Le transhumanisme peut-il faire rêver ?
À propos du film Lucy de Luc Besson (juillet 2014).
Les principaux ingrédients de l’idéologie transhumaniste sont bien présents dans Lucy – le film de Luc Besson sorti en l’été 2014 :
– la condition humaine est jugée trop déficiente pour qu’on s’en contente,
– cette déficience est présentée comme une donnée objective incontestable, puisqu’elle est même chiffrée : les humains n’utiliseraient que 10 % des capacités de leur cerveau,
– le remède est apporté par la science, comme sur un plateau, sous forme d’une molécule synthétique capable de démultiplier les facultés psychiques à proportion de la quantité diffusée dans l’organisme,
– la dématérialisation, l’ubiquité, l’immortalité et le savoir absolu sont accessibles par la prise de cette substance psychotonique extraordinaire en quantité suffisante – on est alors dans l’activité cérébrale à 100 %,
– ce savoir absolu est déportable sur un support numérique,
– Le changement radical de l’être naguère humain (justifiant le préfixe trans- de transhumanisme) est symbolisé par une scène de rencontre de deux index (cf. La création d’Adam, par Michel-Ange, Chapelle Sixtine à Rome) afin de faire comprendre que le posthumain ainsi obtenu est comme un état divin qui nous appelle, nous, pauvres humains déficients.
Certes, ainsi mis en scène, ces éléments du transhumanisme prennent une forme caricaturale. Quelle pauvreté que cette représentation de la pensée humaine comme performance mesurée proportionnellement à la quantité de petits cristaux bleus ingérés – forme sous laquelle est présentée la fameuse substance bonifiante – par l’organisme !
Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est de mettre en place le récit efficace pour une adhésion imaginaire à la perspective transhumaniste. Il s’agit de faire rêver sur l’idée d’aller au-delà de l’humain, il s’agit de faire rêver sur l’idée transhumaniste. La construction du film est, à cet égard, éloquente. Elle est toute entière fondée sur la dichotomie entre les pauvres humains – souvent montrés éclaboussés de sang – toujours en échec dans leurs menées pour le pouvoir et la richesse, et l’héroïne – Lucy – toujours plus puissante, plus irrésistible, à mesure qu’elle augmente ses doses de petits cristaux bleus, jusqu’à atteindre une omnipotence quasi divine. Une seconde dichotomie se greffe sur la première qui oppose aux mauvais impuissants que sont les trafiquants de drogue, le bon impuissant qu’est l’universitaire qui enseigne la théorie de la déficience quantifiable de l’homme, et qui bénéficiera finalement du savoir absolu de l’héroïne posthumanisée, sous forme de clé usb – et par là son droit d’entrée, et de faire entrer, dans la posthumanité.
Mais le film est-il efficace ? Certes, il ne lésine pas sur les effets spéciaux pour nous faire participer, très souvent en vision subjective (comme si c’était nous), aux pouvoirs surhumains de Lucy. Mais qui peut se laisser prendre ? L’écran de la salle de cinéma se révèle fonctionner tout comme l’écran tactile familier du spectateur : la volonté de l’héroïne nous fait zapper à travers les apparitions et disparitions, à travers les milliards d’années et les régions les plus reculées de l’univers, sur l’écran de cinéma, avec la même aisance par laquelle notre doigt fait se succéder les vues sur notre smartphone. L’héroïne Lucy (Scarlett Johansson), à laquelle nous devons nous identifier, a un fort goût de réchauffé, comme le retour d’une héroïne de jeu vidéo – une Lara Croft devenue immanquablement omnipotente.
Mais les écrans tactiles et les jeux vidéos ne sont pas nos rêves, ils sont notre réalité. Et c’est une réalité plutôt triste. Et ceci pour deux raisons :
– Elle représente, la plupart du temps, soit le temps du travail, soit celui du divertissement. Or ces deux formes d’activités, par nature, manquent de sens. Parce que, en société marchande, le travail est presque totalement enchaîné à une nécessité factice qui prend comme en otage notre énergie et notre temps. Parce que dans le divertissement nous nous détournons du souci de faire de notre vie quelque chose de bien.
– Notre interaction accaparante avec les appareils numériques – souvent en permanence connectés – à écran, nous absente a priori de la présence des autres. Or, c’est de la présence vivante d’autrui que dépendent les expériences les plus précieuses de la vie.
Rien de plus banal dans notre environnement technicisé contemporain que ces réalités extraordinaires affichées sur écran par traitement informatique. Non, Lucy est une fiction qui ne fait pas rêver, justement parce qu’elle nous reconduit largement dans notre réalité prosaïque. Or le rêve c’est l’imaginaire par lequel, emportés sur les ailes du désir, nous nous évadons de la réalité prosaïque.
Mais peut-il en être autrement dans une fiction portant sur le transhumanisme ? Celle-ci, en effet, prétend nous embarquer au-delà de l’expérience humaine possible. Par exemple Lucy, vers la fin du film, sort de l’ici-et-maintenant : elle ne peut plus être référée à notre espace et notre temps. Notre imaginaire ne peut tout simplement pas partager les expériences d’un tel être : elles ne peuvent le faire rêver. C’est pourquoi la fiction ne peut fonctionner. Le spectateur ne peut s’évader imaginairement de la salle pour vivre les aventures de l’héroïne. Il reste conscient d’être face à un écran – un de plus – qui lui montre des images extravagantes.
C’est parce qu’il est un être fini – susceptible d’inquiétude, de souffrance, d’échec, et mortel – que l’homme est un être désirant et rêveur. Le transhumanisme est l’idéologie qui annonce la suppression de sa finitude. C’est une idéologie qui porte donc en elle la suppression du rêve. Et cela se manifeste déjà dans le visionnage d’une fiction qui veut mettre en scène le posthumain.
Nul ne rêvera jamais de transhumanisme. Nul ne se rêvera jamais en posthumain. Mais nul ne se rêvera jamais immortel non plus. Tout simplement parce que notre imaginaire, si fantaisiste qu’il puisse être, est toujours dérivé de notre expérience possible.
Mais, répondra-t-on, tout le monde ne rêve-t-il pas d’être immortel ? On confond ici l’investissement et le rêve. Notre désir peut investir l’immortalité, mais comment l’imaginer autrement que sur la base de notre condition de mortel ? Quelle pensée d’être immortel pouvons-nous former alors si ce n’est l’idée d’une existence délivrée de la peur du vieillissement et de la mort ? Mais comment se représenter un telle existence ? À quel âge ne plus vieillir ? Qu’est-ce que vivre une existence qui ne s’inscrit plus dans la chair, en laquelle le temps glisse sur le corps comme l’eau sur les plumes du canard ? Si l’on essaie de décrire l’immortalité, comme le transhumanisme ou le posthumain, on rentre d’emblée dans l’irreprésentable. Comment se représenter la « Singularité », cet état annoncé très prochain par des transhumanistes, en lequel notre conscience deviendrait mieux appropriée à être déportée sur des machines ?
Le transhumanisme est à ajouter, après bien d’autres conséquences d’inventions techniques contemporaines, aux réalités qui, selon Gunther Anders, manifestent le « décalage prométhéen » de l’homme contemporain : cet écart grandissant entre son action technique et sa pensée. Un effet de ce décalage est l’irreprésentabilité des conséquences. On la retrouve, entre autres, avec l’arme atomique, avec l’industrie de l’énergie nucléaire, et même aussi avec l’usage des pesticides systémiques.
On ne peut rêver de transhumanisme tout simplement parce que, en tant que tel, il est irreprésentable. Tout au plus peut-on se représenter un technologisation toujours plus poussée de nos existences dans le prolongement de ce que l’on vit aujourd’hui. Et les uns et les autres investiront plus ou moins cette perspective. Mais on n’est alors pas du tout dans le changement radical de la condition de l’homme prédit par le préfixe trans– de transhumanisme.
La leçon de tout ceci est que le transhumanisme est un objet de pensée tout-à-fait singulier. Il est un investissement dans un avenir qui ne peut pas être décrit. Il est donc un idéal qui ne peut être une utopie. Une utopie c’est la description d’un état idéalisé de l’humanité dans les termes de son expérience possible, autrement dit, c’est la description d’un monde possible. Le transhumanisme ne renvoie à aucun monde possible.
Si bien que, ne se référant à aucune réalité descriptible, ne parlant d’aucun monde possible, le mot « transhumanisme » est un mot qui ne nous dit rien. Il est ce que nous avons appelé un « mot-signal » : il déclenche un comportement, et d’abord un sentiment dont le comportement sera la réaction. Selon les promoteurs du transhumanisme, ce sentiment se veut d’espoir : le progrès technoscientifique pourra résoudre tous nos problèmes. Mais, de fait, il est souvent un sentiment d’appréhension : quels dégâts le progrès technoscientifique va-t-il encore provoquer ? Pourquoi ? Parce que les gens ne pouvant se représenter le transhumanisme sont naturellement enclin à le questionner, et donc à le réfléchir. Si bien que le transhumanisme, parce qu’il ne peut pas être autre chose qu’un signal, pourrait assez vite se révéler un signal contre-productif.
C’est peut-être pourquoi Lucy, le film de Besson, se garde bien de parler de transhumanisme, alors même qu’il en promeut sans réserve l’idéal dans sa tentative de le mettre en scène. Mais cela ne change rien au fond : le transhumanisme ne nous fera jamais rêver.