La jungle médiatique

Jacques Dufresne
Prise de position dans le débat sur la forêt boréale suscité par L'erreur boréale, film de Richard Desjardins. Il ne s'agit pas d'une attaque ad hominem mais d'une véritable charge épistémologique, qui s'appuie sur un article de David Paré.
Kairos! L’occasion opportune. L’erreur boréale, le film de Richard Desjardins, a bénéficié d’un tel contexte favorable. Il a réussi là où l’un ou l’autre des grands partis politiques aurait sans doute échoué: lancer un grand débat public sur une question cruciale pour l’avenir du Québec: la gestion de la forêt publique.

Mais pourquoi a-t-il fallu qu’un autre film sur le même sujet, disponible depuis un an, passe inaperçu? À défaut de pouvoir le censurer – le réalisateur, Jean-Louis Frund, ayant refusé qu’on le fasse – on l’a interdit. Nous expliquons plus loin comment les choses se sont passées. Il faut souhaiter que cette affaire permettra d’enrichir et d’élever le débat sur la forêt nordique. Mais il faut d’abord y voir clair et pour y voir clair, il faut aborder le sujet sous quatre angles différents: 1) la cinématographie: quelle est la valeur respective de chacun des deux documentaires sur le double plan esthétique et scientifique? 2) le droit du public à l’information: pourquoi le film de Frund a-t-il été interdit? 3) Les enjeux fondamentaux: l’avenir de la forêt nordique; 4) la perspective historique: le modèle français.

Les deux films en cause
Le film de Jean-Louis Frund est présenté en deux parties. La première partie s’intitule Boréalie I- De neige et de feu. Elle porte sur la forêt boréale comme telle, le sujet étant abordé dans une perspective écologique large, permettant d’explorer un à un les divers stades par lesquels passe le territoire après un incendie, un châblis… ou une coupe à blanc. La seconde partie porte sur le bois lui-même. Il y est question des méthodes d’exploitation de la forêt aussi bien que de ses principaux usages.

Si j’étais membre d’un jury chargé de comparer sur les plans esthétique et scientifique le film de Desjardins au film en deux volets de Frund (Boréalie I et II, 1997), j’accorderais la note 2 au premier et la note 9 au second. J’inverserais les notes par contre si je prenais comme critère l’efficacité de la rhétorique.

Dans son article sur les éco systèmes de la forêt boréale (L'Agora, vol. 7, no 1, 1999), David Paré distingue les divers types de forêts:
«Les naturalistes des XVIIIe et XIXe siècles qui rapportaient de leurs voyages quantité de spécimens de plantes et d’animaux, avaient fait l’observation que les arbres du monde entier avaient une organisation dans l’espace qui rappelait celle des pays sur un globe terrestre. Par exemple, en remontant le fleuve Saint-Laurent, ils ont rencontré des forêts de conifères sur la Côte nord, suivies de forêts mixtes dans Charlevoix et finalement de forêts à dominance de feuillus dans la plaine du Saint-Laurent.»

Cette distinction entre les trois pays forestiers est fondamentale: si on ne la fait pas, on introduit le venin de la confusion au cœur même du propos que l’on s’apprête à développer. Or non seulement Desjardins ne la fait pas, mais il semble plutôt prendre plaisir à passer sans transition d’un pays à l’autre. Il passe aussi d’une époque à l’autre avec la même facilité. Tant et si bien qu’un profane en la matière peut tirer du film la conclusion que l’abattage de chênes dans la vallée du St-Laurent, au XVIIe siècle, par un paysan défricheur, fait partie de la même agression que les coupes à blanc d’aujourd’hui dans le plus nordique des trois pays.
Dans ces conditions, la question de la coupe à blanc, qui est l’objet du film, ne peut pas être posée de façon à ce qu’elle puisse déboucher sur un débat éclairé. Dans le film de Frund, la forêt boréale est toujours et sans ambiguïté identifiée au plus nordique des trois pays. Imaginons un potager où il y aurait pêle-mêle du maïs, des tomates, des haricots et de la laitue. Il serait absurde d’utiliser une machine à récolter le maïs dans de telles conditions. Tous les autres légumes seraient perdus. Là où il n’y a que du maïs par contre, l’usage de la même machine est indiqué.

On peut comparer la forêt boréale, qui s’étend le plus au Nord, à un champ de maïs, et la forêt mixte, celle de Charlevoix en bordure du fleuve, au potager mixte.

Il ne faut toutefois pas attacher trop d’importance à ce point de comparaison. Si la question de la gestion de la forêt est l’objet même du film de Desjardins, elle n’est qu’un thème parmi d’autres dans le film de Frund. Ce cinéaste s’intéresse à la forêt et à la nature en général depuis trente ans et chose remarquable, qui confère une valeur exceptionnelle à ses films, l’artiste qu’il est d’abord et avant tout parvient toujours, souvent avec un extrême bonheur, à associer des données scientifiques précises à des images poétiques. Tel par exemple ce bal de libellules au-dessus d’un marais rempli de larves de moustiques, dont on a appris, un instant plus tôt, qu’elles peuvent filtrer jusqu’à 15 litres d’eau par jour. Vous qui aimez les truites et détestez les maringouins, sachez donc que votre poisson adoré nage dans une eau que l’affreux insecte a purifiée dans une vie antérieure.

La meilleure partie du film de Frund est précisément celle qui porte sur le premier âge de la forêt boréale en résilience. On est étonné d’apprendre que c’est au cours de cet âge, après un incendie et une coupe à blanc, que triomphe la vie. Cent ans plus tard, à la fin du cycle, l’épinette noire aura éliminé presque toutes les autres espèces vivantes, dont se nourrissaient les ours et les oiseaux.

La film de Desjardins ne nous apprend rien de semblable et la qualité des images n’y est en rien comparable à celle des images du film de Frund. Aussi bien, le but visé n’est pas de cet ordre. Desjardins apparaît dans son film comme le bûcheron de la onzième heure. Ne serait-ce qu’à cause de son accent, les bûcherons d’hier et d’aujourd’hui, dont la vie est encore très dure, peuvent s’identifier à lui.

Enfin! les travailleurs de la forêt, d’hier et d’aujourd’hui, ont une voix pour se faire entendre, une voix dont ils sont heureux d’amplifier le message. Même quand ils reconnaissent que la situation s’est grandement améliorée au cours des dernières années, ils en dénoncent les excès au point de donner parfois l’impression qu’ils la rejettent inconditionnellement.

Lors d’un débat sur la forêt où j'ai appris que les droits de coupe, de 12$ en moyenne par mètre cube, rapportaient environ 350 millions chaque année au Québec, un travailleur de la forêt a soutenu que la mesure du volume se faisait à l’aide d’une cinécaméra. Comme, d’autre part, on venait de nous apprendre que ce sont les entreprises elles-mêmes qui sont responsables de la mesure du volume, mon sang de contribuable n’a fait qu’un tour. Heureusement, l’ingénieur forestier qui avait lancé le débat, monsieur Pierre Dubois, celui-là même qui fut le conseiller scientifique de Desjardins, devait rectifier les faits. Le plus souvent, expliqua-t-il, le bois est pesé chaque fois qu’un camion livre une cargaison à l’usine. Ce qui, s’empressa-t-il d’ajouter, ne change rien au fait que les entreprises sont dangereusement exposées à la tentation de faire des erreurs ou des omissions rentables pour elles. Monsieur Dubois a en outre explicité des points qui ne ressortaient pas clairement du film. Il ne s'est pas absolument opposé aux coupes à blanc. Il estime plutôt qu’il faudrait réserver plus d’espace pour les parcs et revoir l’ensemble des règles et des principes en vigueur.

Pour ce qui est de la mesure du bois coupé, j’ai soulevé le problème devant un autre expert. Il m’a appris que la mesure du volume est aussi la base sur laquelle les camionneurs sont payés. Cela apporte une garantie supplémentaire, sans nécessairement éliminer tous risques d’erreurs bien calculées.

Le film de Desjardins a lancé le débat. Succès inespéré sur ce plan. Les entreprises forestières elles-mêmes élèveront peut-être un monument au réalisateur-barde, si l’événement médiatique a pour effet de sortir la population québécoise de son ignorance concernant son propre bien, la forêt; ce qui ne saurait se faire sans un rapprochement entre le grand public et les 1500 chercheurs à l’œuvre dans le secteur forestier, au Québec seulement. Dans ces conditions, la postérité pardonnera au film ses faiblesses. On ne peut pas en même temps donner un coup de poing sur la table et déployer ses doigts un à un.

Mais peut-être ai-je été un peu sévère pour le film de Frund en lui accordant une mauvaise note pour la rhétorique. Les coups de poing sont souvent vite oubliés. Les poèmes durent. Frund a voulu nous faire aimer la forêt boréale en nous faisant découvrir sa merveilleuse complexité et son utilité, à la fois comme richesse naturelle, sans laquelle le Québec serait dans un piteux état, et comme ressource renouvelable aux multiples applications. Il a fait le rêve que cet amour se transformerait en sollicitude pour son objet.

La polémique n’était guère compatible avec le genre qu’il avait choisi. Dans les quatre minutes qu’il a consacrées aux aspects controversés de la question (sur les cent et quelque min du film), il a soutenu qu’une récolte raisonnable, sous forme de coupe à blanc, ne serait pas plus fatale que le feu dans le passé. La forêt boréale a 12,000 ans, rappelle-t-il, et aucun des arbres qui la composent n’a plus de 120 ans. La résilience s’est accomplie au moins 100 fois.

Les enjeux fondamentaux
Il est exclu que, dans le cadre du présent dossier, les principaux enjeux puissent être traités adéquatement. Pour tout ce qui est de la coupe à blanc, et d’une manière plus générale des grandes stratégies d’exploitation et de conservation, je ne puis que renvoyer le lecteur à l'article de à David Paré. Docteur en biologie, David Paré est un spécialiste des sols, lesquels enferment le secret de la résilience. Sa réputation est solidement établie.

Au moment où le film de Desjardins a été lancé, j’étais, à l’égard de la forêt boréale, d’une ignorance dont j’ai de plus en plus en honte à mesure que je m’en éloigne. Sans prétendre à la moindre autorité en la matière, je voudrais, en précisant où j’en suis dans ma compréhension du sujet, montrer qu’il est somme toute assez facile, dans un semblable débat, de passer de l’ignorance absolue à une ignorance étoilée, sinon à une opinion éclairée.

J’ai d’abord rendu visite, l’été dernier, à l’écologiste Claude Arbour, bien connu de tous les lecteurs de L’Agora. Claude vit en pleine forêt au Nord de St-Michel-des-Saints depuis vingt ans. Il n’hésiterait pas, si ses convictions l’incitaient à le faire, à se coucher devant une machine multifonctionnelle. Or c’est lui qui m’a incité à exercer mon esprit critique devant le film de Desjardins et qui m’a invité à regarder ceux de Jean-Louis Frund.

De cinq ans en cinq ans, à chaque nouvelle étape de l’application des politiques établies en 1985, Claude constate des améliorations qui le rendent presque optimiste. Il a construit un vaste réseau de 60 plates-formes pour balbuzards, dans l’espoir de renforcer la présence de cet oiseau dans la région. Les coupeurs d’arbres ont respecté son œuvre, ils y ont même collaboré. Quant aux prélèvements qu’ils ont pratiqués sur les collines entourant le lac Villiers, où il vit, ils sont tels qu’il faut avoir l’œil exercé pour en voir les conséquences quand on canote sur le lac. Les nouvelles machines, qui choisissent un arbre parmi d’autres et le débranchent sur place, lui paraissent constituer un progrès incontestable.

Soulignons au passage le fait que ce procédé, tout-à-fait indiqué là où les arbres sont de taille et d’espèces diverses, cesse de l’être, dans la forêt dite équienne située plus au Nord, celle où tous les arbres ont pratiquement le même âge et la même taille.

Claude, comme la majorité des travailleurs de la forêt qu’il m’a présentés, estime néanmoins que le film de Desjardins va contribuer à améliorer la situation générale.

Mon enquête s’est poursuivie dans des bureaux d’ingénieurs. On dit qu’il y a une surexploitation de la forêt boréale. Voici un chiffre qui pourrait nous inciter à penser le contraire: 68% des arbres de la forêt boréale ont atteint la pleine maturité, laquelle se situe aux environs de 70 ans. Les arbres étant, comme vous et moi, de plus en plus fragiles à mesure qu’ils vieillissent, combien en perdra-t-on chaque année? On sait d’autre part que le feu, les insectes et le vent détruisent plus d’arbres que n’en prélève l’industrie.

Le potentiel de résilience du sol nordique permet-il la cicatrisation des blessures causées par les machines et les méthodes agressives? L’un des experts que j’ai rencontrés, monsieur Gilbert Paillé, propose le défi suivant à ceux qui pensent ainsi: une ballade en hélicoptère au-dessus d’une vaste région du Lac St-Jean où, au cours des cinquante dernières années, l’on a fait, selon les secteurs, des coupes de tous genres, depuis la hache et la sciotte jusqu’aux monstres ayant des roues de trois mètres. L’objectif est de distinguer après dix, vingt ou trente ans de repousse, les secteurs qui ont été victimes d’agression de ceux qui ont été traités avec plus d’égards. Il y a quelques années, le docteur Paillé a mis un groupe de journalistes allemands devant ce défi: aucun ne l’a relevé après 27 heures de survol de la région en hélicoptère.

Les Québécois, propriétaires de la forêt boréale, en tirent-ils tout le profit qu’ils pourraient légitimement en tirer? Non. La raison principale de ce fait n’est toutefois pas le profit excessif des entreprises, mais le fait qu’on ne fait pas assez de transformation sur place.
Pour ce qui est du reboisement – la résilience ne s’opérant parfois qu’avec la collaboration de l’homme – et de la protection de l’environnement, les entreprises ne pourraient-elles pas faire davantage? Oui. Et le prochain plan quinquennal devrait le prouver.
Dans ce domaine, le Québec n’accuse-t-il pas un retard considérable par rapport à la Colombie-Britannique? Oui, mais il y a là-bas un danger à l’horizon qu’il serait peut-être sage de prendre en considération ici. Le soutien financier que le gouvernement de CB apporte aux entreprises pour leur permettre de faire face à leurs obligations irrite les Américains, lesquels répliquent en imposant des taxes sur le bois d’œuvre. Le climat pourrait se détériorer à un point tel que la droite soit portée un jour au pouvoir avec le mandat de privatiser toute la forêt publique de la province.

Du point de vue de l’écologie globale, de l’avenir du climat et de la planète, la question de l’exploitation de la forêt n’est peut-être pas aussi déterminante qu’on incline à le croire. Les Chinois vont-ils devenir des consommateurs aussi voraces que nous, les habitants des pays riches? Voilà la question. Ce qui nous conduit à une interrogation plus radicale encore: est-il vraisemblable que nous nous convertissions massivement à la simplicité volontaire, auquel cas ceux qui rêvent de nous imiter pourraient accepter plus facilement de le faire avec modération?
Il semble bien qu’en ce moment, les vendeurs de plastique, d’acier et de béton soient ceux qui profitent le plus des campagnes contre les vendeurs de bois. Or ces matériaux sont produits à partir de ressources non renouvelables, au prix d’une consommation d’énergie 25 fois plus élevée dans certains cas que celle qu’exige le produit équivalent en bois. De toute évidence, s’il faut consommer moins de bois, il faudrait à plus forte raison consommer moins d’acier et de plastique.

Le droit du public à l’information… perdu dans les coulisses de l’erreur
La jungle médiatique m’aura réservé plus de surprises que la forêt boréale. J’ai voulu savoir pourquoi mes compatriotes, copropriétaires de la forêt boréale, n’avaient pas tous eu, comme moi, la chance de voir le film de Jean-Louis Frund. Je précise que cette chance, il eût été important qu’ils l’aient au moment où le débat étant à son point le plus chaud, l’intérêt pour le sujet était à son maximum.

Pour que les faits que j’ai rassemblés prennent tout leur sens, il faut d’abord que je présente Jean-Louis Frund; l’autre protagoniste, Richard Desjardins, étant déjà bien connu de tous.
Jean-Louis Frund, que son amour de la nature avait rapproché de Félix Leclerc, dont il devint l’ami et auquel il consacra un très beau film, décida de devenir cinéaste naturaliste après un début de carrière qui laissait présager un autre avenir. Comme de nombreux autodidactes, il a toujours eu une soif de connaissances aussi vives que son regret de n’avoir pu l’étancher suffisamment pendant sa jeunesse. Chacun des sujets qu’il a traités, qu’il s’agisse de l’orignal, des oiseaux qu’il peut voir de sa fenêtre ou de la forêt boréale a été l’occasion d’une quête passionnée d’information. Les savants authentiques étant sensibles à cette curiosité humble et enthousiaste, Jean-Louis Frund a pu ainsi mériter l’amitié de Anthony B. Bubenik, un éminent spécialiste des cervidés qui devait ensuite collaborer à la série sur l’orignal. Frund a réalisé un film sur les oies cendrées et il a été l’un des derniers cinéastes à obtenir une interview du père de l’éthologie, Konrad Lorenz, dont il fut également l’ami. En trente ans de carrière, il a réalisé et produit 35 films ayant été diffusés dans 60 pays et ayant touché 150 millions de téléspectateurs. La principale caractéristique de l’ensemble de cette production est le souci constant d’auréoler la précision de l’information par la poésie de l’image. D’où les nombreux prix que Jean-Louis Frund a reçus, parmi lesquels, en 1994, le prix du meilleur film scientifique québécois pour De ma fenêtre.

Voilà donc l’homme dont la dernière œuvre a provoqué l’indignation des censeurs de Télé-Québec: cachons ce film que les Québécois ne sauraient voir… même s’ils en ont payé la plus grande partie et même si, dans le contexte actuel, des données scientifiques solides sur la forêt boréale correspondent à un vif besoin.

Pour la version française, Télé-Québec avait les droits de premier diffuseur pour ce film, suivi de Radio-Canada et de TV 5. La chaîne Discovery avait les droits pour la version anglaise.
Le film a été a été livré à Télé-Québec en mai 1998 et à la chaîne Discovery peu après. La diffusion de la version anglaise a eu lieu dans les délais normaux et sans soulever le moindre problème. À ce moment, Jean-Louis Frund ignorait encore que Radio-Québec avait aussi les droits de premier diffuseur sur un autre film sur le même sujet: L’erreur boréale. Il est impensable et impossible que les responsables de ces deux films au service de programmation de Télé-Québec n’aient pas été en contact étroit.

Si je ne m’abuse, L’erreur boréale a été diffusé le 28 mars 1999 à une heure de grande écoute. La première partie, mais la première partie seulement, du film de Jean-Louis Frund sera diffusée par la suite à une heure quelconque, assortie d’une allusion à L’erreur boréale pouvant inciter le téléspectateur à penser que Jean-Louis Frund partageait les vues de Richard Desjardins.

La seconde partie, traitant du bois et de la gestion de la forêt, n’avait pas encore été diffusée au début d’octobre 99, au moment où le droit de premier diffuseur de Télé-Québec venait à échéance. Radio-Canada pourrait donc le diffuser maintenant.

Télé-Québec a exigé de Jean-Louis Frund qu’il modifie ou supprime la plupart des passages de son film où il adoptait une position semblable à celle de David Paré. Insistant sur le fait qu’il ne s’agissait pas là de ses opinions personnelles, mais d’une synthèse de l’information recueillie auprès de 150 experts, Jean-Louis Frund demanda à Télé-Québec de présenter la liste de ses propres experts et de susciter une rencontre entre les deux groupes. Ipso facto, Jean-Louis Frund s’engageait à modifier sa narration en fonction du consensus qui aurait pu se dégager de la rencontre. La rencontre n’a pas eu lieu. Qui étaient donc les experts de Télé-Québec?
C’est une clause du contrat relative à l’insertion promotionnelle qui fut invoquée pour annuler la présentation du film. Pour faire son film, Jean-Louis Frund a eu besoin d’une commandite du secteur privé représentant 16.26 % de son budget total. Il a obtenu cette commandite de la compagnie Abitibi-Consolidated.

Pour illustrer le fait que le bois est exporté dans tous les pays du monde, Jean-Louis Frund a montré des étiquettes marquées Japon, Inde, etc., sur lesquelles le logo d’Abitibi apparaissait. Abitibi-Consolidated devait de toute façon apparaître dans la liste des commanditaires.
Si pour Télé-Québec il s’agit là d’un crime tel qu’il faille priver les Québécois d’un film de premier ordre, dans un contexte où les thèses opposées ont été largement médiatisées, comment, par exemple, expliquer que les excellentes émissions de Daniel Pinard, qui contiennent souvent des insertions promotionnelles, soient tout de même diffusées? Et faudrait-il reprocher à la chaîne Discovery d’avoir dérogé au code d’éthique des diffuseurs?
Quel est donc l’intérêt de la papetière dans ce cas? Elle vend ses produits à de grandes entreprises du monde entier, que l’on sache, et non aux auditeurs de Télé-Québec. Quelle est dans ce cas la différence entre une insertion promotionnelle et l’insertion du nom du commanditaire dans le générique? L’interdiction ne prend vraiment tout son sens que si l’on fait l’hypothèse qu’aux yeux des autorités de Télé-Québec, Jean-Louis Frund, en acceptant la commandite, avait choisi de devenir partisan des papetières plutôt que de remplir ses obligations de cinéaste scientifique. Il a, en fin de course, accepté de supprimer quatre gros plans où le logo d’Abitibi-Consolidated apparaissait. Télé-Québec n’a pas modifié sa position.
Il faudrait ouvrir un autre débat sur la question des commandites et des insertions promotionnelles. Les unes et les autres prennent de plus en plus d’importance dans les productions culturelles, et même dans la recherche universitaire. Il y a un risque de totalitarisme corporatif à l’horizon qui s’accroît au fur et à mesure que l’État se retire. On en est déjà au point où McGraw-Hill publie des manuels où les données des problèmes de mathématiques sont illustrées par des biscuits Oréo et des hamburgers Burger King.
L’équilibre entre les sources privées et les sources publiques de financement apportait un soutien presque mécanique à l’objectivité. La rupture de cet équilibre en faveur de l’État dans l’ex URSS a eu les effets catastrophiques que l’on sait. Pour éviter qu’une rupture en faveur du privé n’ait des effets semblables, il faudra un supplément de liberté intérieure de la part des individus et de désintéressement de la part des entreprises. Disons seulement, pour les fins du présent dossier, que les financements occultes des produits culturels et de la recherche sont de loin les plus inquiétants. On sait par exemple que le lobby du pétrole a beaucoup investi jadis dans des recherches et des campagnes de presse ayant pour but de minimiser des phénomènes comme l’effet de serre. L’intelligence ne doit pas être soumise à la force, même indirectement. Voilà le grand principe. Il est respecté dans le film de Frund. Tout y est transparent. Loin de constituer une pression indue pour faire accepter les idées de l’auteur, les quelques allusions au commanditaire sont une invitation à regarder le film avec un esprit critique. Interdire un film dans ce cas équivaut à laisser entendre que le réalisateur n’est pas intègre, qu’il a faussé les faits pour plaire à son commanditaire. Cela, les autorités de Télé-Québec devaient le prouver. L’occasion de le faire leur a été fournie par Jean-Louis Frund lui-même. Elles ne l’ont pas saisie. Et elles ont privé le public québécois d’un film dont le moins qu’on puisse dire est qu’il contient une partie de la vérité sur la forêt boréale.

Une solution millénaire
Le hasard a voulu que je découvre l’été dernier les étangs et la forêt de Sologne, au centre de la France. J’ai voulu tout savoir sur cet écosystème qui m’avait d’abord paru naturel, mais dont j’ai vite appris qu’il était artificiel, ou plus précisément qu’il résultait d’une complicité millénaire entre les hommes et les arbres de cette région.

Il m’est apparu évident qu’en sylviculture, comme dans bien d’autres domaines, il nous manque une histoire. Je doute fort pour ma part qu’avec les seuls outils de la science, si bien servie soit-elle par les ordinateurs, nous puissions harmoniser nos rapports avec la forêt, aussi bien que les Solognots ont pu le faire en mille ans d’empirisme.

En Sologne, les coupes, de chênes surtout, ont commencé au IXe siècle. On devait par la suite constater que l’eau s’accumulait dans les vallées. Au sujet de ce qui se passa au cours des siècles suivants, tout ce que j’ai pu apprendre dans les musées du lieu, c’est que les moines avaient largement contribué à la mise en valeur des territoires. On sait que les cisterciens ont éradiqué la malaria dans plusieurs régions de France. Il n’est pas exclu que la Sologne soit l’une de ces régions.

Moines et autres grands propriétaires ont en tout cas vite compris le parti qu’ils pouvaient tirer des propriétés du sol: un sol argileux qui repousse l’eau vers les terres les plus basses au lieu de l’absorber. Pourquoi ne pas transformer ces lacs artificiels en piscicultures? Il suffisait de construire une digue pour obtenir ce résultat. Les méthodes se sont raffinées avec le temps. On a pu construire des chapelets d’étangs se déversant les uns dans les autres. À intervalles réguliers, et à tour de rôle, on vidait les étangs, façon efficace de pratiquer la pêche. On devait le faire assez tôt, tous les 5 ans, pour que les herbes aquatiques ne polluent pas les eaux et ne les rendent pas impropres à la pisciculture. La résilience, dans ce cas, ramène les étangs à leur état primitif de marécage. Une fois l’étang vidé, par contre, les herbes aquatiques deviennent un excellent engrais. Et c’est ainsi qu’on a pu faire pousser du blé dans une région auparavant impropre à l’agriculture. Et puisqu’il s’agit d’un jeu où toutes les formes de vie doivent sortir gagnantes, les poissons, une fois l’étang de nouveau rempli, festoieront à même les reliefs de l’exploitation agricole. Entretemps, on avait évidemment compris qu’il fallait modérer les ardeurs des bûcherons pour assurer l’équilibre général.

Encore fallait-il des marchés pour le poisson et des investisseurs pour créer de nouveaux étangs et pour en assurer la gestion. Les rois de France, en s’établissant dans la vallée de la Loire, allaient créer le marché et les bourgeois de Blois et d’Orléans ne laisseraient pas passer l’occasion de faire de bons investissements. Au XVIe siècle seulement, on a construit 4,000 étangs. La carpe qu’on en tirait était prisée à la table des rois. Le nombre d’étangs est tombé à 2,500 en 1850. On en compte 3,200 aujourd’hui.

Un lent déclin commença à la fin du XVIe siècle avec le départ de la Cour pour Paris. Abandonnés par les hommes, les étangs se dégradèrent et deux siècles plus tard, des fièvres rappelant le paludisme des temps anciens frappèrent la population. Vers 1840, la Sologne avait la réputation d’être la Sibérie française. «On pourrait condamner un Parisien à la Sologne, écrit
Félix Pyat, l’air y est un miasme, l’eau une mare, et la longévité y est impossible comme à l’île Bourbon.»

On parviendra à redresser un peu la situation sous Napoléon III. Aujourd’hui, les étangs sont le paradis des canards et des chasseurs, ce qui permet de faire les investissements requis pour empêcher la situation de se dégrader davantage. Mais en cas de pénurie alimentaire en France, la pisciculture pourrait devenir rentable.

Il y eut toujours des tensions entre les grands propriétaires et leurs employés responsables de l’entretien et de l’exploitation des étangs. On a de bonnes raisons de croire toutefois qu’à la belle époque, les XVe et XVIe siècles, il y eut, de bas en haut de l’échelle sociale, une volonté commune de tirer le meilleur parti possible de ce paysage de forêts et étangs en subtil équilibre. Cette volonté était soutenue par un intérêt perçu comme commun et, au-delà de cet intérêt, un sentiment d’identité et d’appartenance renforcé par l’œuvre commune. Au Québec, seule la convergence d’un ensemble de facteurs de ce genre, convergence qui suppose d’abord une histoire, pourra assurer le meilleur rapport possible avec la forêt boréale. Tant que, à tort ou à raison, les travailleurs de la forêt, et ses propriétaires, les citoyens du Québec, auront le sentiment que les grandes entreprises du secteur ne sont là que pour tirer un profit immédiat de la forêt, sans se soucier de son avenir, les tensions seront fortes au point d’être paralysantes. Mais si au XVe siècle, les bourgeois de Blois ont compris que l’héritage qu’ils transmettaient à leurs enfants dépendait d’une bonne gestion des étangs, pourquoi les actionnaires des papetières ne finiraient-ils pas par comprendre, si ce n’est déjà fait, qu’en soignant la forêt, ils font d’excellents placements à long terme?

Ce sens du long terme, combiné avec la solidarité entre les humains et l’harmonie avec la nature, suppose une vision du monde particulière. Dans le débat sur la forêt boréale, comme dans de nombreux autres débats sur la nature, deux orientions fondamentales, le plus souvent irrationnelles, implicites, mais d’autant plus fortes, déterminent l’opinion à un degré que l’on sous-estime. Les uns ont une véritable adoration pour la nature sauvage et, en dépit du fait qu’ils sont parmi les plus riches de la planète, ils se comportent comme si l’humanité pouvait vivre sans tirer le maximum d’avantages de la nature qui l’entoure. Cette orientation est répandue chez les Américains, qui semblent se plaire à passer de la ville absolue, Manhattan, à la nature absolue, l’Amazonie encore vierge. D’une jungle à l’autre.

L’autre orientation consiste dans une hostilité à l’égard de la nature telle qu’on l’exploite avec une espèce de désespoir suicidaire. Les populations méditerranéennes n’ont pas échappé à ces excès, auxquels tant d’Africains et de Sud-Américains sont réduits en ce moment.
N’est-ce pas la France qui fournit au monde, et aux Québécois en particuliers, le modèle à imiter? La France de de La Fontaine et non celle de Descartes. Cette allusion méchante à Descartes est justifiée par le fait que les Allemands, qui ont su également composer avec leurs forêts, ont une approche beaucoup plus cartésienne que les Français. Leurs forêts sont mieux rangées mais moins diversifiées, plus éloignées de leur état primitif que ne le sont celles de France. Un expert m’a appris que c’est, hélas! le modèle allemand qu’on enseigne le plus dans les écoles d’ingénieurs. Le Québec ne pourrait-il pas devenir une société distincte dans ce domaine?

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