L'avènement du café
De cette explosion étincelante, nul doute que l'honneur ne revienne en partie à l'heureuse révolution du temps, au grand fait qui créa de nouvelles habitudes, modifia les tempéraments même : l'avènement du café.
L'effet en fut incalculable - n'étant pas affaibli, neutralisé, comme aujourd'hui, par l'abrutissement du tabac. On prisait, mais on fumait peu.
Le cabaret est détrôné, l'ignoble cabaret où, sous Louis XIV, se roulait la jeunesse entre les tonneaux et les fines. Moins de chants avinés la nuit. Moins de grands seigneurs au ruisseau. La boutique élégante de causerie, salon plus que boutique, change, ennoblit les moeurs. Le règne du café est celui de la tempérance.
Le café, la sobre liqueur, puissamment cérébrale, qui, tout au contraire des spiritueux, augmente la netteté et la lucidité - le café qui supprime la vague et lourde poésie des fumées d'imagination, qui, du réel bien vu, fait jaillir l'étincelle, et l'éclair de la vérité; le café anti-érotique, imposant 1'alibi du sexe par l'excitation de l'esprit.
Les cafés ouvrent en Angleterre dès Charles II (1669) au ministère de la Cabale, mais n'y prennent jamais caractère. Les alcools, ou les vins lourds, la grosse bière, y sont préférés.
En France, on ouvre des cafés un peu après (1671), sans grand effet. Il y faut la révolution, les libertés au moins de la parole.
Les trois âges du café sont ceux de la pensée moderne; ils marquent les moments solennels du brillant siècle de l'esprit.
Le café arabe la prépare, même avant 1700. Ces belles dames que vous voyez dans les modes de Bonnard humer leur petite tasse, elles y prennent l'arôme du très-fin café d'Arabie. Et de quoi causent-elles? du Sérail de Chardin, de la coiffure à la Sultane, des Mille et une Nuits (1704). Elles comparent l'ennui de Versailles à ces paradis d'Orient.
Bientôt (1710-1720) commence le règne du café indien, abondant, populaire, relativement bon marché. Bourbon, notre île indienne, où le café est transplanté, a tout à coup un bonheur inouï.
Ce café de terre volcanique fait l'explosion de la Régence et de l'esprit nouveau, l'hilarité subite, la risée du vieux monde, les saillies dont il est criblé, ce torrent d'étincelles dont les vers légers de Voltaire, dont les Lettres persanes nous donnent une idée affaiblie. Les livres, et les plus brillants même, n'ont pas pu prendre au vol cette causerie ailée, qui va, vient, fuit insaisissable. C'est ce Génie de nature éthérée que, dans les Mille et une Nuits, l'enchanteur veut mettre en bouteille. Mais quelle fiole en viendra à bout ?
La lave de Bourbon, pas plus que le sable arabique, ne suffisait à la production. Le Régent le sentit, et fit transporter le café dans les puissantes terres de nos Antilles. Deux arbustes du Jardin du Roi, portés par le chevalier de Clieux, avec le soin, l'amour religieux d'un homme qui sentait porter une révolution, arrivèrent à la Martinique, et réussirent si bien que cette île bientôt en envoie par an dix millions de livres. Ce fort café, celui de Saint-Domingue, plein, corsé, nourrissant, aussi bien qu'excitant, a nourri l'âge adulte du siècle, l'âge fort de l'Encyclopédie. Il fut bu par Bouffon, par Diderot, Rousseau, ajouta sa chaleur aux âmes chaleureuses, sa lumière à la vue perçante des prophètes assemblés dans «l'antre de Procope», qui virent au fond du noir breuvage le futur rayon de 89.