à partir de sa propre expérience de la beauté et du sacré, chacun puisse, par analogie, comprendre les diverses manifestations de ces besoins.
J'ai indiqué précédemment comment on peut être amené à considérer une oeuvre d'art comme plus importante qu'une vie humaine. Cette subordination de la vie à une valeur plus haute, qui lui donne un sens et la nourrit, est la clef de tous les actes héroïques grâce auxquels le patrimoine culturel de l'humanité s'est constitué et a été protégé. Pourquoi les habitants de Numance, dans l'Espagne antique, se sont -ils battus contre les Romains jusqu'à la mort du dernier d'entre eux? Parce qu'ils étaient plus attachés à leur ville qu'à leur propre vie.
Ce monde nous est de plus en plus étranger. "L'homme rapetisse, dans le bien comme dans le mal," disait Gustave Thibon. Nous ramenons tout à nous-mêmes. Ce n'est ni Dieu, ni l'homme universel qui est pour nous la mesure de toute chose, c'est l'image que nous avons de nous-mêmes.
La première de nos valeurs, c'est la santé non pas celle qui rend créateur et généreux, mais celle qui accroît l'espérance de vie. Notre absolu c'est la durée. Le narcissisme qui en résulte détruit à sa racine notre sens du lointain. Pensez au dernier homme dont parle Nietzsche, Il celui qui rapetisse tout, qui cligne de l'oeil et qui dit: j'ai trouvé le bonheur".
La première mutation qui s'impose c'est l'oubli de la santé, qui, en plus de nous donner la vraie santé, celle qui libère pour des tâches plus hautes, nous permettrait de nous orienter peu a peu vers une société de création, d'entraide et de contemplation plutôt que vers une société de service, de prise en charge et de consommation.
J'ai déjà cité René Dubos. Permettez-moi de le citer de nouveau. Il a présidé avec Barbara Ward, le grand congrès de Stockholm sur l'environnement humain. Sa mort récente a fait de nous tous des orphelins.
Dans une conférence donnée à Québec il y a quelques années, il a évoqué de façon saisissante l'importance de l'activité symbolique pour l'espèce humaine, rappelant notamment, que, depuis le tout début de notre aventure, jamais le budget-temps consacré aux activités symboliques n'avait été aussi petit qu'il l'est aujourd'hui. Il n'hésitait pas à attribuer au désenchantement de nos milieux de vie et de travail, une grande partie des problèmes de santé qu'on tente de résoudre par des moyens techniques. Ce n'était pas par vaine nostalgie qu'il évoquait si fréquemment cette Arcadie mythique où la nature des bergers s'allie aux objets des artistes pour créer un milieu harmonieux. On pourra espérer protéger et améliorer le patrimoine culturel de l'humanité quand, dans chaque maison et sur le trajet quotidien de chaque travailleur, il y aura suffisamment d'objets et de formes capables d'accroître le tonus vital et d'ouvrir des oasis dans le désert de la nécessité dépoétisée.
Ces préoccupations sont partagées par un nombre croissant de personnes. On en fait même, aux États-Unis, l'objet d'étonnantes prophéties. Sous le nom de nouveau paradigme, on annonce pour demain une société de création. Après beaucoup d'autres, le physicien Fritjof Capra vient d'écrire un livre sur cette question: "The turning point".
Plût au ciel, c'est le cas de le dire, que cette façon de tourner le commutateur de l'histoire enferme plus de mystique que de technique et plus de réalisme que de magie. Lewis Mumford, notamment, avant Michel Foucauld, a tenté de montrer comment les racines de la modernité avaient pris. forme au coeur du Moyen-Âge. L'apparition de l'horloge, de la mesure mécanique du temps dans les monastères, lui apparaît comme la préfiguration du paradigme ascendant. Mais parmi tous les artisans de cette mutation, quels sont ceux qui avaient conscience de l'être?
La conscience que nous avons aujourd'hui d'un processus dont nous serions en même temps les acteurs a de quoi nous rendre perplexes. Nous analysons les genèses historiques, comme s'il s'agissait d'un phénomène mécanique et nous partons ensuite du savoir ainsi acquis pour agir sur cette même histoire. Il y a là quelque chose de suspect, une reproduction occultée du paradigme que nous tentons de dépasser. Nous sommes trop conscients pour être d'authentiques créateurs. Nous avons disséqué le nouveau paradigme avant même de l'avoir imaginé.
Mais peut-être des métamorphoses réelles s'opèrent-elles en-deçà et au-delà de nos bavardages érudits?
"Les changements profonds sont silencieux".
Nietzsche.
Note :
(1) René DUBOS, Les Dieux de l?Écologie, Fayard, 1973, p. 172.