Mendel et notre temps

Jacques Dufresne
On dit souvent que le XXIe siècle sera celui de la génétique et des biocrates. Pour cette raison et pour plusieurs autres, j'évoquerai la découverte des lois fondamentales de l'hérédité par Gregor Mendel, ce prêtre de Moravie (Tchécoslavoquie actuelle) qui, après avoir échoué à ses examens d'admission dans l'enseignement supérieur, eut comme destin d'enseigner les sciences naturelles dans les petites classes, à Brno. Il conservait cependant un privilège: jardiner et faire des expériences d'hybridation dans un local attenant à sa salle de cours. Si la génétique moderne a pu prendre forme dans ce modeste laboratoire de campagne, tout est possible en science.

Disons tout de suite que si, à l'époque de Staline, la biologie officielle soviétique avait suivi la voie tracée par Mendel, l'agriculture aurait sans doute été beaucoup plus productive en URSS, de sorte que les bouleversements auxquels nous assistons actuellement n'auraient peut-être pas eu lieu. Dans un tout autre domaine, rappelons aussi que Mendel a contribué plus que tout autre biologiste à démontrer l'égalité entre les sexes en matière de reproduction.

A en juger par de nombreuses apparences, le mâle a un rôle dominant dans la reproduction: il est l'artiste, la forme vient de lui, la femme ne fournit que la matière, elle porte son enfant.

Cette lecture des choses a servi de fondement à diverses théories traditionnelles sur l'hérédité. Au XVIIIe siècle par exemple, la théorie la plus en vogue était celle des préformistes. Tout organisme à naître, pensaient ces derniers, est préformé dans le sperme du père. Ce modèle réduit était appelé homoncule, nom que donne Goethe à l'enfant que Faust veut fabriquer en laboratoire. Certains soutenaient même que le sperme d'Adam contenait, emboîtés les uns dans les autres comme des poupées russes, les homoncules de tous ses descendants.

Ces conceptions fondées sur les apparences étaient aussi profondément ancrées dans les mentalités que celles concernant le rapport des astres entre eux. L'homme était le centre de la reproduction comme la Terre était le centre du monde. Si le fait d'avoir dissipé les apparences en ce qui a trait aux astres a valu à Copernic la réputation que l'on sait - ne parle-t-on pas de révolution copernicienne à son sujet? - celui qui a dévoilé les véritables lois de l'hérédité mérite la même gloire.

Mendel a vécu de 1822 à 1884. Il a commencé ses grands travaux vers 1850. A cette époque la théorie sur l'hérédité la mieux reçue était celle du mélange des sangs telle que l'avait formulée le cousin de Darwin, Galton: la demie du père et de la mère à la première génération, le quart, à la seconde, etc. Cette théorie contredisait l'intuition centrale de Darwin: la transmission héréditaire des avantages d'un animal. C'est l'une des nombreuses raisons pour lesquelles elle a été abandonnée.

Mendel faisait ses expériences sur les plantes, les pois plus précisément. Peut-être cela l'a-t-il aidé à se défaire des préjugés homonculistes. C'est le pollen certes qui courtise le pistil, mais il est porté par le vent ou l'insecte. Son rôle dominant est loin d'être aussi apparent que dans le cas du mâle qui monte la femelle.

On faisait des expériences de croisement sur les plantes depuis longtemps. On obtenait souvent de bons résultats, mais on ne parvenait pas à dégager des lois qui auraient permis d'obtenir ces bons résultats à volonté.

Les pois sur lesquels travaillait Mendel étaient d'une espèce qui se reproduit par auto-fécondation. Mendel eut l'idée de recourir à une pratique déjà connue des botanistes, quoique critiquée par certains représentants de l'Église, l'insémination articielle.1C'est ainsi qu'il a pu marier des plants produisant des pois jaunes avec des plants produisant des pois verts. Résultat, très étonnant: que des pois jaunes. Où était passé le caractère vert?

C'est l'une des questions les plus intéressantes qui aient été posées au cours de l'histoire des sciences. La théorie du mélange des sangs se trouvait refutée.

Cherchant une réponse à sa propre question, Mendel laissa les plants à pois jaunes de la première génération s'auto-féconder. Résultat encore plus étonnant: 3 pois jaunes pour 1 pois vert, en moyenne. Certains parents porteurs de gènes mutés savent par une douloureuse expérience qu'il y a une chance sur trois pour que leurs enfants aient telle maladie héréditaire. La première loi de Mendel s'applique dans ce cas.

Un caractère peut disparaître à une génération et reparaître à la suivante selon les lois mathématiques simples au début mais de plus en plus complexes à mesure que le nombre de caractères en interaction s'accroît.

Mendel ignorait tout des gènes. Il ne les avait pas vus au microscope. La seule interprétation rigoureuse possible de ses expériences l'obligeait à en postuler l'existence. Sur le strict plan intellectuel, son mérite était ainsi beaucoup plus grand que s'il avait pu apercevoir les gènes, au terme d'une dissection par exemple.

On sait aujourd'hui qu'un organisme comme le nôtre compte environ 100000 gènes qui sont autant de segments de la molécule d'ADN présentes dans le noyau de chacune de nos cellules. On sait aussi que ces gènes agissent par couples, que c'est tantôt celui qui vient de la mère qui est dominant, tantôt celui qui vient du père, ce qui exclut une quelconque hiérachie entre les sexes en matière de reproduction.

Les grandes découvertes en science sont en général dans l'air du temps. C'est pourquoi il y a tant de querelles quand vient le temps de déterminer la paternité d'une découverte. Newton par exemple, a fait des bassesses pour prouver que c'est lui et non Leibniz qui avait découvert le calcul intégral et différentiel.

Mendel a publié ses premiers résultats en 1866. C'est seulement en 1900, quarante-quatre ans plus tard, que la science officielle a reconnu qu'il avait raison. De tous les grands savants, Mendel est l'un de ceux qui doit le moins à son entourage. Dans les coins perdus, le génie est plus rare que dans les grands centres, mais il a de fortes chances d'y être plus pur.

A partir de 1900 la génétique se développera rapidement, trop rapidement aux yeux de Lyssenko, le biologiste russe qui eut la faveur de Staline parce qu'il soutint devant lui que, par opposition à l'ancienne approche globale, qui avait encore des partisans, la génétique à la Mendel et à la Morgan2 était incompatible avec le socialisme orthodoxe. On a dit aussi que Lyssenko n'était tout simplement pas assez intelligent pour comprendre les raisonnements subtils de Mendel. Ce qui expliquerait pourquoi il en a voulu, mortellement - c'est le cas de le dire - à son compatriote Vavilov, un savant authentique dont la compétence était reconnue par les grands généticiens du monde entier. Vavilov est mort dans les prisons de Staline en 1940; Lyssenko régna sur la biologie soviétique jusqu'en 1965, année où il fut destitué à son tour, mais avec une douceur qui lui permit de vivre jusqu'en 1976.

Et à cause, entre autres choses, du retard pris par la science soviétique en biologie, les habitants de Kiev et de Moscou font la queue pour obtenir le pain quotidien alors que leur pays devrait normalement exporter du blé.

1. N'est-il pas significatif que l'insémination artificielle ait présidé à la naissance même de la génétique moderne?

2. Morgan est celui qui, le premier, situa des gènes sur les chromosomes.

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