Vie de Swammerdam
Association remarquable de dons qui, au premier coup d'oeil, semblent opposés: l'amour du grand et le goût des recherches les plus délicates, la sublimité de tendance et l'analyse obstinée qui voudrait diviser l'atome et ne dit jamais assez. Mais, dans la réalité, ces dons sont-ils si contraires? Nullement. Celui qui a le coeur amoureux de la nature dira qu'ils vont bien ensemble. Rien de grand et rien de petit. Pour qui aime, un simple cheveu vaut autant, souvent plus, qu'un monde.
Il naquit dans un cabinet d'histoire naturelle (1637). Cela fit sa destinée. Ce cabinet, formé par son père, apothicaire d'Amsterdam, était un pêle-mêle, un chaos. L'enfant voulut le ranger et en faire un catalogue. Cette modeste ambition le mena de proche en proche à devenir le plus grand naturaliste du siècle. Son père était un de ces zélés collecteurs, comme on commençait à en voir en Hollande, thésauriseurs insatiables de diverses raretés. Ce n'était pas de tableaux (quoique Rembrandt fût dans sa gloire), ce n'était pas d'antiquités que celui-ci remplissait sa maison. Mais tout ce que les vaisseaux pouvaient rapporter des deux Indes en minéraux, plantes, animaux bizarres et extraordinaires, il l'acquérait à tout prix, l'entassait. Ces merveilles du monde inconnues, en contraste par leur éclat, leur magnificence tropicale, avec le terne climat qui les recevait et la pâle mer du nord, troublèrent le jeune hollandais d'une vive curiosité et de je ne
sais quelle dévotion passionnée de la nature.
Un fort bon peintre hollandais a fait un charmant tableau du jeune Grotius, savant universel à douze ans, entouré d'in-folio, de cartes, de mappemondes, de tous les moyens de l'érudition. Combien j'aurais mieux aimé que ce peintre, ou plutôt Rembrandt, le tout-puissant magicien, nous eût montré le cabinet mystérieux, ce brillant chaos des trois règnes, et le jeune Swammerdam aux prises avec la grande énigme! La foule, le mouvement prodigieux d'Amsterdam, favorisaient sa solitude. Ces Babylone du commerce sont pour le penseur de profonds déserts.
Dans ce muet océan d'hommes d'une activité mercantile, au bord des canaux dormants, il vivait à peu près comme Robinson dans son île. Isolé dans sa famille même qui ne le comprenait guère, il sortait peu du cabinet, et descendait le moins possible dans la boutique paternelle. Toute sa récréation était d'aller chercher des insectes dans ce peu de terre qu'offre la Hollande, hors des eaux. Les prairies mélancoliques, couvertes des troupeaux de Paul Potter, ont, l'été, dans leur chaleur humide, une grande variété de vie animale. Le voyageur en est frappé quand il voit la grue, la cigogne, le corbeau, ailleurs ennemis, que la nourriture abondante réconcilie ici parfaitement et qui la cherchent ensemble en bonne intelligence. Cela donne au paysage un charme particulier. Les bestiaux y ont un air de sécurité placide qu'on ne trouve guère ailleurs.
L'été est court, et de bonne heure prend la gravité de l'automne. Homme et nature, tout y paraît pacifique, harmonisé dans une grande douceur morale et dans un grand sérieux. Tout collecteur qu'était son père, il s'affligeait de voir la jeunesse de Swammerdam se passer ainsi. Il eût voulu faire de son fils un honorable ministre qui brillât dans la controverse, un éloquent prédicateur. Et l'enfant, de plus en plus, semblait devenir muet. Le père, chagrin, de la gloire se rabattit à l'argent. Dans cette capitale de l'or, si fiévreuse et si maladive, nulle carrière plus lucrative que celle de médecin. Là, obstacle tout contraire. Swammerdam entra de grand coeur dans les études médicales, mais à condition de les créer; elles n'existaient pas encore. Or, la base sur laquelle il eût voulu les placer, c'était la création préalable des sciences naturelles. Comment guérir l'homme malade sans connaître l'homme en santé? Et celui-ci, le connaît-on sans étudier à côté les animaux inférieurs qui le traduisent et l'expliquent? Ces mystères si délicats, les voit-on bien avec ses yeux? La faiblesse de ce sens ne nous donne-t-elle pas le change? La création sérieuse de la science supposait une réforme de nos sens et la création de l'optique.
Véritable création. Regardez le microscope. Est-ce une simple lunette? Aux yeux qu'avait l'instrument, Swammerdam ajouta des bras, dont l'un porte le verre et l'autre l'objet. Lui-même il dit, en parlant d'une recherche des plus difficiles, «qu'il avait essayé de se faire aider d'une autre personne, mais que ce secours fait obstacle.»
C'est alors qu'il organisa ce muet homme de cuivre, discret serviteur qui se prête à tout. Grâce à lui, l'observateur dispose de mains supplémentaires et de plusieurs yeux de force différente. De même que les oiseaux font leurs yeux grands ou petits, plus renflés ou moins renflés, pour voir en gros des ensembles, ou percer d'un fin regard le menu détail, Swammerdam créa la méthode du grossissement successif, l'art d'employer des verres de grandeur diverse et de diverse courbure, qui permettent et de voir en masse et d'étudier chaque partie, enfin de revoir l'ensemble pour remettre les parties en place et reconstituer l'harmonie totale.
Était-ce tout? Non; pour observer les choses mortes il faut du temps: mais le temps nous vole ces choses. La mort, qui semble se prêter à l'étude par son immobilité, est trompeuse; elle fixe un moment le masque, et l'objet fond en dessous. Nouvelle création de Swammerdam. Non-seulement il enseigna à voir et à regarder, mais il trouva des moyens pour qu'on pût regarder toujours. Par des injections conservatrices il fixa ces choses éphémères, obligea le temps de faire halte et força la mort de durer. Le czar Pierre, qui, longtemps après, vit chez un de ses disciples le corps charmant, souple et frais, d'un petit enfant avec sa belle carnation, crut que cette rose était vivante, et ne put s'empêcher de l'embrasser.
Tout cela est bientôt dit: mais que ce fut long à faire! Que d'essais! Quels miracles de patience, de délicatesse, de ménagements habiles! à mesure surtout qu'on descend l'échelle de la petitesse, l'insuffisance de nos moyens entrave de plus en plus. Nous ne touchons guère sans briser. Nos doigts énormes ne prennent plus; ils ont ombre, ils font obstacle. Nos instruments sont grossiers pour opérer sur ces atomes; nous les affinons; mais alors comment mettre la pointe invisible dans un invisible objet? Les deux termes en présence nous fuient... la passion seule, l'invincible amour de la vie et de la nature, le dirai-je? Je ne sais quelle tendresse, une sensibilité féminine (dans un mâle génie scientifique), pouvaient en venir à bout. Notre hollandais aimait ces petits êtres. Il craignait tant de les blesser qu'il leur épargnait le scalpel; il évitait tant qu'il pouvait l'acier et préférait l'ivoire, si ferme, mais pourtant si doux!
Il en faisait d'infiniment petites aiguilles aiguisées au microscope, lesquelles ne pouvaient aller vite et l'obligeaient d'observer lentement. Ce respect pour la nature, cette tendresse, eurent d'elle leur récompense. Très-jeune et simple étudiant à l'université de Leyde, il eut sur elle deux prises profondes au plus haut et au plus bas. Le premier il vit et comprit la maternité humaine et la maternité de l'insecte. J'écarte le premier sujet, si délicat et si grand, où il fut en concurrence avec ses maîtres de Leyde. Insistons sur le second. Il disséqua, décrivit les ovaires de l'abeille, les trouva dans le prétendu roi et montra que c'était une reine ou plutôt une mère. Il expliqua de même la maternité de la fourmi. Découverte capitale qui donna le vrai mystère de l'insecte supérieur, nous initia au caractère réel de ces sociétés, qui ne sont point des monarchies, mais des républiques maternelles et de vastes berceaux publics dont chacun élève un peuple.
Le fait le plus général de la vie des insectes, la haute loi de leur existence, c'est la métamorphose. Les changements, obscurs chez les autres êtres, sont très-saillants chez ceux-ci. Les trois âges de l'insecte paraissaient trois êtres. Qui eût osé soutenir que la chenille, avec ce luxe pesant d'organes digestifs qu'elle traîne et ses grosses pattes velues, fût même chose qu'un être ailé, éthéré, le papillon?
Il osa dire, et montra par la plus fine anatomie, que chenilles, nymphes et papillons, c'étaient trois états du même être, trois évolutions naturelles et légitimes de sa vie. Comment l'Europe savante accueillerait-elle cette science nouvelle des métamorphoses? C'était la question. Swammerdam, jeune et sans autorité, sans position d'académie ou d'université, vivait dans son cabinet. Presque rien, de son vivant, ne fut publié de lui, ni même cinquante ans après lui, de sorte que ses découvertes purent circuler, profiter à tous, plus qu'à lui et à sa gloire.
La Hollande resta froide. Des professeurs éminents de l'université de Leyde étaient contre lui et trouvaient mauvais que ce simple étudiant se plaçât par ses découvertes à côté d'eux ou au-dessus. La situation misérable et nécessiteuse où le laissait son père n'était pas faite non plus pour le recommander beaucoup en ce pays. Dans ses travaux assez coûteux, il était soutenu par la générosité de ses amis. à Leyde, c'était son professeur d'anatomie, Van Horn, qui en faisait tous les frais.
Deux académies illustres allaient se former, la société de Londres et notre académie des sciences. Mais la première, spécialement inspirée du génie d'Harvey, élève de Padoue, regardait vers l'Italie; elle adressait ses questions au très-grand et très-exact observateur Malpighi, qui donna, à sa prière, l'anatomie du ver à soie. J'ignore pourquoi ces anglais se détournaient de la Hollande, et n'interrogèrent pas aussi le génie de Swammerdam.
Il ne fut accueilli qu'en France. C'est ici, près de Paris, qu'il fit la première démonstration publique de sa découverte. Son ami, Thévenot, le célèbre voyageur et publicateur de voyages, réunissait chez lui, à Issy, diverses classes de savants, linguistes, orientalistes, et surtout, comme on disait alors, les curieux de la nature. Ce fut la première origine de notre académie des sciences. On peut dire que la révélation du grand hollandais a inauguré son berceau. Un français avait sauvé de l'inquisition les derniers manuscrits de Galilée. Un français encore, Thévenot, soutint Swammerdam de sa bourse et de son crédit. Il eût voulu le fixer à Paris. Et d'autre part, le grand-duc de Toscane l'appelait à Florence. Mais le sort de Galilée parlait assez haut. Même en France, il y avait peu de sûreté. Le mystique Morin fut brûlé à Paris, en 1664, l'année où Molière joua les premiers actes du Tartufe.
Swammerdam, qui justement y était alors, put assister aux deux spectacles. Lui-même, si positif, il se trouvait avoir des tendances singulières au mysticisme. Plus il entrait dans le détail, plus il eût voulu remonter à la source générale de l'amour et de la vie. Effort impuissant qui le consumait. Dès l'âge de trente-deux ans, l'excès du travail, le chagrin, la mélancolie religieuse, le menaient déjà à la mort. Il avait eu de bonne heure les fièvres, si générales dans ce pays de marais, et il ne les ménageait guère. Il observait au microscope chaque jour, de six heures à midi; le reste du temps, écrivait. Et pour ces observations, il cherchait de préférence les jours d'été de forte lumière et de grand soleil; il y restait, tête nue, pour ne pas perdre le moindre rayon, «souvent jusqu'à être inondé, trempé de sueur»; sa vue se fatiguait fort.
Il était déjà en cet état en 1669, quand il publia dans un premier essai le principe de la métamorphose des insectes. Il était sûr d'être immortel, mais d'autant plus en péril de mourir de faim. Son père lui retira désormais toute assistance. Swammerdam, par ses découvertes (vaisseaux lymphatiques, hernies, etc.), avait très-directement avancé la médecine et même la chirurgie, mais il n'était pas médecin.
Il avait, par obéissance, essayé de pratiquer; il ne put continuer et en fit une maladie. Le foyer même lui manqua. Son père ferma la maison, se retira chez son gendre, lui dit de se pourvoir ailleurs et de loger où il pourrait. Un ami riche l'avait souvent prié, supplié de venir demeurer chez lui. Expulsé de la maison paternelle, Swammerdam fit l'effort d'aller chez l'ami et de lui rappeler ses offres; mais il ne s'en souvint plus. Tous les malheurs fondaient sur lui. Pauvre, malade, traînant sur le pavé d'Amsterdam, avec une grosse collection qu'il ne savait où loger, il reçut encore un épouvantable coup, la ruine de son pays... la terre lui manqua sous les pieds.
C'était la funèbre année 1672, où la Hollande parut anéantie sous l'invasion de Louis XIV. Elle n'avait pas, certes, cette patrie, gâté Swammerdam. Mais enfin, c'était la terre natale de la science, de la libre raison, l'asile de la pensée humaine. Et voilà qu'elle s'enfonce engloutie des armées françaises, engloutie de l'océan qu'elle-même appelle à son secours. Elle ne survit qu'en se tuant! Survit-elle? Elle ne sera plus dès lors que l'ombre d'elle-même.
La mélancolie infinie d'un tel changement a eu son peintre et son poète dans Ruysdaël, qui naît et meurt précisément au temps de Swammerdam, et, comme lui, meurt à quarante ans. Lorsque je contemple au Louvre les tableaux inestimables que possède de lui le musée, l'un me fait penser à l'autre. Le petit homme qui suit le triste sentier des dunes à l'approche de l'orage me rappelle mon chasseur d'insectes; et la marine sublime de l'estacade aux eaux rousses, battues si terriblement, électrisées de la tempête, semble une expression dramatique de ces tempêtes morales qu'eut le pauvre Swammerdam quand il écrivait l'éphémère parmi les larmes et les sanglots.
L'éphémère est cette mouche qui naît juste pour mourir, vit une heure unique d'amour. Mais Swammerdam n'avait pas eu cette heure, et il semble qu'il ait passé sa si courte vie dans un parfait isolement. à l'âge de trente-six ans, il touchait déjà à sa fin. Le fonds d'imagination et de tendresse universelle qui était en lui ne pouvait être alimenté par les sèches controverses du temps. En cet état, par hasard, il lui tomba sous la main un livre inconnu, un livre de femme. Cette douce voix lui alla à l'âme, et le consola un peu. Le livre était un des opuscules d'une mystique célèbre du temps, Mlle Bourignon.
Quelque pauvre que fût Swammerdam, il entreprit le pèlerinage de l'Allemagne, où elle était, et y alla voir sa consolatrice. Il en tira un secours très-réel de sortir du moins de sa polémique avec les savants, ses rivaux, d'oublier toute concurrence, et de remettre à Dieu seul sa défense et ses découvertes. Il eût voulu se retirer dans une profonde solitude. Pour cela, il fallait vendre ce cher et précieux cabinet où il avait usé ses jours, mis son coeur, et qui enfin était devenu lui-même. Il lui fallait s'en détacher. à ce prix, il calculait qu'il aurait un revenu qui suffirait à ses besoins; mais ce malheur même et cette séparation qu'il voulait, il ne put l'avoir. Ni en Hollande, ni en France, le cabinet ne trouva d'acheteurs. Peut-être les amateurs riches, qui ne songent qu'au vain éclat, n'y trouvaient pas les espèces brillantes qui nous donnent un plaisir d'enfant. La collection du grand inventeur offrait des choses plus sérieuses, la série, l'enchaînement logique de ses découvertes, cette méthode parlante et vivante qui eût guidé le génie aux découvertes nouvelles. Hélas! Elle périt dispersée.
Malade depuis longtemps, en 1680, soit faiblesse, soit dégoût de la vie et des hommes, il s'enferma, ne voulut plus sortir. Il légua ses manuscrits au seul ami qu'il eût, ami fidèle de toute sa vie, et que lui-même, en mourant, il appelle «incomparable», le français Thévenot. Il mourut à quarante-trois ans.
Qui l'avait tué réellement? Sa science elle-même. Cette trop brusque révélation le frappa et l'emporta. Si Pascal vit près de lui s'ouvrir un abîme imaginaire, que pouvait-il arriver de ce Pascal hollandais qui voyait l'abîme réel et l'approfondissement sans terme de ce monde inattendu? Il ne s'agissait pas ici d'une échelle décroissante de grandeurs abstraites ou d'atomes inorganiques, mais de l'enveloppement successif, du mouvement prodigieux des êtres qui sont l'un dans l'autre. Pour le peu que nous en voyons, chaque animal est la petite planète, le monde qu'habitent des animaux plus petits encore, habités par d'autres plus petits. Et cela, sans fin, sans repos, sauf l'impuissance de nos sens et l'imperfection de l'optique.
Cet infini, entr'ouvert par la main de Swammerdam, tous allaient l'approfondir, incessamment y creuser. Dès ce temps, l'Europe y travaille avec ses tendances diverses. Lewenhoek s'y précipite, y trouve et conquiert des mondes. Le positif italien Malpighi se montre ici le plus audacieux peut-être. Il prouve que l'insecte a un coeur! Ce coeur bat comme le nôtre. On n'a pas loin à aller pour lui donner bientôt une âme... Swammerdam, qui vivait encore, en est terrifié. Il s'effraye de cette pente; il voudrait s'y retenir; il voudrait douter de ce coeur.
Il lui semblait que la science, lancée par lui, précipitée au courant de ses découvertes, le menait à quelque chose de grand et de terrible, qu'il n'aurait pas voulu voir: comme celui qui, se trouvant dans une barque sur l'énorme mer d'eau douce qui va faire la chute du Niagara, se sent dans un mouvement calme, mais invincible et immense, qui le mène, où?... il ne veut pas, il n'ose pas y penser. »