Au-delà de l'activisme
"Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s'éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d'une société animale, une parfaite et définitive fourmilière."
Paul Valéry, avril 1919
- L’interlocuteur : Début novembre, alors que la France était reconfinée depuis une dizaine de jours, on a informé que ce second confinement ne réduisait que de 20 % la pollution de l’air (en Ile-de-France), alors qu’en mars-avril, avec le premier confinement, la réduction avait été de 70% ! Cela signifie que le confinement a peu touché l’activité économique. Ce qui a été tout-à-fait surprenant dans l’épisode est que l’information ne soit pas cette fois-là enveloppée d’un discours édifiant comme les médias en servent toujours pour nous aider à tirer les bonnes leçons concernant les chiffres de la pandémie. Alors on se demande : faut-il se désoler de la persistance d’un haut niveau de pollution, ou faut-il se féliciter d’un bon maintien de l’activité économique ?
- L’anti-somnambulique (a-s) : Il me semble que nous soyons là juste comme sur une ligne de partage des eaux où s’équilibrent le motif de désolation et le motif d’‘encouragement. Certes, il est bien que l’activité économique se soit largement poursuivie, ce qu'établit la pollution persistante. Mais il y a un autre bien qui ne peut plus être méconnu, celui de la lutte contre le changement climatique, laquelle va exactement dans le même sens que la lutte contre la surmortalité due à la pollution atmosphérique, puisque toutes deux sont fonction de la quantité de rejets carbonés issus des activités humaines. On peut d’autant moins la méconnaître que la préoccupation majeure du moment est justement de nature sanitaire. Or, il faut savoir que ces dernières années – des études sérieuses l’ont établi – la surmortalité causée par la pollution atmosphérique en France est de l’ordre de 50 000 morts annuels, ce qui est tout-à-fait comparable à la surmortalité causée par l’épidémie du coronavirus.
- Alors on a un problème de cohérence ! Pourquoi n’y a-t-il pas eu – n’y a-t-il pas – un plan d’urgence sanitaire également pour lutter contre la pollution atmosphérique ?
- (a-s) : Pour répondre, il faut comprendre les logiques sociales à l’œuvre. Posons-nous la question : le gouvernement français actuel, quand il a pris connaissance de la baisse de pollution nettement moindre lors de ce nouveau confinement, s’en est-il félicité ou désolé ?
- Je sais qu’il n’a pas communiqué à ce sujet. Il était sans doute partagé. Peut-être s’en est-il à la fois félicité et désolé …
- (a-s) : Non, je pense qu’il s’en est félicité. Mais qu’il a soigneusement évité de manifester ce sentiment dans l’espace public. Il ne pouvait pas reconnaître que le surplus de pollution lui paraissait être un bien dans le contexte d’une mobilisation sanitaire du pays. D’où le mutisme des commentateurs des médias majeurs : ils n’avaient pas de « bonne parole » à répercuter concernant cette information. Il ne faut pas oublier que ce gouvernement était en train de faire adopter un plan de relance de l’activité économique à coup de milliards d’euros lorsqu’en septembre le rebond de la pandémie s’est imposé.
- C’est alors cela qui interpelle. Pour le gouvernement, comme pour les milieux dirigeants de notre économie, il y aurait un niveau de surmortalité due à la pollution qui serait acceptable, comme lapollcontrepartie inévitable de l’activité économique ?
- (a-s) : Oui, c’est bien cette acceptabilité qui doit interroger. La santé d’une grande partie de la population – puisque la pollution est la plus forte dans les zones les plus peuplées – peut-elle être mise en balance avec le bénéfice lié à la production et la circulation des biens ?
- Posée comme ça, on a tendance à répondre : non ! Comme le dit la sagesse populaire : « Le plus important, c’est la santé ! »
- (a-s) : Cela suppose alors qu’on subordonne l’activité économique au maintien du meilleur environnement pour la santé de chacun. Que resterait-il alors de l’activité économique si l’on pense en termes d’humanité, c’est-à-dire sans la possibilité d’exporter ailleurs les activités polluantes ?
- Voilà une supposition tout-à-fait vertigineuse ! Il me semble qu’elle ferait imploser le système économique. Et alors il n’y aurait plus de société qui vaille !
On ne peut pas se dispenser d’activité économique dans une société. Et l’activité économique peut-elle être totalement non polluante ? Je ne pense pas. Il me semble qu’il faut accepter qu’il y ait un certain coût écologique et sanitaire pour produire et distribuer suffisamment de biens auxquels chacun puisse accéder parce qu’ils facilitent grandement la vie – se rappelle-t-on de l’état des mains des femmes lorsqu‘elles passaient une grande partie de leur vie à savonner, frapper et serrer le linge au lavoir ? L’automobile pourra changer de motorisation et d’usage, mais elle représente un rêve trop profond de l’humanité pour que les gens y renoncent, et on peut dire de même de l’avion et du téléphone mobile. - (a-s) : Ton raisonnement est à prendre en considération. Ma question est : peut-il être audible par ceux qui souffrent en continu de cette pollution, ceux qui pâtissent de problèmes respiratoires récurrents, ceux qui sont mortellement frappés à un âge où ils se voyaient pleins de perspectives d’avenir, etc. ?
- Je vais peut-être te surprendre mais je pense que oui ! Vivre activement, c’est toujours un peu jouer sa vie, c’est l’user en tous cas. Et chacun s’en sort plus ou moins bien selon d’innombrables facteurs qu’on ne saurait tous maîtriser. Ce qui est certain, c’est que globalement, et malgré les pollutions, le progrès a considérablement allongé la durée moyenne de vie.
- (a-s) : Ce que tu dis n’est pas contestable. J’ajouterai simplement ceci : vivre plus longtemps n’est pas nécessairement vivre plus heureux.
- Peut-être. Mais il y a une autre considération à prendre en compte. Par souci d’efficacité, les activités économiques sont surtout localisées autour de grandes métropoles urbaines, et sur certains axes favorables au transit massif des marchandises et des hommes. C’est en ces zones que se concentrent les activités, les pollutions et les populations. S’y retrouvent à la fois les responsables d’entreprises et les salariés. Autrement dit, il y a une équité qui se fait spontanément entre les riches et les autres dans l’exposition à la pollution.
- (a-s) : Là, je puis affirmer que c’est inexact. Il n’y a pas du tout équité entre la minorité des actifs les mieux rémunérés – les dirigeants des entreprises, les cadres supérieurs, etc.– et les autres. Un critère important de richesse et de pouvoir social est la possession de résidences secondaires dans des lieux privilégiés ; et dans les cercles les plus fortunés on a même l’avion privé et le yacht fastueux. Mais pour la grande majorité de la population, entre habitation, lieu de travail et lieux de consommation, c’est bien un quasi confinement dans les zones polluées ; le temps des congés payés n’y changeant pas grand-chose dans la mesure où la villégiature y est devenue une autre consommation de masse. Cette inégalité de situation se traduit clairement dans les statistiques : celui qui a un revenu de 1500 €/mois a en moyenne 10 années d’espérance de vie en moins que celui dont le revenu est de 3500 €/mois !
- Je ne connaissais pas ces chiffres. Ils sont scandaleux ! Il faut y remédier. La solution n’est-elle pas social-démocrate ? Je veux dire : oui à la liberté d’entreprendre une activité économique, non à l’irresponsabilité sociale. Et ce second volet doit être réglementé par la loi. En ce qui concerne la pollution, les solutions existent, il faut les appliquer : définitions de normes anti-pollution, taxation des émissions collectivement coûteuses, encouragement aux énergies renouvelables, etc. Mais il ne faut pas remettre en cause l’activité économique car elle permet à notre société de s’enrichir de biens utiles et attendus par tous.
- (a-s) : C’est donc sur cette notion d’utilité que tu fais reposer la légitimité de notre système économique industrialo-marchand. L’idée c’est que ce système économique permet de satisfaire des besoins partagés par tous, et qui ne sauraient être récusés. C’est bien cela ?
- C’est exactement cela. C’est bien pourquoi, aujourd’hui, des milliers d’exilés qui ne bénéficient pas d’une telle économie indigène, prennent d’énormes risques pour accéder à notre société !
- (a-s) : Soit ! Alors considérons la production alimentaire actuelle, bien utile s’il en est ! Sais-tu qu’il est évalué qu’un tiers de cette production est aujourd’hui gaspillée ?
- Tu veux dire : jetée sans être consommée ?
- (a-s) : Exactement ! Détruite ! Nous parlons au niveau mondial. L’effort de redistribution aux plus démunis par l’intermédiaire d’associations reste extrêmement marginal.
- C’est effectivement un des excès de cette économie. Mais ne vaut-il pas mieux produire trop que pas assez ?
- (a-s) : Mais, elle ne produit pas trop ! Elle laisse plusieurs centaines de millions d’humains en sous-nutrition !
- Je suis d’accord avec toi : c’est encore un scandale auquel il faut remédier !
- (a-s) : Certes ! Mais comment ? Car le phénomène est structurel. Par exemple, pour ne parler que du gaspillage au niveau de la production, il faut produire massivement pour réduire les coûts, et il ne faut pas tout mettre sur le marché – en particulier ce qui n’a pas l’apparence parfaitement « vendeuse » – pour ne pas faire baisser les prix. Donc on détruit, énormément et systématiquement. Et on retrouve cette logique systémique de gaspillage sur toute la chaîne de vie du produit, jusqu’au consommateur lui-même – par exemple, la généralisation des ventes par lots, ou jumelées, incite à acheter plus de produits que ce dont on a besoin.
- Alors, les agriculteurs qui affirment qu’ils sont obligés de faire de l’agriculture intensive pour nourrir tout le monde se moquent de nous.
- (a-s) : Un peu, oui ! Ils savent qu’ils produisent pour une part inutilement. Ils le voient dans ce qu’ils jettent. Or ces productions inutiles sont tout aussi gravement dommageables pour nos campagnes en lesquelles l’agriculture intensive a fait disparaître un tiers des oiseaux et trois quart des insectes depuis le début de ce siècle.
- Je ne comprends pas qu’on puisse être ainsi dans une impasse. Si la nature peut donner suffisamment pour nourrir tout le monde, il devrait y avoir une issue ! N’est-ce pas à l’État de légiférer pour prévenir ces gaspillages et ces destructions ?
- (a-s) : Ce n’est pas simple ! Car pour être efficace le législateur doit contrecarrer le marché, c’est-à-dire fausser le jeu de la libre concurrence dans l’offre de produits et la fixation de leur prix. Par exemple, si l’État ordonne d’une quelconque manière la remise sur le marché de la consommation des invendus, il provoque une baisse générale des prix sur le produit, et c’est la chaîne de l’offre du produit qui est déstabilisée, certains n’y trouvant plus leur compte. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il est dans la nature même de notre système économique de ne pouvoir fonctionner que par le gaspillage, le pillage des ressources naturelles, et les émissions polluantes.
- Non, je ne comprends pas ! Comment peux-tu généraliser ainsi ?
- (a-s) : Tu ne comprends pas parce que tu restes sur le présupposé que l’économie est faite pour mettre à la disposition de chacun des biens utiles. Ce n’est pas le cas pour l’économie en laquelle nous sommes. Elle est organisée pour faire de l’argent !
- L’argent, l’argent ! … C’est toujours le même accusé ! Mais l’argent est le moyen nécessaire pour que le bien puisse être produit et parvenir jusqu’au consommateur.
- (a-s) : Non, l’argent n’est pas le moyen, il est le but. Autrement dit, ce qui fait d’abord la valeur d’un bien dans notre économie, ce n’est pas sa valeur d’usage, c’est sa valeur d’échange. Ce qui n’empêche pas le consommateur de retrouver la plupart du temps la valeur d’usage du bien (par exemple pour une machine à laver). Mais pas toujours ! Une part croissante de la consommation donne la priorité à la valeur d’échange. C’est le cas de toutes les consommations d’affichage qui servent essentiellement à signifier un statut social – porter des vêtements de marque, traverser le centre-ville avec une grosse cylindrée étincelante, etc. Mais tu as raison au sens où, dans presque toute l’histoire de l’humanité, l’économie a été fondée sur la primauté de la valeur d’usage. Ce n’est qu’au XVIIIème siècle que l’apparition de l’économie politique[i] a consacré la prévalence d’une autre logique économique dont nous sommes toujours, plus que jamais, tributaires.
- Il me semble que la valeur d’usage reste importante dans les échanges économiques. N’est-ce pas elle qui prévaut dans les ventes directes du producteur au consommateur, qui connaissent en ce moment un renouveau ?
- (a-s) : Tu as tout-à-fait raison. Et c’est bien parce que cette économie qui veut que tout bien soit réduit à l’état de marchandise (c’est-à-dire à sa valeur d’échange) devient de plus en plus insupportable dans son absurdité à la conscience populaire. Une économie de la valeur d’usage se développe sur les marges de l’économie dominante. Et elle a la portée d’un contre-projet de société parce qu’elle se soutient de relations personnelles de confiance, et non de compétition, entre les partenaires économiques.
À ce stade, tu peux comprendre que tous les problèmes que nous avons abordés – la pollution en contradiction avec la nécessité pour la population d’accéder à des biens utiles, l’injustice entre classes sociales par rapport à la pollution, le gaspillage systématique de la production alors que tant d’humains restent dans le besoin, et les ravages occasionnés sur la biosphère par l’activité productive – sont des conséquences de la logique de l’économie industrialo-marchande fondée sur la primauté de la valeur d’échange. Il doit être clair, par ailleurs, que cette société ne peut pas être réformée pour être plus raisonnable, plus humaine, d’en-haut, par des législations gouvernementales, le pouvoir politique étant trop consanguin avec la sphère économique pour qu’il puisse agir efficacement à l’encontre de l’économie de marché. - Alors, c’est sans issue ?
- (a-s) : Il y a toujours une issue ! Il suffit de prendre suffisamment de recul par rapport aux valeurs dans lesquelles on est immergés et qui guident nos comportements habituels. Si les travailleurs-consommateurs – l’immense majorité de la population donc – changent d’attitude, s’ils refusent par exemple tel type de produit, ou tel type de travail, ou telle condition d’échange, le marché devra s’adapter obligatoirement, et dès lors ce ne sera plus la valeur d’échange qui aura le dernier mot, ce sera l’intérêt collectif porté par le mouvement populaire. Mais ce pouvoir, pour s’imposer, doit surmonter la formidable pression psychologique des principaux acteurs du marché qui investissent des sommes considérables dans les grands canaux de communication, usant et abusant des sciences humaines et de l’intelligence artificielle, pour tenter de contrôler les comportements de chacun.
- Cette dernière considération est lourde de menaces. Comment envisager de grands mouvements de refus, si l’on n’a même pas conscience d’être manipulé, tellement la manière devient sophistiquée ?
- (a-s) : Oui, mais ne connaît-on pas les situations en lesquelles on est exposé à la manipulation ? Ne sait-on pas que c’est lorsqu’on est connecté à un réseau de communication public (au sens le plus large qui inclut les espaces commerciaux) ? Lorsque la prétention d’influence est explicite, comme dans les publicités, elle est facile à maîtriser : il suffit de s’en détourner. Elle est plus dangereuse lorsqu’elle est implicite, comme souvent sur Internet. En ces cas, face aux sollicitations, voire aux injonctions, il est bon de se rappeler la formule de Bartleby, le héros de la nouvelle éponyme de Melville, « I would prefer not to » (J’aimerais mieux pas) !
- Oui ! Mais ce principe de comportement mène Bartleby à la passivité la plus stérile.
- (a-s) : Effectivement, puisque ce n’est, ni plus, ni moins, qu’un principe d’abstention. Mais c’est s’abstenir presque toujours d’une activité qui, il faut bien le reconnaître, est de bien peu d’intérêt pour son existence …
- Je trouve ton jugement un peu facile. Quelquefois il y a des petits choix qui sont importants : quand tu offres un cadeau, cela peut transformer la qualité d’une relation …
- (a-s) : C’est juste, je me suis mal exprimé. Je pensais aux comportements que l‘on peut qualifier de « réactifs » – quand tu es amené à choisir d’acheter le pack de 3 unités au lieu d’une, à ouvrir une autre page d’Internet, à « liker » une vidéo, à te prononcer sur la confidentialité de données personnelles, etc. Tous ces comportements ont en commun que tu ne les aurais pas choisis si tu n’avais pas eu une sollicitation impromptue. C’est en cela qu’ils ne concernent pas la valeur de ton existence : ils ne sont pas vraiment libres au sens où tu ne fais que réagir à un stimulus extérieur. C’est alors la nature du stimulus qui explique ton comportement. Notre spontanéité de réaction est donc une limitation de notre liberté. Elle peut être utilisée intentionnellement par autrui pour susciter un comportement par lui souhaité. C’est sur ce schéma que fonctionnent 99% des messages publicitaires (rares sont ceux qui argumentent rationnellement pour motiver un choix réfléchi). Mais cela va bien au-delà puisque très souvent on n’a même pas une conscience claire de la stimulation – cette influence sournoise est surtout l’affaire d’une certaine psychologie contemporaine, dite « cognitiviste »[ii], bénéficiant d’énormes capitaux de recherche.
- T’ai-je bien compris ? L’issue, pour aller vers une économie de l’utilité des biens et de la coopération des gens, est de sortir des comportements réactifs …
- (a-s) : Oui, c’est bien cela l’enjeu. À cette nuance près qu’il vaut mieux aborder les choses de manière positive, si l’on veut aller vers une véritable dynamique populaire. À ton avis, s’opposer aux comportements réactifs, c’est promouvoir quel type de comportements ?
- Hé bien … peut-être les comportements « actifs » ?
- (a-s) : Tu as raison. C’est Spinoza qui a proposé ce couple d’opposés : est réactif, autrement dit non libre, un comportement qui est déterminé par la rencontre avec un être extérieur ; est actif, autrement dit libre, un comportement qui est déterminé parce qu’on est.
- Dois-je alors comprendre que je suis actif lorsque je réfléchis mon comportement avant de l’adopter ?
- (a-s) : Oui, mais pas exclusivement. Tu peux être aussi actif dans la spontanéité.
- Je ne te suis pas …
- (a-s) : Prenons le cas de l’artiste qui crée une œuvre : on est certain qu’il est actif puisque si son œuvre est singulière c’est parce qu’elle lui est propre. Ainsi, il décide de faire telle création sur tel matériau, de telle ampleur, avec telles techniques, etc., tout cela est donc déterminé par sa réflexion. Mais dans l’exécution de sa création, il laisse aller spontanément son geste guidé par son sens esthétique. Donc, oui, il y a spontanéité, mais cette spontanéité est intégrée dans une réflexion préalable. Toute spontanéité n’est donc pas réactive. Au fond, le cas de l’artiste est plus qu’un exemple, au sens où chacun devrait être l’artiste de sa vie. C’est-à-dire chapeauter tous ses moments de spontanéité sous sa réflexion. Et la réflexion aurait toujours pour fonction de déterminer ce qu’il est bien de faire, et les conditions qui permettront de le faire, comme pour l’artiste. Et si l’on réfléchit plus avant sur la réflexion – hé oui, on ne se refuse rien en philosophie ! – on s’aperçoit que chacun a pour tâche prioritaire de déterminer en quel sens il lui faut agir pour faire de sa vie quelque chose de bien – autrement dit de donner sens à son existence. L’action selon Spinoza est le comportement qui est déterminé par ce qu’on est. Et bien ce qu’on est, c’est un « être humain », soit le seul vivant qui, pour trouver sa place sur Terre, doit donner sens à son existence. Donc agir, c’est se comporter en fonction du sens que l’on donne à son existence, autrement dit en fonction de sa vision du bien.
- Et donc réagir, c’est se comporter en fonction du bien de quelqu’un d’autre ?
- (a-s) : Hé oui, ça l’est souvent ! Mais pas toujours. Lorsque tu retires ta main de la flamme qui se rapproche trop, bien sûr tu réagis pour ton bien, mais il s’agit de ton bien physiologique, celui que tu partages avec les autres animaux. Ce n’est donc pas le bien qui exprime ton humanité. N’oublions pas que des humains – comme ce jeune tunisien il y a 10 ans, déclencheur des révolutions arabes – peuvent s’immoler par le feu parce qu’ils jugent que c’est par là que passe le sens de leur existence.
Par contre si tu choisis réactivement le lot de 5 boîtes bien mis en évidence avec un prix en « 99 », il est certain que tu fais d’abord le bien (à courte vue) du distributeur qui s’est alors servi de toi comme moyen. - On peut quand même choisir le pack librement !!
- (a-s) : C’est vrai, et on peut appeler alors l’achat une action, conformément à la définition de Spinoza. Mais c’est plus difficile que ça en a l’air ! Il faut penser objectivement la valeur de cet achat en fonction de ce qu’on a réfléchi être son bien. Or, il y a une constellation convergente d’incitations venant de la mise en scène du produit qui peut en arriver à noyer son évaluation objective par les motifs subjectifs qu’elles suscitent en réaction. C’est pourquoi le principe de refus d’achat décidé en commun de certains types de marchandises parce que cela est bénéfique à la société est beaucoup plus efficace. Il faut en effet reconnaître – ceci aussi Spinoza l’a démontré – qu’une réflexion conséquente sur le sens de notre existence amène obligatoirement à concevoir et vouloir réaliser un bien qui vaut pour tous les individus réunis en société, un bien commun. C’est sur ce bien commun que nous prenons position lorsque nous préconisons de sortir de la logique de la valeur d’échange pour imposer des finalités d’intérêt collectif à l’économie.
- Oui, mais ceci n’est pas très nouveau. J’ai toujours entendu que l’intérêt collectif devait prévaloir, et constaté que l’intérêt particulier prévalait en fait !
- (a-s) : Oui, mais n’y voit-on pas plus clair pour surmonter cette impasse ? N’a-t-on pas compris que c’est l’entrée en réflexion, et singulièrement l’entrée en réflexion sur le sens de sa vie, qui est aujourd’hui le point critique de notre avenir commun ?
- Oui, cela, maintenant, je le comprends : il faudrait réfléchir si, en fonction de ce qu’on juge être bien, il convient d’acheter le lot. Mais je ne conçois pas qu’on puisse forcer les gens à réfléchir, ni même les convertir à la réflexion.
- (a-s) : Tu as raison. Mais il n’en est pas besoin : le désir de réfléchir le sens de sa vie est ancré en tout esprit humain.
- Cela ne me paraît pas du tout évident !
- (a-s) : Tu te trompes. Rappelle-toi que lors du confinement du printemps dernier sont venues de toutes parts des expressions qui posaient le problème du « monde d’après » ! Cela présuppose qu’on renouait avec la question du sens de son existence.
- C’est normal puisque l’on prenait conscience de la vulnérabilité de notre organisation sociale.
- (a-s) : Je ne crois pas que ce fût le facteur décisif. Notre vulnérabilité collective a pu être éprouvée en mille occasions auparavant, entre les catastrophes industrielles, la chute de la biodiversité, l’effondrement des banquises, les pollutions que l’on retrouve partout, etc. Non, le facteur décisif qui a permis de réfléchir sur le sens de son existence a été tout simplement la disponibilité ! Le confinement a installé une rupture dans une vie quotidienne qui, dans notre organisation sociale sous le règne du marché, nous surcharge de comportements réactifs. Nous sommes constamment tenus en haleine de devoir réagir.
- Ne noircis-tu pas la situation ?
- (a-s) : Pas du tout ! Cette frénésie à réagir intoxique même notre temps soi-disant disponible, celui qui est vécu hors des devoirs sociaux communs (travailler, éduquer, entretenir). Elle nous installe dans un rapport négatif au temps qui s’exprime dans le sentiment de « n’avoir jamais le temps » – ce phénomène est très bien étudié par le sociologue Hartmut Rosa (voir en particulier Aliénation et accélération, La Découverte, 2012). Il faut comprendre que nous sommes pris dans un système social en lequel le comportement réactif s’auto-alimente. D’abord, parce qu’il promeut des rapports de compétition. Or la compétition est une logique de comportements réactifs sans fin : on n’en finit jamais de se parer de signes qui démarquent d’autrui pour se faire valoir socialement. Ensuite, parce que l’on pâtit d’une frustration existentielle : c’est comme une inquiétude qui travaille en tâche de fond parce qu’on ne maîtrise pas le sens de son existence. Du coup, on réagit sans cesse au flux de sollicitations qui proposent des biens-pansements qui sont autant de satisfactions éphémères dont la quête et l’obtention donnent l’impression de remplir son existence, et par là lui donne un ersatz de sens.
- Mais, on peut se sortir de cette condition où notre existence nous échappe …
- (a-s) : Oui, la condition favorable en est le silence. Je veux dire la cessation du bruit de cette nuée de sollicitations qui nous affectent. Mais, il est vrai que ce silence se vit dans une première phase négativement, un peu comme la période de sevrage d’une drogue trop longtemps pratiquée. Il est bon alors d’être accompagné.
Ce que nous pouvons conclure, c’est que cette logique de la « réaction en chaîne » de l’individu pris dans l’organisation marchande de la société est le point focal de son aliénation, et donc le lieu d’où viennent tous les malheurs actuels qui bouchent les perspectives d’avenir. Nous proposons d’appeler « activisme » cette logique de l’activité comme réaction en chaîne. L’activisme, c’est l’activité qui n’en finit jamais parce qu’elle se reconduit de son achèvement même.
L’activisme s’oppose à l’action. Le produit de l’action est l’œuvre. L’œuvre valorise toujours celui qui l’a réalisée, tout simplement parce qu’elle procède de la vision du bien qu’il a librement formée. Et, lorsqu’elle est reconnue par autrui, elle valorise l’humanité même. C’est bien pourquoi l’œuvre est protégée, se transmet, se conserve éventuellement dans un lieu dédié (comme un musée), se contemple… D’ailleurs, toujours l’œuvre se contemple, ne serait-ce que parce que son auteur a objectivé en elle quelque chose de lui-même, et quelque chose de bien ! Hommage soit rendu à la faiseuse de babioles avec ses bouts de tissus en reste, au bricoleur du dimanche, dont les œuvres sont mises en scène dans le salon pour témoigner de la valeur de l’humanité ! - Et pourquoi ne pas contempler le large téléviseur ultra-haute-définition également, œuvre éminente de la technique moderne ! ?
- (a-s) : Bonne question ! On peut le contempler en tant qu’œuvre d’ingéniosité technique, en tant qu’œuvre de designer. Mais cette contemplation reste relative à ces points de vue restreints. Car si l’on considère à travers ce téléviseur, le travail des enfants dans les mines où s’extraient les métaux rares, les conditions de travail dans les usines d’assemblage chinoises, les transports polluants qui ont acheminé les composants, puis l’objet lui-même, jusqu’au salon où il trône, le devenir de l’objet comme rebut alimentant un montagne de déchets dans un pays pauvre d’Afrique, sans compter le racolage veule de tant de programmes qu’il va rendre visibles pour faire monter l’audience, alors l’humanité ne peut se sentir grandie de ce produit, il n’est plus contemplable !
- Il a quand même une valeur !
- (a-s) : Certes ! Mais qui contemple un téléviseur ? Même l’ouvrier chinois qui procède à la finition de son assemblage n’en n’a pas la disponibilité ! Contempler, c’est prendre son temps, juste l’opposé de ne pas avoir le temps. Nous avons déjà eu l’occasion d’expliquer[iii] que tout bien produit par l’homme pouvait prendre une troisième valeur, outre sa valeur d’usage et sa valeur d’échange. Cette valeur, on peut tout simplement l’appeler sa valeur humaine. C’est l’attachement humain au bien en ce qu’il exprime des qualités de ceux qui ont œuvré à sa production qui rehaussent la conscience qu’on a de la valeur de l’humanité. C’est cette valeur qui motive la contemplation. Même si elle est ignorée des traités d’économie, la valeur humaine des biens est toujours beaucoup plus présente qu’on ne le croit. C’est sur elle que s’appuie le marketing pour exploiter l’attachement à une marque.
Ce qu’on reconnaît, dans l’attachement humain aux biens, c’est la valeur de l’action humaine par opposition au comportement de réaction. Comprends-tu maintenant que tout le problème que nous posions lorsque nous confrontions l’impératif de réduction de la pollution à l’impératif du maintien de l’activité économique, doit être ramené à un choix de valeurs ? - Heu … oui ! La valeur de l’action opposée à la réaction.
- (a-s) : C’est bien cela. Du point de vue de l’action, cette contradiction entre écologie et économie n’a pas lieu d’être !
- Sans doute. Mais je ne suis pas sûr de bien comprendre …
- (a-s) : Pour le dire plus précisément : L’action est un sens de l’activité humaine qui ne peut pas susciter une telle contradiction. Cette réflexion nous a amenés à une claire conscience qu’il y a deux sens possibles de l’activité de l’homme de transformation de la nature.
• Il y a un sens inhumain, c’est la réaction, ou plutôt l’activisme, c’est-à-dire la logique de la réaction en chaîne. L’activisme humain qui a été lancé il y a deux siècles par la révolution industrielle est ravageur pour la biosphère qu’il exténue, mettant la Terre dans le risque de devenir une planète morte. Il met en danger la viabilité de l’espèce humaine. Il est épuisant pour l’individu humain auquel il ne laisse jamais de temps, et psychologiquement déprimant puisque cette incessante activité n’a finalement pas de sens.
• Il y a un sens humain, c’est l’action. L’action installe l’individu dans un rapport positif au temps. Elle apporte à l’homme une pleine satisfaction en lui permettant de valoriser ses qualités proprement humaines. Dans sa transformation, elle laisse, comme les autres espèces, son temps de respiration à la nature, le temps de la contemplation étant une limitation à son dérangement – limitation qui d’ailleurs, du point de vue humain, est un présent, et non une contrainte. - Je crois que je comprends. Au fond, légiférer contre la pollution, le gaspillage, est vain. Légiférer pour des parcs naturels, des zones protégées de vie sauvage, est vain (sans compter la mise en difficulté de la vie des indigènes). On n’est jamais arrivé à avancer dans cette voie. Ce qu’il faut, c’est aborder dans un autre sens son rapport à l’environnement naturel.
- (a-s) : Et j’ajoute qu’il suffit de faire attention à ce que nous aimons en nous et dans les autres pour nous apercevoir que nous avons tous le sens de l’action, que nous agissons beaucoup plus que cela apparaît, puisque l’espace public médiatisé est saturé de marchandises. En réalité notre sens de l’action demande de façon pressante à avoir le droit de cité.
[i] Cette apparition est mise en perspective dans notre article Du grand silence de l'économie bavarde.
[ii] Il s’agit de l’étude systématique de l’étiologie des comportements irréfléchis en s’appuyant sur la connaissance des mécanismes du cerveau (neurosciences).
[iii] Du grand silence de l'économie bavarde, voir en particulier à partir de « L’humanisation des biens ».