Journal de pandémie, 20 mars 2020
Le covid-19 et la condition humaine
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La prix de la vie
La vie est sans prix, déclarait récemment en substance Andrew Cuomo, le gouverneur de l'État de New-York. Nous penserons à l’économie plus tard. Si nous sommes encore vivants, nous pourrons toujours la redresser. Ce n’est pas le moment de critiquer sur la grande place publique un idéal si largement répandu. En milieu restreint, comme le site de l’Agora, il faut toutefois le faire. Non pour inviter les chefs d'État à sacrifier froidement des malades à des impératifs économiques mais par amour de la vérité et pour faire face à l’inévitable le plus humainement possible. En France, ce 20 mars, le mot triage est déjà sur bien des lèvres : il y a des limites à ce que l’on peut faire, même dans les pays riches, pour sauver des vies. Il y a même des situations où les limites humaines, l’épuisement des soignants, s’ajoutent aux limites matérielles. Le déni de ces limites n’est pas plus acceptable que le déni de devoir les repousser le plus loin possible vue la gravité de la situation. L’essentiel est de garder l’esprit assez clair et assez près du cœur pour que les personnes exclues des soins extrêmes ne se sentent pas violentées par leurs semblables en plus de l’être par la nature. Dans les pays pauvres, la faucheuse passera sans discrimination et peut-être même sans statistiques.
Notre vie est sacrée, elle n’est pas un absolu pour autant. Si elle est par-delà tous les prix en tant que chose sacrée, elle a aussi en tant que chose relative un prix variant selon les circonstances. Le premier ministre a droit à des gardes du corps, pas vous, pas moi. On n’envoie pas la femme enceinte sur la ligne de front. Ce qui est nécessaire à la vie universelle ce sont les éléments, l’eau, la terre, l’air, le feu.
Double danger à éviter : noyer la mort des individus dans les statistiques et accorder trop d’importance à celle de l’un ou l’autre d’entre eux. Souvent dans les pays riches, quelques morts retiennent plus l’attention que des milliers dans un pays pauvre voisin. Pol Pot a enterré vivantes 100 000 personnes sous les yeux indifférents du reste du monde.
Pendant une grève sauvage dans les hôpitaux du Québec, en 1985, j’ai recueilli un précieux témoignage. Une dame âgée de 88 ans était à l’article de la mort et elle le savait. Veillait sur elle une jeune infirmière enceinte qui en était à son troisième quart. Cela aussi la vielle dame le savait, le sentait et la chose l’indignait. Devant l’un de ses enfants à son chevet, elle a fait le geste d’arracher son masque, ses fils et ses tubes et trouvé la force de dire: « Ça n’a pas d’allure !» Sous-entendu : le sursis de quelques jours que l’on veut assurer à mon corps à l’agonie ne vaut pas la peine que se donne cette jeune femme. Ce n’est pas là un appel au sacrifice des personnes âgées ou handicapées. Ce n’est pas l’âge ni la condition de la personne qui est en cause, mais la proximité et l’inéluctabilité de sa mort face aux promesses de deux vies.
Cette dame s’attendait toutefois d’être aimée et d’abord à ne pas être violentée. J'en appelle ici à Simone Weil, ce qui est sacré, ce n’est pas à vrai dire ma vie, c’est moi, cet être fini « qui s’attend à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal», pauvre mortel qui rêve d’être immortalisé par l’amour. « Il y a, écrivait Simone Weil, depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré l’expérience des crimes commis, soufferts ou observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal. C’est cela avant toute chose qui est sacré dans tout être humain.» (Écrits de Londres et dernières lettres)
Marie Noël fera écho à cette pensée :
«Quel verbe, si Dieu soit-il, pourra me rendre
Le mot d’amour que personne ne m’a dit ? »
(Après)
Simone Weil elle-même est morte privée des soins qu’on estime essentiels aujourd’hui. Elle n’aurait jamais reproché à qui que ce soit de lui avoir fait du mal volontairement. Elle assumait sa condition humaine jusqu’à sa limite, l’inévitable mort. Elle avait été aimée. Elle avait aimé, elle aimait encore. Elle aimait même le Créateur de ce monde sans pitié, au point d’écrire : «la nécessité en tant qu’absolument autre que le Bien est le Bien lui-même.» Un tel consentement au destin est la chose au monde la plus incompréhensible; Bien des gens pourtant semblent la comprendre lors des catastrophes naturelles où, au lieu de maudire le destin, ils aiment davantage leur prochain.
Le mot d’amour on l’attend encore même quand on l’a déjà entendu, on l’attend dans toute sa force quand il n’a été que murmuré. C’est ce qui rend tragique la mort des victimes du covid-19, en confinement entre scaphandriers et robots. Cela fait aussi partie de la nécessité. Antigone préfère aller aimer chez les morts plutôt que de vivre dans ce monde, mais Créon doit assurer l’ordre sur terre. Ils appartiennent à la même humanité.
La beauté, celle d’un être cher, celle de la nature et celle des grandes œuvres d’art est ce qui éveille l’amour en nous parce qu’elle est elle-même une manifestation de l’amour. Elle est, après le regard et la main tendue des êtres chers, ce dont les grands malades ont le plus besoin. Je n’oublierai jamais cet ami qui, branché pour la dernière fois sur son rein artificiel, ne semblait désirer qu’une chose : avoir son tableau préféré en permanence sous ses yeux : L’agneau mystique de Van Eyck. Ne pourrait-on pas accrocher des tableaux aseptisés sur les murs des chambres destinées aux victimes de la covid-19. Le mot d’amour que personne peut-être ne leur aura dit, ce sera cette présence réelle de la beauté.
Il ne faut s'ébahir, disaient ces bons vieillards
Dessus le mur troyen, voyant passer Hélène,
Si pour telle beauté nous souffrons tant de peine :
Notre mal ne vaut pas un seul de ses regards.
(Ronsard)
Rien n’interdit de choisir cette interprétation : cette beauté n’était pas celle de la courtisane qui avait fait le malheur des troyens mais celle de la femme éternelle qui le rachetait. La beauté est le sourire de la nécessité à ceux qu’elle meurtrit. N’est-ce pas là la signification de l’importance accordée à la beauté de cérémonies funéraires dans tant de cultures. Savons-nous ce que nous perdons ?
Le génie de notre époque
La mobilisation et la concertation des chercheurs à l’échelle internationale de même que celles des soignants, des autorités publiques et des entreprises privées dans les nations sont des choses admirables. Elles rappellent la façon dont en quelques mois, en 1941, les Américains ont relevé le défi d’une grande guerre sur deux fronts. C’est le génie de notre époque. Faut-il en conclure que nous pouvons nous dispenser de faire appel au génie des époques antérieures, lesquelles, à défaut de moyens techniques les incitant à rêver d’un monde parfait, ont su faire contre mauvaise fortune bon cœur et bonne intelligence. Nous devons les tragédies grecques à des malheurs jugés inévitables.
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Surmédicalisation et épidémies imprévues
La surmédicalisation est un fait bien établi. En temps normal, elle provoque l’encombrement des cliniques et cabinets, surtout privés, des pharmacies, des laboratoires et même des hôpitaux. Advenant une maladie contagieuse comme la covid-19, cet encombrement crée un problème majeur : comment assurer les soins coutumiers tout en relevant le défi des nouvelles urgences ? On ne peut sans doute pas maintenir des lits vides à cette fin, mais quelles pourraient être les autres mesures préventives ? Il y aura, sur ce plan, de bonnes leçons à tirer de l’expérience en cours.
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Au secours de la science
Dieu a beaucoup perdu pour avoir été associé, à tort et à travers, aux causes et aux remèdes des maladies. La science ne court-elle pas aujourd’hui le même risque ? Avec une rare unanimité les chefs d’État s’en remettent à elle, sans toujours assumer leur juste part dans des décisions qui enferment une grande marge d’inconnu. Dans le cas du covid-19, un expert qui observe les choses de haut, froidement, estimait que les mesures extrêmes feront plus de mal que le virus. Le même jour, un autre expert, œuvrant dans un hôpital d’une région durement touchée, réclamait des mesures encore plus coercitives. Ils sont tous les deux rigoureux, mais l’un compare des statistiques et l’autre voit mourir des voisins loin de leurs proches.
Le scénario des deux courbes, la plate et la pointue, est devenu une norme. Cette norme est fondée sur des expériences, celle du SRAS notamment et dans le cas du COVID-19, sur le précédent chinois, mais qu’adviendrait-il si des facteurs nouveaux devaient changer la donne dans divers pays ?
Tel est le contexte dans lequel les chefs d’État doivent prendre leurs décisions. En raison de sa complexité, il est une invitation à la prudence, cette vertu qui est le génie de l’action car elle consiste, dans les situations de crise aigüe, à viser les fins de la raison sans une aide suffisante de la raison, c’est-à-dire sans connaître toutes les données essentielles du problème… et sans disposer du temps nécessaire à leur examen.
Chez un chef d’État vraiment soucieux du bien commun, c’est le cas en ce moment du premier ministre du Québec, François Legault, les fins de la raison sont aussi celles du cœur, ce qui inspire aux citoyens une confiance favorisant l’atteinte de la fin visée. Plus ce chef assume ses décisions, plus il rend service à la science, car s’il s’est trompé c’est lui, un simple individu, qui sera blâmé, tandis que s’il s’appuie démesurément sur la science, c’est elle, une grande institution, qui sera discréditée; et s’il a vu juste, il est bon que l’on attribue son succès d’abord à sa prudence, sans quoi on aurait tendance à attribuer à la science des mérites qu’elle n’a pas , ce qui pourrait la détourner de sa première mission : examiner toutes les hypothèses.
Reste la vertigineuse question de l’hétérotélie : en visant une bonne fin on peut en atteindre une autre qui ne l’est pas et des résultats paraissant positifs à brève échéance peuvent s’avérer négatifs à long terme… et inversement.
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Un mal pour un bien?
Je suis de ceux qui pensent que l’espérance de vie, qui est une espérance de durée, est trompeuse, en ce sens que, contrairement à l’interprétation qu’on en donne couramment, elle ne nous renseigne pas sur les réserves vitales des individus et des sociétés. Pour mesurer ces réserves, la culture est peut-être un meilleur indicateur. Nos ancêtres, qui créaient eux-mêmes leurs musiques et leurs mythes, plutôt que de les recevoir empaquetés de sources commerciales extérieures, étaient peut-être plus favorisés que nous sur ce plan, même si leur espérance de vie était inférieure à la nôtre. Impression, je dis bien impression, dont je n’arrive pas à me défaire : plutôt que de vivre au sommet de notre forme, nous nous maintenons juste au-dessous de la ligne de flottaison, à un millimètre de la grippe, du cancer ou de l’épuisement professionnel. Ayant eu l’occasion d’observer dans un passé récent un marcheur de retour d’une très longue randonnée pédestre sur l’Appalachian Trail, j’en suis venu à la conclusion qu’il faudrait instituer pour tous les travailleurs, à commencer par les soignants, un congé sabbatique de plusieurs mois tous les quatre ans. Voici que le Covid-19 offre un tel congé à des centaines de millions de personnes. Puissent-elles en profiter pour se ressourcer dans la nature. Le marcheur que je viens d’évoquer était un infirmier qui s’était brûlé auprès de victimes du sida. Il est revenu radieux et tonique.
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Une pandémie spectacle
Depuis des décennies, je multiplie les mises en garde contre la déshumanisation consécutive au glissement vers le numérique. Je constate que les nouvelles technologies de la communication occupent une place centrale sur tous les fronts de la guerre contre la pandémie. Le développement de ces technologies semble même avoir été inspiré par une anticipation de ce que la santé publique exige aujourd’hui. Sens de l’histoire?
Ne pourrions-nous pas utiliser ces outils pour la recherche, les soins et la gouvernance sans en faire un mode de vie centré sur le spectacle? Tous les autres grands enjeux du moment appartenant eux aussi à la sphère du spectacle, les heures que nous passons devant les écrans ne cessent de croître, alors que, par monts et par vaux, nous aurions intérêt à laisser monter en nous-mêmes la sève du printemps.
Ce monde spectacle me rappelle le bouchon du pêcheur au moment où, dans les profondeurs du lac, un poisson trop curieux secoue l’hameçon parce qu’il veut à la fois devorer l’appât et recouvrer sa liberté. Platon en ferait un mythe. Le poisson serait l’âme humaine, l’appât le spectacle, l’hameçon les médias et le bouchon la fluctuation de la cote d’écoute et de la bourse.
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Distance sociale
En Europe, les pays latins, Italie, Espagne, France, semblent devoir être les plus touchés par le covid-19. Pour le moment du moins, mais quoi qu’il en soit, les questions que cela soulèvent ont une portée universelle. Ce sont les pays où l’on vit le plus dehors, dans les lieux publics, des pays reconnus pour leur sociabilité. Là aussi les médias, sociaux et autres, ont commencé à se substituer aux rapports immédiats de vivant à vivant. La crise actuelle renforcera-t-elle cette tendance? Nous dirigeons-nous vers un monde où, pandémie ou non, tout sera de plus en plus télé : télé travail, télé école, télé médecine, télé religion, télé amour ?
Si la crise devait durer longtemps, les ventes en ligne ne porteraient-elles pas un coup mortel au commerce de proximité et à la convivialité qu’il favorise. Réponse d’un ami à cette question : «Le monde dans lequel nous vivrons l'an prochain (si le virus ne nous emporte pas) sera radicalement différent de celui où nous avons vécu l'an dernier. Pas forcément pire, car ce genre de situations force à penser hors de la boite et, par un curieux paradoxe dont la vie a le secret, l'évitement social recommandé pour ralentir le virus pourrait bien provoquer à un autre niveau un intense rapprochement social. On verra.»
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Santé parfaite
La citation qui suit paraîtra inopportune à plusieurs lecteurs. Ivan Illich, le samaritain dont elle résume la pensée, serait pourtant le premier à se porter au secours des victimes de la covid-19 s’il vivait encore. Il faut considérer son message comme une invitation à ne pas aggraver un mal par trop réel en l’interprétant à la lumière d’un idéal imaginaire.
«Dans les pays développés, l’obsession de la santé parfaite est devenue un facteur pathogène prédominant. Le système médical, dans un monde imprégné de l’idéal instrumental de la science, crée sans cesse de nouveaux besoins de soins. Mais plus grande est l’offre de santé, plus les gens répondent qu’ils ont des problèmes, des besoins, des maladies. Chacun exige que le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et prolonge la vie à l’infini. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Oubliant ainsi qu’un tel dégoût de l’art de souffrir est la négation même de la condition humaine.» (Le Monde diplomatique, mars 1999)
On mesure aujourd’hui à la fois la force et la faiblesse de cet idéal nouveau. La force : la lutte contre la pandémie est vécue comme une guerre que l’humanité et chaque nation doivent gagner. Aura-t-on jamais entendu autant de témoignages de foi en l’homme ? La faiblesse : sans consentement aux limites, à l’imperfection, sans amor fati, quel sens pourrons-nous donner à des souffrances qui se métamorphoseront plutôt que de disparaître ? Schopenhauer l’avait compris : nous oscillerons toujours entre la misère et l’ennui, un ennui qui nous conduira vers des bateaux de croisière où la misère nous attendra.
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Un peu de stoïcisme
Lu dans un manuel de philosophie: «n'attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites. Décide de vouloir ce qui arrive... et tu seras heureux.» Sénèque : « Agunt volentem fata, nolentem trahunt» (« le destin conduit celui qui acquiesce mais entraîne celui qui refuse») Cette pensée, justement parce qu’elle est absolument contraire à l’esprit de notre temps, conserve toute sa pertinence et la conservera, du moins jusqu’à ce que la mort, déjà niée dans l’imaginaire, ne le soit dans les faits. Prévois le pire et prépare le meilleur.
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Le microbe et le terrain
Le bon Dieu et le diable sont aujourd’hui dans l’atome. L’infiniment petit isolé est en toutes choses la cause du mal et celle du bien, y compris dans l’ordre moral où la faute d’un seul individu peut ébranler une institution et discréditer un principe universel. En mathématique et en physique, dans l’ère moderne, tout a commencé par le calcul infinitésimal. En médecine c’est à Semmelweis sur le plan empirique et à Pasteur sur le plan théorique qu’il faut remonter. Mais si Pasteur a su expliquer le mal par le microbe, cet infiniment petit venu de l’extérieur, il avait aussi noté l’importance du terrain dans la contagion, le terrain, c’est-à-dire l’organisme dans son ensemble y compris ses dimensions psychologique et spirituelle.
Dans le cas de la prévention du covid-19, l’accent est mis exclusivement sur le virus. La chose est logique, car même si le virus a besoin de la complicité du terrain pour faire son oeuvre, il est la seule cause immédiate bien identifiée sur laquelle il est possible d’agir rapidement. Les autres facteurs de risque évoqués, la vieillesse, le diabète, l’obésité et autres conditions affaiblissant le système immunitaire, font partie du terrain, lequel ne peut s’assainir que lentement et par des moyens qui ne se réduisent pas à des techniques, biologiques, juridiques et administratives dont l’efficacité est mesurable.
Cela dit, certains faits doivent retenir l’attention. À l’époque où John Snow a découvert que l’eau polluée de la Tamise était la cause du choléra à Londres, l’hypothèse à la mode était celle des miasmes de l’air. Pourquoi alors, s’est demandé Snow est-ce le système digestif qui est touché ? C’est ce qui l’a incité à chercher la cause dans la Tamise, près des égouts. Comme le covid-19, après d’autres virus semblables, a pour cible le système respiratoire, le bon sens de John Snow nous incite à penser que la pollution de l’air affaiblit le terrain. Apparaît alors un lien entre d’une part les particules fines, le co2 et donc le réchauffement climatique et d’autre part les épidémies touchant le système respiratoire. On aurait tort toutefois de se limiter à cette dimension biologique du terrain, car c’est d’abord sur le plan social, moral et spirituel que tout se joue. Là est la cause de la fatale démesure.
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Vie intérieure
Avez-vous vu ou entendu aux heures de pointe dans les médias un seul représentant du vaste monde de la vie intérieure, philosophe, ministre d’un culte, guide spirituel ? Dans notre société, cela relève de la vie privée, me répondra-t-on. Mais advenant le cas, où il faille faire preuve d’une vertu héroïque parmi les soignants et parmi les proches des malades, l’appel à la solidarité des autorités politiques suffira-elle ? Il y a une leçon à retenir de l’histoire, de celle de l’Occident en particulier : les services hospitaliers ont été offerts par des religieuses et des religieux. Florence NIgthingale elle-même, à l’origine de la profession moderne d’infirmière, avait des mobiles religieux. Le docteur Rieux, héros de l’absurde dans La peste de Camus, serait-t-il le saint dont pourrions avoir besoin ? Encore faudra-t-il des écrivains et des philosophes pour le proposer comme modèle. Semmelweis fut à bien des égards ce héros de l’absurde avant la lettre, mais il a fallu le génie littéraire de Louis-Ferdinand Céline pour nous le présenter sous cet angle.
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La maladie et le mal
Depuis Hippocrate, l’explication de la maladie, dans la médecine occidentale, s’est construite par l’élimination des causes morales et religieuses au profit de causes naturelles. La responsabilité personnelle devait toutefois réapparaître sous une forme plus rationnelle dont l’hygiène est un bel exemple, mais l’histoire ne s’arrête pas là. Après avoir été dissociée de la maladie, l’idée même de mal est tombée en discrédit, et avec elle celle d’une meilleure vie intérieure, d’une purification assurée par des nourritures appropriées. Alors a surgi, dans toute sa force, l’illusion qu’il suffit, dans le domaine de la santé comme dans tous les autres, d’avoir recours à des moyens extérieurs.
Le terrain est tributaire de tout ce qui l’entoure et souvent le dépasse. Il faut, pour veiller sur lui, beaucoup d’humilité, une vertu en chute libre dans la bourse des valeurs. À force de désirer trouver à lui seul remède à ses maux, l’homme s’est persuadé que ces maux n’étaient que des accidents du parcours historique et qu’Il suffirait, pour en triompher de supprimer, un à un, méthodiquement, les facteurs extérieurs de risque sans prendre le terrain en considération dans toutes ses dimensions.