L'aurore boréale

Jules Michelet
Extrait de l'ouvrage intitulé La montagne (première partie, chapitre XII) (1868)
D'abord un rideau sombre s'élève, des brumes violettes, mais assez transparentes pour voir les étoiles à travers. Plus haut, une lueur d'incendie. Lueur? Bientôt lumière. Un grand arc lumineux apparaît les deux pieds posés sur le sombre horizon.

L'arc s'élève lentement, toujours plus lumineux. Des observations et calculs de Bravais, il résulterait qu'il monte aux limites extrêmes de l'atmosphère, plus de vingt-cinq lieues de hauteur, et peut-être à cinquante lieues. Hauteur prodigieuse, celle de la région où l'étoile filante, le bolide, deviennent lumineux et incandescents. Certes, rien de si grand ne se voit en ce monde.

Rien de plus solennel. La terre entière assiste, on peut le dire; elle est spectateur et acteur. La veille, ou plusieurs heures d'avance, sa préoccupation est partout constatée par l'aiguille aimantée. Dans tout l'hémisphère boréal, l'aiguille est émue, agitée, et même de l'un à l'autre pôle. Lorsque le phénomène se passe au pôle austral, jusqu'au nôtre on est averti.

Mais voilà que dans l'arc majestueux d'un jaune pâle, dans sa paisible ascension, éclate comme une effervescence. Il se double, se triple, on en voit souvent jusqu'à neuf. Ils ondulent. Un flux et reflux de lumière les promène comme une draperie d'or qui va, vient, se plie, se replie.

Est-ce tout? Le spectacle s'anime. De longues colonnes. lumineuses, des jets, des rayons sont dardés, impétueux, rapides, changeant du jaune au pourpre, du rouge à l'émeraude.

Ils jouent? ou se combattent? Les premiers qui les virent, nos vieux navigateurs, croyaient y voir un bal. Pour un oeil pénétrant, un coeur plus attentif aux émotions de la nature, c'est tout un drame. On n'y peut méconnaître le frémissement d'âmes captives, leurs profondes palpitations. Puis des alternatives, des appels, des répliques violentes, des oui, des non, des défis, des combats; des victoires et des défaillances. Parfois des attendrissements, comme ceux de la fille des mers, qui flamboie la nuit, la Méduse, quand tour à tour sa lampe rougit, languit, pâlit.

Un témoin tout ému paraît prendre à ce drame une vive part, l'aiguille aimantée. Par ses agitations elle correspond visiblement et s'intéresse à tout, en exprime les phases, les crises, les péripéties. Elle paraît troublée, effarée, affolée (c'est le mot qu'emploient les marins).

Mais personne n'est calme à voir cela. Un si prodigieux mouvement sans aucun bruit, cela paraît moins nature que magie. Dans les lugubres lieux d'où l'on voit le spectacle, il n'est pas égayant, mais d'un effet funèbre.

Quelle en sera l'issue? La terre est inquiète. Qui vaincra, qui l'emportera de ces lumières vivantes? Les deux pôles se le sont demandé.

Il est onze heures du soir. Voici le grand moment. Le combat s'harmonise. Les lumières ont lutté assez. Elles s'entendent, se pacifient et s'aiment. Elles montent ensemble dans la gloire. Elles se transfigurent en sublime éventail, en coupole de feu, sont comme la couronne d'un divin hyménée.

A l'âme terrestre, magnétique, reine du Nord, l'autre s'est mêlée, l'électrique, la vie de l'Équateur. Elles s'embrassent, et c'est la même âme.

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