Les trois Nixon contre les trois Brejnev ou la guerre jouée

Jacques Dufresne
Pensée publiée parmi d'autres propos sur le jeu. Voir «Jouer le jeu».
Essayons de penser l'impensable : le président Nixon et son homologue soviétique faisant, après entente, une confession publique; reconnaissant que l'homme n'est pas fondamentalement bon en Amérique du Nord, que la révolution ne l'a pas rendu meilleur de l'autre côté du rideau de fer, et qu'en conséquence il est plus sage de composer les forces opposées que de compter sur leur disparition spontanée; prenant la résolution de bannir de leur vocabulaire tous les euphémismes hypocrites qui le caractérise, de ne plus parler de coexistence pacifique ni d'entreprises de pacification pour désigner la guerre froide ou la guerre coloniale; avouant que leurs peuples respectifs sont animés d'un désir de puissance qu'aucun discours pacifiste ne parviendra jamais à éteindre; admettant que les hommes n'ont guère changé depuis le jour où Thucydide écrivait : " On doit louer ceux qui tout en obéissant à la nature humaine, qui veut qu'on impose sa domination aux autres, n'usent pas néanmoins de tous les droits que leur confère leur puissance du moment";' mettant à profit les témoignages de ce genre pour éviter de dériver, par une résignation prématurée, vers une guerre totale; osant enfin croire qu'entre l'illusion et le fatalisme, qui conduiraient tous deux au même résultat catastrophique, il existe un juste milieu : la guerre réglementée ou jouée.

On se plaît à imaginer la suite. Messieurs Nixon et Brejnev s'inspireraient de la tradition du duel et prendraient exemple sur l'époque où le roi d'Angleterre faisait une guerre propre à son cousin le roi de France. Au lieu de faire de la guerre le mal absolu pour ensuite, en se retournant, en rejeter tout le fardeau sur des peuples innocents, ils la considéreraient comme la règle ultime du jeu politique. Chaque fois que leurs négociations au sujet du partage d'une colonie aboutiraient à une impasse, ils ouvriraient officiellement les hostilités et s'entendraient sur le choix du terrain, des armes et des troupes. Le terrain serait de préférence une zone inhabitée située sur leurs territoires; les armes seraient conventionnelles; les combattants seraient des volontaires ayant suffisamment de privilèges pour assurer la sécurité de leur famille.

On croit rêver. On rêve en fait. Et pourtant, il ne s'agit pas d'un vague projet d'avenir, mais d'une remémoration. Les cités grecques et les nations chrétiennes nous ont laissé de nombreux exemples de guerres réglementées. Comment expliquer qu'on semble avoir perdu jusqu'au souvenir de ces guerres ? Nous sommes dans une civilisation où le réel dépasse la fiction. Comment comprendre que dans une telle civilisation le possible soit devenu rêve ? Où se cache parmi toutes nos sciences cette raison qui triomphait parfois, parce qu'elle n'avait aucune illusion sur elle-même, ce bon sens qui faisait dire à Lord Acton : «Le meilleur moyen de faire de la terre un enfer, c'est de vouloir en faire un paradis» ?

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