Les langues: sources de vie
PAUL HAZARD, au sujet de la France du XVIIe siècle et de sa langue,
dans La crise de la conscience européenne.
Les journaux québécois du 2 septembre, le samedi de la rentrée scolaire, ont accordé une large place à la langue française. Dans La Presse, monsieur Alain Dubuc, ancien éditeur du journal Le Soleil, (qui appartient à la même chaîne de journaux) donne la réplique à Thierry Ardisson, lequel n’a jamais caché son opinion négative sur un certain langage québécois. Les langues suivent les empires, écrit en substance Alain Dubuc; si le Québécois était soutenu par la puissance américaine, on l’imiterait dans les salons parisiens. «Les transformations subies par le français au Québec sont très similaires à celles qu’ont connues l’anglais aux États-Unis, le portugais au Brésil, l’espagnol en Amérique latine. La différence, la vraie, c’est que dans tous les autres cas les locuteurs d’Amérique sont plus nombreux et plus puissants que ceux de la métropole. […] »
Que valent en elles-mêmes ces langues si bien servies par la démographie ? Elles ne valent, précise Dubuc, ni plus ni moins que le québécois, dont il n’a pas la plus haute idée puisqu’il se borne à en dire qu’il n’est pas plus «bâtard, déformé, pauvre que les autres langues du Nouveau monde.»
L’idéal linguistique n’est donc pas de ce côté. Il n’est toutefois pas davantage du côté de l’Europe, du côté de la France pour ce qui est des Québécois : «Ce n’est pas nous, poursuit Dubuc, qui avons un problème, mais plutôt les Français. Et lorsque Thierry Ardisson se moque du français québécois, il n’est pas branché et urbain. Il reflète tout simplement la rigidité, le conformisme et la sclérose de la société française.» Dubuc adresse un reproche semblable à l’académicien Maurice Druon.
Quel triste sort est le nôtre! Nous voilà incapables de trouver dans le nombre la force de porter fièrement notre bâtardise et obligés, pour trouver grâce à nos propres yeux et à ceux du reste du monde, d’apprendre une langue morte, le français de l’Académie. «Incapables d’imposer leur langue et de la faire accepter, les Québécois, écrit Dubuc, sont obligés de parler deux langues, le québécois dans leur vie quotidienne, et un français plus international pour être compris ailleurs.» Comble de l’aliénation, les normes de ce français international sont définies dans un pays étranger… et « sclérosé ». «Ainsi un petit peuple comme le nôtre n’est pas seulement minoritaire dans son propre pays et sur son continent, il l’est aussi dans son propre espace linguistique.»
Qu’attendons-nous dans ces conditions pour faire de notre anglais doublement bâtard notre langue nationale? Nous y gagnerions la fierté du nombre. Grâce à des visionnaires comme Jean-Marc Léger, nous avons heureusement choisi une autre voie, celle de la francophonie, avec l’espoir justifié d’y trouver à la fois le nombre et un français international qui, s’il subit l’influence de la France – mais pourquoi s’en plaindre – n’est plus défini exclusivement par elle. Sur ce point, tous nos gouvernements depuis le début de la révolution tranquille ont poursuivi la même politique.
La thèse de Dubuc, qui ne laisse place à aucun idéal, renforce un autre courant de pensée, plus niveleur encore, qui vient de trouver un nouveau héros en la personne d’un essayiste appelé Jean Forest. Dans un livre intitulé Pamphlet pour les décrocheurs, il estime « qu’il faut certes apprendre à lire et à écrire à tout le monde, mais en réservant l’apprentissage qui va au-delà des rudiments aux 25% de ceux qui auront un jour à gagner leur pain en écrivant.» À elles seules, selon cet auteur qui réduit les langues à leur utilité la plus élémentaire, les règles absurdes du participe passé seraient responsables de la moitié des décrochages scolaires. Louis Cornellier fait la critique de ce livre dans Le Devoir du 2 septembre. Nous y reviendrons.
À quel désespoir nos deux auteurs succombent-ils donc? À ce désespoir linguistique qui mine insidieusement notre enseignement et qui découle du fait que l’on réduit la langue à un simple outil de communication, au service de la raison instrumentale?
Je suis toujours étonné de constater que dans le discours sur les langues, on évoque si rarement le fait, pourtant évident, qu’elles sont d’abord et avant tout une manifestion de la vie, comme le chant des oiseaux et le coloris des fleurs. Certes les cultures ont ciselé les langues plus qu’elles n’ont harmonisé le chant des oiseaux, mais les cultures sont elles-mêmes des manifestations de la vie, du moins jusqu’au jour où la raison technicienne s’en empare pour les réduire à des outils de communication ou d’identité nationale.
Pourquoi la vie s’accomplit-elle dans une luxuriante et inutile complexité? Pour créer, dirait François Cheng, ces beautés singulières dont nous avons besoin pour survivre au mal. Nous n’en savons rien, répliquera le savant désenchanté. Mais si la vie allait toujours au plus utile et au plus efficace, il lui aurait suffi d’attribuer une fréquence à chaque espèce d’oiseau. Tous les oiseaux auraient alors émis le même bruit à des hauteurs variables.
Les créatures ailées auraient eu leur cri primal comme l’humanité possède aujourd’hui son basic English. Est-il nécessaire d’invoquer de plus savants arguments pour renvoyer à leur culture technicienne tous ceux qui, réduisant les langues à leur utilité élémentaire, déclarent qu’elles ne se justifient que par la puissance des empires dont elles sont le moyen d’expression et qu’il faut libérer les enfants ordinaires du devoir de s’initier à leurs subtilités, ce privilège devant être réservé aux 25% pour qui le bon parler et le bien écrire est un plaisir ou une nécessité.
L’aubépine a des épines, le viorne son voisin n’en a pas. Le a de grâce prend un accent circonflexe, celui de grasse est suivi de deux ss. Si les variations dans les plantes ont des causes, nous les ignorons le plus souvent, ce qui ne nous empêche nullement de jouir de la beauté des fleurs. Il en est de même des caprices d’une langue et c’est l’ensemble de ses caractéristiques irrationnelles qui rend une langue apte à exprimer les sentiments les plus fins. Il y a certes une rationalité dans la syntaxe et l’on dit que celle de la langue française est particulièrement rigoureuse, mais la syntaxe est le squelette de l’arbre et à mesure qu’on s’élève vers les feuilles, comme vers les mots, l’inexplicable reprend le dessus. L’étymologie nous éclaire, mais pour nous renvoyer au mystère d’une origine plus lointaine.
On associe souvent les qualités attribuées à la langue française au fait qu’elle a été fixée par le pouvoir royal au XVIIe siècle, mais on déplore qu’elle ait ainsi été figée, arrêtée dans son mouvement, qui est celui de la vie. Elle a peut-être reçu un supplément de forme, mais rien n’autorise à penser qu’il en est résulté un appauvrissement de la matière première. En créant l’Académie française, Richelieu a voulu laisser sa marque personnelle et celle de toute l’élite du pays sur la langue du peuple français. On pourrait le lui reprocher s’il avait manqué de finesse mais c’était là son moindre défaut. Louis XIV a voulu ensuite faire de la langue de Rabelais un jardin à la française. Ses grammairiens avaient la même mission que ses jardiniers et ses architectes : introduire dans la langue et le paysage l’ordre politique du moment. Faut-il lui en faire reproche puisqu’il choisissait aussi bien ses grammairiens que ses jardiniers, ses peintres, ses poètes et ses musiciens.
Et ce ne fut là qu’un moment important de la langue française. De même que le jardin de Villandry a existé avant celui de Versailles et conserve sur lui à mes yeux une nette supériorité, de même la langue française a fleuri avant qu’on ne la taille avec les ciseaux de Vaugelas. Villon, Ronsard, Montaigne, Rabelais, Agrippa d’Aubigné ont écrit en français bien avant les consignes du roi Soleil. Cette langue est la manifestation de la vitalité d’un peuple, comme l’avaient été les cathédrales et comme le sera plus tard la peinture impressionniste. Les arbustes poussaient d’eux-mêmes au pays de France avant que le Nôtre ne les place en rangées bien ordonnées. Et cet ordre lui-même est une manifestation de la vie. Il existe une logique du vivant : la vie est une complexité croissante, c’est-à-dire un ordre croissant.
Il est vrai que l’abus de la raison peut éteindre la vie. C’est le reproche qu’adressent à la langue de l’Académie tous ceux que ses exigences rebutent. Ils s’appliquent ensuite à en discréditer les règles au nom de l’égalité et de la démocratie. Le laisser-aller dans l’écriture et dans le langage devient alors un idéal politique. Il va de soi qu’en de telles circonstances surgisse un minimaliste de la langue et de l’éducation comme monsieur Jean Forest. Dans la critique qu’il fait de son pamphlet, Louis Cornellier élève heureusement le débat, en rappelant que l’idéal démocratique en éducation n’est pas de ramener tout le monde au plus petit commun dénominateur mais de mettre tout le monde en état de satisfaire aux plus hautes exigences communes de la langue, de la science et de l’art.
Les sophismes de Jean Forest, nous l’avons vu, rejoignent ceux d’Alain Dubuc. Le raisonnement de ce dernier est incomplet. Il nous dit que la langue suit les empires mais il ne répond qu’à la sauvette à la question qu’il soulève ainsi : de ce qu’une langue est forte de la puissance d’un empire s’ensuit-il qu’elle est une haute manifestation de la vie? Le nombre et la richesse de ses locuteurs suffisent-ils à faire sa valeur? L’empire wisigoth a couvert un plus large espace que l’empire athénien du Ve siècle avant Jésus-Christ. Sa langue était-elle pour autant supérieure au grec de Platon, de Sophocle et de Thucydide?
Tout ce que dit notre chroniqueur dans la suite de son texte nous incite hélas! à conclure que non seulement toutes les langues, mais tous les niveaux de langue s’équivalent selon lui.
On ne se soumet pas à la loi du plus fort quand on adopte une langue comme le français, on ne s’incline pas devant Louis XIV, on partage l’admiration de Hume, de Nietzsche et de Rilke pour une belle langue. Et notre faiblesse même devient un avantage si elle nous empêche d’utiliser le grossier prétexte du nombre pour échapper à l’exigeant désir de nous élever jusqu’à un degré supérieur de la vie de notre langue.
Marc-Aurèle, au sommet de l’empire romain, jouissait de tous les avantages de la force et du nombre quant il écrivait en latin; mais pour transmettre ses pensées à la postérité, il a choisi la langue d’un esclave appelé Épictète. Cette langue était le grec ancien. De même il existe toujours aux États-Unis une élite que l’on insulte quand on soutient que l’américain est une langue distincte de l’anglais. François Cheng, Milan Kundera, Andrei Makine, Ionesco, Cioran ont adopté le français comme langue d’écriture pour des raisons semblables à celles qui ont incité Marc-Aurèle à choisir le grec.
Marie Guyard, aussi connue sous le nom de Marie de l’Incarnation, qui a fondé la première école à Québec et donné son nom à l’édifice qui abrite notre ministère de l’Éducation, venait du pays de Descartes et écrivait la même langue. Cette langue est la nôtre. Elle a ses degrés de vitalité et ses degrés de perfection. Nous avons la chance de pouvoir nous élever jusqu’au plus haut. De la même manière il existe chez nos voisins du Sud un anglais de haut niveau, celui par exemple d’Edgar Allan Poe, admiré de Baudelaire qui l’a traduit et, plus proche de nous, dans un autre genre, celui de Steinbeck où l’on retrouve «la saveur d’Homère et de Whitman unie à la profondeur d’Emerson.»
Il existe depuis toujours au Québec une petite élite, en croissance d’ailleurs, dont le français appris à la maison n’a rien à envier à celui des Français du même milieu. C’est cette élite qui a été le modèle et la source d’inspiration de la plupart des Québécois ayant répondu à cet appel de la langue, qui est aussi un appel de la vie.
La question fondamentale déborde le cadre de la langue. Elle est d’ordre métaphysique et elle comporte de subtils aspects psychologiques et politiques. Quand en classe de philosophie, mon professeur a fait naître en moi le désir de lire et de comprendre le poème le plus difficile de la langue française, et le plus beau peut-être aussi, le Cimetière marin de Paul Valéry, il faisait tout simplement à tous les étudiants dans le domaine de la langue le même honneur que notre professeur de musique en nous initiant à Bach. C’est Mallarmé, un auteur encore plus difficile que Valéry, qui a le plus contribué à convaincre François Cheng et André Glucksmann de la qualité de la langue française. Sommes-nous ou non appelés à cette perfection, qui comporte des degrés et qui est aussi la plus haute forme de vie? Les langues, manifestations de la vie, sont aussi des sources de vie.
1- Pascal Covici Jr, The portable Steinbeck, Penguin Books 1971, page XI.