L'agriculture du troisième genre
Je comprends aujourd'hui qu'une telle étape était nécessaire. La coopérative de Sainte-Élisabeth appartenait encore à l'époque coloniale. Elle enrichissait sans doute plus les marchands de Montréal, qui exportaient ensuite le beurre en Grande-Bretagne, que les cultivateurs de la région. Qu'il ait fallu à un moment de notre histoire créer des géants comme Agropur, tout en misant sur le sens de la coopération des Québécois, cela me paraît indiscutable. Qu'il faille conserver de tels géants et même les renforcer dans certains cas, cela me paraît aussi indiscutable.
Et j'avoue que si Joliette avait été préférée à Granby comme Mecque laitière, nous aurions sans doute trouvé la rationalité des agronomes plus raisonnable. C'était la forme que devait prendre le progrès. Centralisation, capitaux, science, technique, productivité, rationalité, tous ces grands mots formaient le cortège de la modernisation. Et ce cortège, il fallait le suivre. Ni mes parents, ni ceux que nous appelions les patrons, c'est-à-dire les cultivateurs membres de la coopérative, n'ont opposé de véritable résistance.
(Est-ce qu'il y a dans cette salle des membres de la coopérative de Granby? Est-ce qu'on vous appelle encore patrons?)
Depuis ce temps, en agriculture comme en de nombreux autres domaines, on oppose le moderne au traditionnel, avec bien entendu un préjugé favorable au moderne. Vous aurez noté que les petites écoles ont disparu en même temps que les petites coopératives, les petites épiceries, les petites boucheries, etc
Au cours des deux dernières décennies, il s'est toutefois produit une série de phénomènes qui, sans nous ramener à une tradition impossible à recréer, pourraient réserver quelques surprises désagréables aux obstinés de la modernité.
Dans tous les domaines, la modernisation a bénéficié de la foi que les gens avait dans la science, elle-même considérée comme condition du progrès. C'était l'époque où bien des disciplines, perçues auparavant comme des arts, l'éducation par exemple, se sont données une image de science: les facultés des sciences de l'éducation sont apparues à ce moment là.
Heureusement l'esprit critique était déjà à l’œuvre et l'on a vite compris que les institutions et les innovations, qui semblaient être de purs produits de la science et de la raison, sont apparues comme étant des phénomènes sociaux et culturels contenant leur part de mythe, d'irrationnel, comme ceux des époques précédentes.
Dans ce contexte, les prétentions de la médecine à la scientificité ont été ébranlées par des auteurs comme Ivan Illich, notamment. Au cours de la décennie 1980, on faisait des pontages coronariens en quantité industrielle, mais aucune démonstration de l'efficacité de cette coûteuse intervention n'avait été faite. On savait au contraire que dans la plupart des cas les lésions réapparaissaient dans les six mois après l'opération; laquelle avait cependant comme effet, sans que l'on sache pourquoi, de supprimer la souffrance angoissante liée à ce qu'on appelait l'angine. Pourquoi, dans ces conditions, y avait-il trois fois plus de pontages aux États-Unis qu'en France?
À l'époque de mes lectures sur ces questions, les silos dans les fermes m'apparaissaient aussi mythiques que les pontages. On connaissait déjà des techniques semblables qui ne coûtaient rien, des monticules recouverts de plastique par exemple, mais aucune de ces techniques n'avait la puissance symbolique de ces grands phallus bleus dominant le paysage. Le psychanalyste que je suis à l'occasion a été fasciné, vous le comprendrez, par les boules blanches qu'il a vues apparaître en lieu et place des silos.
Les normes d'hygiène, dont on s'est si souvent servi pour justifier la centralisation en agriculture, ne m'ont pas davantage paru d'une parfaite rationalité. Je me suis souvent demandé si les polluants naturels n'avaient pas été remplacés par des polluants artificiels tels, par exemple, les résidus de détergents chimiques dans les tuyaux chromés des nouvelles fermes. Et que dire des tuyaux de plastique dans les érablières? Quelle fut, quelle est encore la part des modes et des techniques de marketing dans tout cela?
Pourtant c'est cela et rien d'autre que nos gouvernements ont subventionné sous prétexte que la science et le progrès étaient de ce côté.
Voici une histoire vraie, à laquelle j'ai été associé de très près, qui montre bien comment les choses se sont passées en réalité, qui montre aussi comment la science peut servir d'autres types d'agriculture.
La saga de l'allicin
Ramenons nos calendriers à 1981-82. Il y a eu à ce moment une grave épidémie d'hémophilus dans les porcheries de toutes les régions du Québec. L'année précédente, une épidémie semblable avait contraint les autorités du Danemark (peut-être était-ce la Hollande) à ordonner l'abattage de tous les porcs du pays. Une solution semblable aurait coûté des centaines de millions au Québec, mais pour notre bonheur, un jeune vétérinaire particulièrement brillant, avait découvert en Italie un antibiotique efficace contre l'hémophilus.
À ce moment, j'avais une tribune dans le journal Le Devoir. Le jeune vétérinaire en question, Jacques Laberge, est venu me rencontrer pour me faire part de ses inquiétudes. Ce n'est pas l'épidémie qui le préoccupait, puisqu'elle était en régression, mais la quantité d'antibiotiques déversés dans les porcheries. Quelques années auparavant, un chercheur japonais avait découvert que la résistance acquise dans une bactérie vivant dans un animal peut être communiquée à une bactérie active chez les humains. Déjà à ce moment, l'abus des antibiotiques dans l'élevage industriel constituait un danger pour l'espèce humaine et pour les animaux eux-mêmes, bien entendu. Le docteur Jacques Laberge m'a alors appris qu'on utilisait les antibiotiques, à la fois comme stimulant de croissance, comme remède préventif et comme remède curatif. Comme il venait lui-même d'ajouter des doses massives d'antibiotiques curatifs (pour lutter contre l’hémophilus) à ceux qui avaient déjà été utilisés à d'autres fins dans les porcheries du Québec, il avait de bonnes raisons d'être inquiet.
Je m'intéressais depuis longtemps à la médecine naturelle et depuis quelques années aux médecines douces. C'est ainsi que j'ai mis le docteur Jacques Laberge sur la piste des antibiotiques naturels, ou peut-être l'ai-je seulement encouragé à aller dans une direction qu'il avait lui-même entrevue. Au cours des décennies 1930 et 1940, on avait fait de nombreuses recherches sur les antibiotiques naturels; on avait en effet compris que certaines bactéries auraient depuis longtemps recouvert la planète si elles n'avaient pas toujours eu des ennemis dans la nature. Riche de ses ventes d'antibiotiques découverts en Italie, le docteur Jacques Laberge se lança dans des recherches sur les travaux effectués entre 1930 et 1945, au Brésil notamment. Il disposa bientôt de toutes les preuves que certaines espèces d’ail (plus que d'autres) avaient de remarquables propriétés bactériostatiques et même bactéricides. Un an plus tard, il m'annonçait qu'il avait commencé la commercialisation d'un produit à base d'ail comme stimulant de croissance. Il avait déjà fait des études prouvant que son produit était plus efficace que les antibiotiques. Ses ventes connurent un démarrage fulgurant et une chute toute aussi fulgurante. Il découvrit un bon ou plutôt un mauvais matin, qu'un inspecteur du fédéral avait mis les scellés sur les portes de sa petite usine. On l'accusait de vente illégale d'un produit pharmaceutique. Or il vendait de l'ail mélangé à de fines herbes. Les cochons raffolaient de ce condiment que Jacques Laberge mettait dans ses salades et dans ses sauces à spaghetti!
Il y avait anguille sous roche. Comment un ministre, ou un haut fonctionnaire, avait-il pu donner à un subalterne l'ordre de procéder d'une manière aussi brutale, quand l'offense consistait à offrir des condiments aux cochons du Québec? Il faut toutefois préciser que le docteur Jacques Laberge avait eu la bonne idée de donner à son produit le nom du principe actif de l'ail: Allicin, ce qui l'apparentait à un médicament. Aucune loi ne lui interdisait d'agir ainsi. Il s'attaquait à un marché de plusieurs dizaines de millions de dollars pour le Québec seulement et ce marché avait été jusque là la chasse gardée des compagnies pharmaceutiques. Pardonnez-leur Seigneur car ils ne savent ce qu'ils font!
Ce crime contre l'ail devait être pour nous et quelques amis l'occasion d'une passionnante aventure dont le Québec et l'ensemble du Canada auraient pu tirer, à notre avis, un meilleur profit. Nous avions comme voisins et comme collaborateurs ceux qui, quelques années auparavant, avaient fondé la SVP, Société pour vaincre la pollution, Pierre Lacombe et Hannah Obermeier. (Pierre Lacombe est maintenant le vice-président de la chaîne Le Commensal). Pierre et Hannah étaient des maîtres dans l'art d'organiser des conférences de presse mémorables. Ayant conclu que la cause valait quelques semaines de bénévolat, nous avons formé une équipe bien décidée à aller au fond des choses. Jacques Laberge s'occupait de parfaire le dossier scientifique, Pierre et Hannah des médias, Hélène Laberge et moi-même de la rédaction du texte final et de diverses autres tâches délicates, dont l'une s'est avérée particulièrement difficile: trouver un chercheur en médecine vétérinaire qui soit totalement libre à l'égard des compagnies pharmaceutiques. C'est un professeur de chimie à la retraite de l'Université Laval qui nous tira d'affaires à la onzième heure.
La conférence de presse eut finalement lieu à Montréal et elle a pris la forme d'un procès où nous accusions simultanément le gouvernement fédéral et les compagnies pharmaceutiques, Eli Lily en particulier. Il ne faut douter de rien. La salle était bondée de journalistes et de représentants de l'industrie pharmaceutique. Chaque fois qu'un chercheur se levait pour nous attaquer, nous précisions à l'intention des journalistes les sommes qu'il avait reçues des compagnies pharmaceutiques l'année précédente.
Notre dossier scientifique comportait une centaine de pages bien serrées où l'histoire des rapports entre l'industrie pharmaceutique et l'élevage industriel était racontée. Je devrais dire «révélée», car pour la plupart des gens qui nous écoutaient ce fut une révélation. Les premiers grands élevages, construits pendant la guerre de 1939-45,furent d'abord un échec. Comme on pouvait le prévoir, ils ont été ravagés par des infections.Au même moment l'industrie pharmaceutique mettait à l'essai les premiers antibiotiques. Vous pouvez deviner ce qui se passa ensuite. Elles ont racheté force élevages en faillite qu'elles ont rentabilisés en y déversant des antibiotiques sans compter. Elles créaient ainsi un modèle et un marché imprenable pour les décennies à venir.
Notre victoire fut complète. Le jour même, nous avons eu droit aux nouvelles de toutes les stations de radio et de télévision. Le lendemain, La Gazette publiait en première page une jolie tête de cochon avec, en sous-titre: Is Garlic a Drug? Car nous avions pris soin de rattacher l'événement au débat sur la drogue. Le surlendemain, nos condiments pour cochons furent l'objet d'un débat à la Chambre des communes à Ottawa.
Et les scellés furent enlevés sur les portes de l'usine d'Allicin. Hélas! dans les semaines qui suivirent, notre cher Jacques Laberge devait subir de la part du fisc fédéral des attaques dont il ne se remit jamais.
On peut tirer bien des leçons de cette aventure. Elle met en relief le fait que, cette utilisation des antibiotiques qui apparaissait comme une pure et belle avancée de la science et de la rationalité, fut en réalité un phénomène complexe où les intérêts économiques et le pouvoir politique avaient au moins autant d'importance que la science. Jacques Laberge avait brisé le modèle où l'agriculture moderne et la science (dont l'agriculture moderne prétendait avoir le monopole) en opposition. Le remplacement des antibiotiques par de l'ail était, en un certain sens, un retour au traditionnel, mais la science la plus avancée, la plus créatrice et la plus responsable était de ce côté et non du coté de l'agriculture moderne. Voilà la nouveauté dont très peu de gens ont mesuré l'importance en 1982.
L'agriculture du troisième genre
L'agriculture du troisième genre prenait forme. Elle est caractérisée par le fait que le prestige et les avantages de la science se reportent sur des techniques plus douces et plus naturelles que celles que l'on avait l'habitude d'associer à la modernisation. Ce mariage inattendu de la science et de la nature se produit à un moment où les goûts du public s'étant raffinés, les gens sont prêts à payer un peu plus cher des produits d'excellente qualité qui, pour la plupart, sont des rejetons du nouveau couple. Le succès de l'émission de Daniel Pinard est une éclatante confirmation de la thèse que je défends ici.
Je suis moi-même petit actionnaire d'une petite entreprise, Bio Lacto, laquelle est un exemple parfait d'industrie agro-alimentaire du troisième genre. Bio Lacto vend des légumes bio fermentés. Le procédé utilisé rappelle celui qui permet de fabriquer la choucroute. La mise en marché a toutefois créé des problèmes imprévus. De temps à autre, les sachets de plastique contenant le produit gonflaient et explosaient. Pour résoudre ce problème, la compagnie a mené une recherche de concert avec le Centre de recherche fédéral en alimentation de Saint-Hyacinthe. Les chercheurs ont réussi à trouver une bactérie qui résout le problème, de telle sorte que Gary Caldwell, PDG de Bio Lacto qui croyait faire de l'agriculture naturelle se retrouve à la tête d'une entreprise de biotechnologie. Sa bactérie vaut beaucoup plus cher que ses carottes.
L'avènement de ce troisième genre, où la science la plus avancée, la plus raffinée s'associe aux techniques les plus douces et les plus naturelles, n'est pas limité à l'agriculture. L'industrie pharmaceutique elle-même s'intéresse de plus en plus aux plantes. L'une des découvertes dont on a le plus parlé ces dernières années est celle de l'efficacité du millepertuis dans le traitement de la dépression. Si je ne m'abuse, les découvertes du jeune David Laflamme ici, à Sherbrooke, ont été de même nature. J'ai moi-même emprunté l'expression troisième genre à un travail sur le management paru il y a une vingtaine d'années sous le titre de Entreprise du troisième type. Ce sont de telles entreprises qui ont fait la fortune de la Californie au cours des dernières décennies: des écolos barbus tirant profit de la science la plus fine pour mettre au point des techniques de communication ne consommant pratiquement pas d'énergie.
Si vous voulez pousser la réflexion plus loin, vous pourrez consulter dans notre encyclopédie sur Internet nos documents sur la troisième culture, laquelle est la synthèse de la culture littéraire et humaniste traditionnelle et de la culture scientifique de pointe.
Mais attention! La guerre entre le secteur agricole du troisième genre et le secteur moderne au sens ancien du terme est loin d'être terminée. La bataille de l'Allicin en fut l'une des premières escarmouches. Parmi les jeunes chercheurs, les Jacques Laberge sont de plus en plus nombreux, qu'ils soient agronomes, médecins vétérinaires, biologistes. Ils sont présents même à l'intérieur des centres de recherche dont les intérêts ont toujours coïncidé avec ceux des entreprises modernes. La généralisation de l'esprit critique, le scandale de la vache folle, le débat sur les OGM, la crise des antibiotiques, l'évolution du goût, tout cela a pour conséquence que dans les pays les plus riches, les aliments naturels sont de plus en plus en demande. On m'apprenait récemment, (mais je n'ai pas pu vérifier ces chiffres) que les produits bio représentent 20 % du marché en Europe, et qu'à Québec quelques décideurs ont compris que l'agriculture biologique a cessé d'être un phénomène culturel marginal pour devenir une réalité économique de première importance.
À Ottawa cependant, le Ministère de la santé s'apprête à exiger que tous les Jacques Laberge du pays prouvent au moyen d'études très coûteuses l'efficacité et l’innocuité de leurs produits. S'agit-il seulement de prévenir des excès comme ceux qui consistent à présenter comme des remèdes contre le cancer des produits dont on n'a jamais prouvé l'efficacité contre quelque maladie que ce soit? Les produits naturels sont-ils frappés de suspicion, auront-ils désormais à porter le fardeau de la preuve. Faudra-t-il démontrer à grand frais que l'ail est de l'ail et non une drogue? Le préjugé favorable à l'égard des produits naturels est fondé sur le fait scientifique le plus incontestable que l'on puisse espérer découvrir: nos ancêtres ont vécu de telle manière, mangé de telle manière. La preuve qu'ils ont fait les bons choix, c'est que nous sommes là pour en témoigner. Mais nous sommes à ce point habitués aux produits artificiels et nous accordons une telle confiance à la grande industrie moderne que nous pourrions être tentés de contraindre les adeptes du naturel à miser sur la logique de l'artificiel pour légitimer leurs produits. On assiste au même phénomène dans de nombreux autres domaines, celui de la reproduction par exemple. Les couples qui refusent l’échographie et autres techniques de dépistage vont bientôt être considérés comme criminels. Il sera bientôt interdit aux humains de se reproduire hors du contrôle de la techno-médecine.
Il faudra suivre la bataille de l'évaluation des produits naturels avec la plus grande attention. Il se peut que ce soit une bataille importante dans la guerre entre l'agriculture du troisième genre et l'agriculture moderne (à l'ancienne). Les enjeux théoriques y sont aussi importants et complexes que les enjeux pratiques. La question de la confiance, cruciale en matière d'alimentation, est au cœur de ces enjeux. Le principe de précaution est également en cause.
Vous aurez compris que tout en reconnaissant la nécessité de l'agriculture moderne, je suis aux heures de combat du côté de l'agriculture du troisième genre. À ce titre je suis un peu plus optimiste qu'il y a vingt ans et j'ai de bonnes raisons de l'être., comme en fait foi cet article du Western Producer.
Les épices pourraient remplacer les antibiotiques dans l'alimentation des porcs
«Il a toujours été facile d'assaisonner le porc avec de l'origan et de poivre de cayenne, mais des milliers de producteurs européens "assaisonnent" les porcs alors qu'ils sont encore en vie, et ce n'est pas pour une question de goût. Un spécialiste américain du porc, Briand Hardy, nous apprend qu'on ajoute des épices à la ration des troupeaux pour remplacer les antibiotiques en tant que stimulants de croissance, cet usage des antibiotiques étant désormais interdit par la Communauté Européenne. Monsieur Hardy a expliqué à la Saskatchewan Herb and Spice Association, que certains produits organiques,quand ils sont utilisés adéquatement, semblent avoir les mêmes effets que les antibiotiques.»