Du café
LA QUESTION POSEE
L'absorption de cinq substances, découvertes depuis environ deux siècles et introduites dans l'économie humaine, a pris depuis quelques années des développements si excessifs, que les sociétés modernes peuvent s'en trouver modifiées d'une manière inappréciable.
Ces cinq substances sont :
1° L'eau-de-vie ou alcool, base de toutes les liqueurs, dont l'apparition date des dernières années du règne de Louis XIV, et qui furent inventées pour réchauffer les glaces de sa vieillesse.
2° Le sucre. Cette substance n'a envahi l'alimentation populaire que récemment, alors que l'industrie française a su la fabriquer en grandes quantités et la remettre à son ancien prix, lequel diminuera certes encore, malgré le fisc, qui la guette pour l'imposer.
3° Le thé, connu depuis une cinquantaine d'années.
4° Le café. Quoique anciennement découvert par les Arabes, l'Europe ne fit un grand usage de cet excitant que vers le milieu du dix-huitième siècle.
5° Le tabac, dont l'usage par la combustion n'est devenu général et excessif que depuis la paix en France.
Examinons d'abord la question, en nous plaçant au point de vue le plus élevé.
Comme l'a fort bien observé Brillat-Savarin, le café met en mouvement le sang, en fait jaillir les esprits moteurs ; excitation qui précipite la digestion, chasse le sommeil, et permet d'entretenir pendant un peu plus longtemps l'exercice des facultés cérébrales.
Je me permets de modifier cet article de Brillat-Savarin par des expériences personnelles et les observations de quelques grands esprits.
Le café agit sur le diaphragme et les plexus de l'estomac, d'où il gagne le cerveau par des irradiations inappréciables et qui échappent à toute analyse ; néanmoins, on peut présumer que le fluide nerveux est le conducteur de l'électricité que dégage cette substance qu'elle trouve ou met en action chez nous. Son pouvoir n'est ni constant ni absolu. Rossini a éprouvé sur lui-même les effets que j'avais déjà observés sur moi.
- Le café, m'a-t-il dit, est une affaire de quinze ou vingt jours ; le temps fort heureusement de faire un opéra.
Le fait est vrai. Mais le temps pendant lequel on jouit des bienfaits du café peut s'étendre. Cette science est trop nécessaire à beaucoup de personnes pour que nous ne décrivions pas la manière d'en obtenir les fruits précieux.
Vous tous, illustres chandelles humaines, qui vous consumez par la tête, approchez et écoutez l'Evangile de la veille et du travail intellectuel.
1° Le café concassé à la turque a plus de saveur que le café moulu dans un moulin.
Dans beaucoup de choses mécaniques relatives à l'exploitation des jouissances, les Orientaux l'emportent de beaucoup sur les Européens : leur génie, observateur à la manière des crapauds, qui demeurent des années entières dans leurs trous en tenant leurs yeux d'or ouverts sur la nature comme deux soleils, leur a révélé par le fait ce que la science nous démontre par l'analyse. Le principe délétère du café est le tannin, substance maligne que les chimistes n'ont pas encore assez étudiée. Quand les membranes de l'estomac sont tannées ou quand l'action du tannin particulier au café les a hébétées par un usage trop fréquent, elles se refusent aux contractions violentes que les travailleurs recherchent. De là, des désordres graves si l'amateur continue. Il y a un homme à Londres que l'usage immodéré du café a tordu comme ces vieux goutteux noués. J'ai connu un graveur de Paris qui a été cinq ans à se guérir de l'état où l'avait mis son amour pour le café. Enfin, dernièrement, un artiste, Chenavard, est mort brûlé. Il entrait dans un café comme un ouvrier entre au cabaret, à tout moment. Les amateurs procèdent comme dans toutes les passions ; ils vont d'un degré à l'autre, et, comme chez Nicolet, de plus en plus fort jusqu'à l'abus. En concassant le café, vous le pulvérisez en molécules de formes bizarres que retiennent le tannin et dégagent seulement l'arome. Voilà pourquoi les Italiens, les Vénitiens, les Grecs et les Turcs peuvent boire incessamment sans danger, du café que les Français traitent de cafiot, mot de mépris. Voltaire prenait de ce café-là.
Retenez donc ceci. Le café a deux éléments : l'un, la matière extractive, que l'eau chaude ou froide dissout, et dissout vite, lequel est le conducteur de l'arome ; l'autre, qui est le tannin, résiste davantage à l'eau, et n'abandonne le tissu aréolaire qu'avec lenteur et peine. D'où cet axiome :
V
LAISSER L'EAU BOUILLANTE, SURTOUT LONGTEMPS, EN CONTACT AVEC LE CAFE, EST UNE HERESIE ; LE PREPARER AVEC DE L'EAU DE MARC, C'EST SOUMETTRE SON ESTOMAC ET SES ORGANES AU TANNAGE.
2° En supposant le café traité par l'immortelle cafetière à la de Belloy et non pas du Belloy (celui aux méditations de qui nous devons cette méthode étant le cousin du cardinal, et, comme lui, de la famille très ancienne et très illustre des marquis de Belloy), le café a plus de vertu par l'infusion à froid que par l'infusion d'eau bouillante ; ce qui est une seconde manière de graduer ses effets.
En moulant le café, vous dégagez à la fois l'arome et le tannin, vous flattez le goût et vous stimulez les plexus, qui réagissent sur les mille capsules du cerveau.
Ainsi, voici deux degrés : le café concassé à la turque, le café moulu.
3° De la quantité de café mis dans le récipient supérieur, du plus ou moins d'eau, dépend la force du café ; ce qui constitue la troisième manière de traiter le café.
Ainsi, pendant un temps plus ou moins long, une ou deux semaines au plus, vous pouvez obtenir l'excitation avec une, puis deux tasses de café concassé d'une abondance graduée, infusé à l'eau bouillante.
Pendant une semaine, par l'infusion à froid, par la mouture du café, par le foulage de la poudre et par la diminution de l'eau, vous obtenez encore la même dose de force cérébrale.
Quand vous avez atteint le plus grand foulage et le moins d'eau possible, vous doublez la dose en prenant deux tasses ; puis quelques tempéraments vigoureux arrivent à trois tasses. On peut encore aller ainsi quelques jours de plus.
Enfin, j'ai découvert une horrible et cruelle méthode, que je ne conseille qu'aux hommes d'une excessive vigueur, à cheveux noir et durs, à peau mélangée d'ocre et de vermillon, à mains carrées, à jambes en forme de balustres comme ceux de la place Louis XV. Il s'agit de l'emploi du café moulu, foulé, froid et anhydre (mot chimique qui signifie peu d'eau ou sans eau) pris à jeun. Ce café tombe dans votre estomac, qui, vous le savez par Brillat-Savarin, est un sac velouté à l'intérieur et tapissé de suçoirs et de papilles ; il n'y trouve rien, il s'attaque à cette délicate et voluptueuse doublure, il devient une sorte d'aliment qui veut ses sucs ; il les tord, il les sollicite comme une pythonisse appelle son dieu, il malmène ces jolies parois comme un charretier qui brutalise de jeunes chevaux ; les plexus s'enflamment, ils flambent et font aller leurs étincelles jusqu'au cerveau. Dès lors, tout s'agite : les idées s'ébranlent comme les bataillons de la grande armée sur le terrain d'une bataille, et la bataille a lieu. Les souvenirs arrivent au pas de charge, enseignes déployées ; la cavalerie légère des comparaisons se développe par un magnifique galop ; l'artillerie de la logique accourt avec son train et ses gargousses ; les traits d'esprit arrivent en tirailleurs ; les figures se dressent ; le papier se couvre d'encre, car la veille commence et finit par des torrents d'eau noire, comme la bataille par sa poudre noire. J'ai conseillé ce breuvage ainsi pris à un de mes amis qui voulait absolument faire un travail promis pour le lendemain : il s'est cru empoisonné, il s'est recouché, il a gardé le lit comme une mariée. Il était grand, blond, cheveux rares ; un estomac de papier maché, mince. Il y avait de ma part manque d'observation.
Quand vous en êtes arrivé au café pris à jeun avec les émulsions superlatives, et que vous l'avez épuisé, si vous vous avisiez de continuer, vous tomberiez dans d'horribles sueurs, des faiblesses nerveuses, des somnolences. Je ne sais pas ce qui arriverait : la sage nature m'a conseillé de m'abstenir, attendu que je ne suis pas condamné à une mort immédiate. On doit se mettre alors aux préparations lactées, au régime du poulet et des viandes blanches ; enfin, détendre la harpe, et rentrer dans la vie flâneuse, voyageuse, niaise et cryptogamique des bourgeois retirés.
L'état où vous met le café pris à jeun dans les conditions magistrales, produit une sorte de vivacité nerveuse qui ressemble à celle de la colère : le verbe s'élève, les gestes expriment une impatience maladive ; on veut que tout aille, trottent les idées ; on est braque, rageur pour des riens, on arrive à ce variable caractère du poète tant accusé par les épiciers ; on prête à autrui la lucidité dont on jouit. Un homme d'esprit doit alors se bien garder de se montrer ou de se laisser approcher. J'ai découvert ce singulier état par certains hasards qui me faisaient perdre sans travail l'exaltation que je me procurais. Des amis, chez qui je me trouvais à la campagne, me voyaient hargneux et disputailleur, de mauvaise foi dans les discussions. Le lendemain, je reconnaissais mes torts, et nous en cherchions la cause. Mes amis étaient des savants du premier ordre, nous l'eûmes bientôt trouvée : le café voulait une proie.
Non seulement ces observations sont vraies et ne subissent d'autres changements que ceux qui résultent des différentes idiosyncrasies, mais elles concordent avec les expériences de plusieurs praticiens, au nombre desquels est l'illustre Rossini, l'un des hommes qui ont le plus étudié des lois du goût, un héros digne de Brillat-Savarin.
OBSERVATION.- Chez quelques natures faibles, le café produit au cerveau une congestion sans danger ; au lieu de se sentir activées, ces personnes éprouvent de la somnolence, et disent que le café les fait dormir. Ces gens peuvent avoir des jambes de cerf, des estomacs d'autruche, mais ils sont mal outillés pour les travaux de la pensée. Deux jeunes voyageurs, M.M. Combes et Tamisier, ont trouvé les Abyssiniens généralement impuissants : les deux voyageurs n'hésitent pas à regarder l'abus du café, que les Abyssiniens poussent au dernier degré, comme la cause de cette disgrâce. Si ce livre passe en Angleterre, le gouvernement anglais est prié de résoudre cette grave question sur le premier condamné qu'il aura sous la main, pourvu que ce ne soit ni une femme ni un vieillard.
Le thé contient également du tannin, mais le sien a des vertus narcotiques ; il ne s'adresse pas au cerveau ; il agit sur les plexus seulement et sur les intestins qui absorbent plus spécialement et plus rapidement les substances narcotiques. La manière de le préparer est absolue. Je ne sais pas jusqu'à quel point la quantité d'eau que les buveurs de thé précipitent dans leur estomac doit être comptée dans l'effet obtenu. Si l'expérience anglaise est vraie, il donnerait la morale anglaise, les mises au teint blafard, les hypocrisies et les médisances anglaises ; ce qui est certain, c'est qu'il ne gâte pas moins la femme au moral qu'au physique. Là où les femmes boivent du thé, l'amour est vicié dans son principe ; elles sont pâles, maladives, parleuses, ennuyeuses, prêcheuses. Pour quelques organisations fortes, le thé fort et pris à grandes doses procure une irritation qui verse des trésors de mélancolie ; il occasionne des rêves, mais moins puissants que ceux de l'opium, car cette fantasmagorie se passe dans une atmosphère grise et vaporeuse. Les idées sont douces autant que le sont les femmes blondes. Votre état n'est pas le sommeil de plomb qui distingue les belles organisations fatiguées, mais une somnolence indicible qui rappelle les rêvasseries du matin. L'excès du café, comme celui du thé, produit une grande sécheresse dans la peau qui devient brûlante. Le café met souvent en sueur et donne une violente soif. Chez ceux qui arrivent à l'abus, la salivation est épaisse et presque supprimée.