Servitudes de l'ouvrier dépendant des machines
Il arrive dans les travaux manuels qui suivent notre impulsion, que notre pensée intime, s'identifie le travail, le met à son degré, et que l'instrument inerte à qui l'on donne le mouvement, loin d'être un obstacle au mouvement spirituel en devient l'aide et le compagnon. Les tisserands mystiques du moyen âge furent célèbres sous le nom de lollards; parce qu'en effet, tout en travaillant, ils lollaient, chantaient à voix basse, ou du moins en esprit, quelque chant de nourrice. Le rhythme de la navette, lancée et ramenée à temps égaux, s'associait au rhythme du cœur; le soir, il se trouvait souvent qu'avec la toile, s'était tissue, aux mêmes nombres, un hymne, une complainte.
Aussi quel changement pour celui qui est forcé de quitter le travail domestique pour entrer à la manufacture! Quitter son pauvre chez soi, les meubles vermoulus de la famille, tant de vieilles choses aimées, cela est dur, plus dur encore de renoncer à la libre possession de son âme. Ces vastes ateliers tout blancs, tout neufs, inondés de lumière, blessent l'œil accoutumé aux ombres d'un logis obscur. Là, nulle obscurité où la pensée se plonge, nul angle sombre où l'imagination puisse suspendre son rêve; point d'illusion possible, sous un tel jour, qui sans cesse avertit durement de la réalité. Ne nous étonnons pas si nos tisserands de Rouen, nos tisserands français de Londres, ont résisté à cette nécessité, de tout leur courage, de leur stoïque patience, aimant mieux jeûner et mourir, mais mourir au foyer. On les a vus longtemps lutter du faible bras de l'homme, d'un bras amaigri par la faim, contre la fécondité brillante, impitoyable, de ces terribles briarées de l'industrie qui, jour et nuit, poussés par la vapeur, travaillent de mille bras à la fois; à chaque perfectionnement de la machine, son rival infortuné ajoutait à son travail, diminuait de sa nourriture. Notre colonie des tisserands de Londres s'est éteinte ainsi peu à peu. Pauvres gens, si honnêtes, d'une vie si résignée et si innocente, pour qui l'indigence et la faim ne furent jamais une tentation! Dans leur misérable spitalfield, ils cultivaient les fleurs avec intelligence; Londres aimait à les visiter.
J'ai parlé tout à l'heure des tisserands de Flandre au moyen âge, des lollards, béghards, comme on les appelait. L'église, qui souvent les persécuta comme hérétiques, ne reprocha jamais à ces rêveurs qu'une seule chose: l'amour; l'amour exalté et subtil pour l'invisible amant, pour Dieu; parfois aussi l'amour vulgaire, sous les formes qu'il prend dans les centres populeux de l'industrie, vulgaire, et néanmoins mystique, enseignant pour doctrine une communauté plus que fraternelle qui devait mettre un paradis sensuel ici-bas. Cette tendance à la sensualité est la même chez ceux d'aujourd'hui, qui d'ailleurs n'ont pas, pour s'élever au-dessus, la rêverie poétique. Un puritain anglais, qui de nos jours a fait un tableau délicieux du bonheur dont jouit l'ouvrier des manufactures, avoue que la chair s'y échauffe fort et s'y révolte. Cela ne vient pas seulement du rapprochement des sexes, de la température, etc. Il y a une cause morale. C'est justement parce que la manufacture est un monde de fer, où l'homme ne sent partout que la dureté et le froid du métal, qu'il se rapproche d'autant plus de la femme, dans ses moments de liberté. L'atelier mécanique, c'est le règne de la nécessité, de la fatalité. Tout ce qui y entre de vivant, c'est la sévérité du contre-maître; on y punit souvent, on n'y récompense jamais. L'homme se sent là si peu homme, que dès qu'il en sort, il doit chercher avidement la plus vive exaltation des facultés humaines, celle qui concentre le sentiment d'une immense liberté dans le court moment d'un beau rêve. Cette exaltation, c'est l'ivresse, surtout celle de l'amour.
Malheureusement, l'ennui, la monotonie à laquelle ces captifs éprouvent le besoin d'échapper, les rendent, dans ce que leur vie a de libre, incapables de fixité, amis du changement. L'amour, changeant toujours d'objet, n'est plus l'amour, ce n'est plus que débauche. Le remède est pire que le mal; énervés par l'asservissement du travail, ils le sont encore plus par l'abus de la liberté. Faiblesse physique, impuissance morale. Le sentiment de l'impuissance est une des grandes misères de cette condition. Cet homme, si faible devant la machine et qui la suit dans tous ses mouvements, il dépend du maître de la manufacture, et dépend plus encore de mille causes inconnues qui d'un moment à l'autre peuvent faire manquer l'ouvrage et lui ôter son pain. Les anciens tisserands, qui pourtant n'étaient pas, comme ceux-ci, les serfs de la machine, avouaient humblement cette impuissance, l'enseignaient, c'était leur théologie: «Dieu peut tout, l'homme rien.» Le vrai nom de cette classe, c'est le premier que l'Italie leur donne au moyen âge: humiliati. Les nôtres ne se résignent pas si aisément. Sortis des races militaires, ils font sans cesse effort pour se relever, ils voudraient rester hommes. Ils cherchent, autant qu'ils peuvent, une fausse énergie dans le vin. En faut-il beaucoup pour être ivre? Observez au cabaret même, si vous pouvez surmonter ce dégoût: vous verrez qu'un homme en état ordinaire, buvant du vin non frelaté, boirait bien davantage, sans inconvénient. Mais, pour celui qui ne boit pas de vin tous les jours, qui sort énervé, affadi par l'atmosphère de l'atelier, qui ne boit, sous le nom de vin, qu'un misérable mélange alcoolique, l'ivresse est infaillible.
Extrême dépendance physique, réclamations de la vie instinctive qui tournent encore en dépendance, impuissance morale et vide de l'esprit, voilà les causes de leurs vices. Ne la cherchez pas tant, comme on fait aujourd'hui, dans les causes extérieures, par exemple, dans l'inconvénient que présente la réunion d'une foule en un même lieu: comme si la nature humaine était si mauvaise que pour se gâter tout à fait, il suffit de se réunir. Voilà nos philanthropes, sur cette belle idée, qui travaillent à isoler les hommes, à les murer, s'ils peuvent; ils ne croient pouvoir préserver ou guérir l'homme moral, qu'en lui bâtissant des sépulcres.
Cette foule n'est pas mauvaise en soi. Ses désordres dérivent en grande partie de sa condition, de son assujettissement à l'ordre mécanique qui pour les corps vivants est lui-même un désordre, une mort, et qui par cela provoque, dans les rares moments de liberté, de violents retours à la vie. Si quelque chose ressemble à la fatalité, c'est bien ceci. Comme elle pèse durement, presque invinciblement, cette fatalité, sur l'enfant et la femme! Celle-ci qu'on plaint moins, est peut-être encore plus à plaindre; elle a double servage; esclave du travail, elle gagne si peu de ses mains qu'il faut que la malheureuse gagne aussi de sa jeunesse, du plaisir qu'elle donne. Vieille, que devient-elle? ... la nature a porté une loi sur la femme, que la vie lui fût impossible, à moins d'être appuyée sur l'homme.
Dans la violence du grand duel entre l'Angleterre et la France, lorsque les manufacturiers anglais vinrent dire à M Pitt que les salaires élevés de l'ouvrier les mettaient hors d'état de payer l'impôt, il dit un mot terrible: «prenez les enfants.»ce mot-là pèse lourdement sur l'Angleterre, comme une malédiction. Depuis ce temps, la race y baisse; ce peuple, jadis athlétique, s'énerve et s'affaiblit; qu'est devenue cette fleur de teint et de fraîcheur qui faisait tant admirer la jeunesse anglaise? ... fanée, flétrie... On a cru M Pitt, on a pris les enfants.
Profitons de cette leçon. Il s'agit de l'avenir; la loi doit être ici plus prévoyante que le père; l'enfant doit trouver, au défaut de sa mère, une mère dans la patrie. Elle lui ouvrira l'école comme asile, comme repos, comme protection contre l'atelier. Le vide de l'esprit, nous l'avons dit, l'absence de tout intérêt intellectuel est une des causes principales de l'abaissement de l'ouvrier des manufactures. Un travail qui ne demande ni force ni adresse, qui ne sollicite jamais la pensée! Rien, rien, et toujours rien! ... nulle force morale ne tiendrait à cela! L'école doit donner au jeune esprit qu'un tel travail ne relèvera pas, quelque idée haute et généreuse qui lui revienne dans ces grandes journées vides, le soutienne dans l'ennui des longues heures.