« C’est la vraie marque d’un philosophe que le sentiment d’étonnement que tu éprouves ! »
Platon, Théétète
On ne s’étonne pas assez de ce mouvement général d’inscription dans la loi du mariage pour les homosexuel(le)s.
N’est-il pas étonnant que des groupes sociaux, qui ont de haute lutte obtenu une reconnaissance sociale de pratiques sexuelles différentes, veuillent se fondre dans l’institution du mariage qui a toujours symbolisé l’hétérosexualité comme norme sexuelle exclusive ?
N’est-il pas étonnant que des groupes sociaux qui ont, dans les dernières décennies du XXe siècle, dénonçé avec véhémence, et de manière clairvoyante, le mariage comme cadre d’une « prostitution légale » de la femme, le revendiquent aujourd’hui pour eux(elles)-mêmes ?
N’est-il pas étonnant qu’à une époque où l’institution du mariage est, de fait, très mal en point – qui croit, hors la subjectivité des mariés (quand ils sont amoureux), à l’engagement à vie d’un couple ? –, elle devienne l’enjeu d’une lutte à ce point passionnée ?
Avec jeu de mot, ce qui est vraiment étonnant, c’est ce mariage entre les homosexuel(le)s et le mariage !
Dépréciation du mariage
Notre temps est caractérisé par un écart maximum entre la représentation commune (imaginée) du mariage et sa réalité – ce qui est un signe de la faiblesse de l’institution. Sa représentation est toujours celle d’un engagement pour la vie (et c’est ainsi qu’il est revendiqué des deux côtés comme enjeu de la lutte concernant sa légalisation pour les couples homos). Sa réalité est de fonctionner comme un contrat à durée limitée non maîtrisée qui vaut comme utilité dans la gestion d’un patrimoine (surtout pour sa transmission) et comme garantie d’un cadre d’accueil des enfants – garantie imparfaite puisqu’il arrive souvent que la présence d’enfants jeunes ne suffise pas à le prolonger.
Nul doute que les homosexuel(les) marié(e)s connaîtront les mêmes déconvenues, les mêmes situations de divorce pénibles, voire sordides, surtout s’ils(elles) ont des enfants, dans leur vécu du mariage, que celles que vivent fréquemment les mariés hétérosexuels.
Alors quel est l’enjeu ? L’« égalité des droits » nous répète-t-on de manière incantatoire. Mais pourquoi alors tant d’énergie pour un droit aussi affaibli ?
Une passion homosexuelle
Le manque de raisons objectives nous invite à regarder du côté des motifs subjectifs. Il faut alors rappeler ce qu’impliquait être homosexuel(le) dans le passé. C’était être confronté à une intolérance ambiante impitoyable qui portait la menace de la violence et de l’exclusion (on aimerait écrire cela définitivement au passé, mais c’est encore parfois vrai aujourd'hui). Toute une série de vécus négatifs tels la peur, la nécessité de vivre secrètement ses liens les plus chers, l’éventualité et l’angoisse du coming out, etc., se catalysent alors comme conscience de la difficulté d’être ce que l’on est, c’est-à-dire d’accepter son identité dans un contexte social qui ne semble pas pouvoir l’accueillir. Et c’est seulement en revendiquant sa différence dans un cadre collectif, comme cela a été fait ces dernières décennies, que l’homosexuel(le) a pu s’assurer de la valeur de son identité.
Il reste que, quoique reconnu, accepté socialement, et même quand ses intérêts propres sont pris en compte par la loi (en France, avec le PACS), l’homosexuel(le) d'aujourd'hui n’est pas totalement quitte de son passé. Car nécessairement – c’est une loi du psychisme – dans la difficulté de vivre le sentiment d’être rejeté, s’est formé le fantasme d’« être comme tout le monde » Ce fantasme était alors la seule réponse possible à une situation à la fois irrémédiable pratiquement et intolérable psychiquement. Ce fantasme, enfoui dans les couches profondes du psychisme, trouve aujourd’hui sa voie vers la réalité dans la revendication de « l’égalité des droits », et d’abord, car c’est là le cadre normal de la sexualité, le droit de constituer une cellule familiale comme tout le monde. Ceci a pour conséquence que la revendication pour la parentalité n'est pas séparée de celle pour le mariage : dès le soir du 23 avril (jour de la légalisation du mariage), les militants français pour cette « égalité » exprimaient leur insatisfaction tant qu'ils n'auront pas obtenu le libre accès à la PMA (procréation médicalement assistée).
Autrement dit, la revendication du mariage de la part des homosexuel(le)s se montre aussi décalée par rapport à la réalité objective parce qu’elle est de nature
passionnelle – la passion étant finalement un désir qui, parce qu’il est enraciné dans un fantasme profondément enfoui, lié à une blessure passée du psychisme, s’impose de manière impérieuse, insistante, et sans compromis.
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Notons qu’il y a aussi des motifs passionnels dans l’autre camp, qu’on repère dans la crispation sur certaines valeurs traditionnelles (que nous nous dispenserons d’élucider plus avant ici). Mais c’est bien cet investissement passionnel de part et d’autre qui rend compte de l’impossibilité du dialogue et de la violence de l’affrontement qui ne peut se terminer que par la victoire d’un camp sur l’autre.
Puissance d’un mouvement
Aujourd’hui, c’est plutôt le camp en faveur du mariage homosexuel qui semble être vainqueur. On le comprend si l’on prend conscience des autres puissantes forces sociales sur lesquelles il peut s’appuyer.
La première force est un mouvement intellectuel né de la critique radicale du discours moderniste par Heidegger, approfondi et systématisé en France, en particulier par Derrida, comme « déconstruction ». La déconstruction est la critique systématique des textes pour mettre à jour, derrière les mots évidents sur lesquels ils sont construits, les présupposés intéressés qu’ils cachent et que, souvent, ils se cachent. Surtout à partir de l’Amérique du Nord, où la déconstruction a beaucoup intéressé les milieux intellectuels, les mouvements homosexuels et féministes radicaux s’en sont nourri pour remettre en cause le lien, communément jugé nécessaire, entre le sexe comme réalité physiologique et le genre comme réalité culturelle. C’est ce qu’on appelle les « gender studies » (les études sur le genre), qui affirment que ce lien – par exemple entre la possession d’un utérus et le genre « femme » (autrement dit le rôle social de femme vouée à enfanter et à s’occuper de sa progéniture) – n’est que l’expression idéologique du pouvoir mâle. On en tire la conséquence que le genre – masculin ou féminin – n’est rien d’autre qu’une construction culturelle, ce qui laisse toute latitude pour le construire différemment. Dès lors le fameux couple traditionnel hétéro n’a pas plus de légitimité que le couple homo. En termes de législation, les premiers ne doivent pas avoir plus de droits que les seconds.
La seconde force est celle du pouvoir qu’on peut qualifier de «
techno-marchand », c’est-à-dire du pouvoir qu’apporte au marchand le fait qu’il puisse mettre sur le marché un bien qui bénéficie d’un surplus de technicité
2. Il est de l’intérêt de ce pouvoir que les avancées techniques dans la procréation artificielle puissent se traduire par une offre de biens qui corresponde à une demande ouverte. Ces biens, ce sont les diverses techniques qu'on englobe sous la pudique appellation de «
procréation médicalement assistée » (PMA). Nous parlons de demande « ouverte » pour distinguer le marché qui serait ouvert par la légalisation de la PMA pour les couples mariés homosexuels, de la PMA dont l’usage est déjà autorisé mais de manière restrictive dans le cadre légalement verrouillé de la stérilité médicalement constatée. Dans cet usage médical,
comme le note J. Testart, la technique PMA – le plus souvent la
fécondation in vitro (FIV) – «
ne crée pas un besoin puisque celui-ci préexiste et disparaît dès satisfaction ». Pour que le véritable marché de la procréation artificielle apparaisse, il faut que l'apparition même du bien, par son différentiel technique, suscite le désir. Clairement : il ne pouvait pas y avoir,
il n'y avait pas, de revendication de parentalité pour les couples homosexuel(le)s, avant l’apparition des techniques d'
insémination artificielle avec don de sperme (IAD) pour les couples de femmes, et de
gestation pour autrui (GPA) pour les couples d'hommes ; alors qu'il y a toujours eu demande de remédiation au corps médical des couples n'arrivant pas à procréer.
Une affaire sérieuse
En somme, si, du point de vue du simple bon sens, cette fièvre pour ou contre le mariage des homosexuel(le)s apparaît assez farfelue, elle est finalement une affaire sérieuse.
Elle est sérieuse pour les homosexuel(le)s qui l’investissent de manière passionnelle pour enfin pouvoir créer une cellule familiale « comme les autres ».
Elle est sérieuse du point de vue des valeurs communes puisqu'elle procède d’une « indifférence des valeurs » : toute valeur absolue pouvant être « déconstruite », toutes les valeurs se valent. Il ne reste donc que le jeu des intérêts particuliers ; avec comme seule valeur commune à tous celle que ce jeu puisse se dérouler sans se perdre dans une violence incontrôlable. La légalisation du mariage homo est une grande avancée vers cette société de coexistence des intérêts particuliers, aussi légitimes les uns que les autres, et dont la législation ne vise qu’à assurer l’harmonieuse cohabitation en garantissant les droits de chacun. Par exemple, dans une telle société une revendication à la parentalité de femmes ménopausées, et de seniors en général, sera considérée comme un droit légitime (car ne mettant pas en péril l'ensemble des intérêts particuliers). Et – on le comprend puisqu'on commence déjà à le vivre – toute objection au nom de valeurs absolues – par exemple celle de « dignité humaine » – sera jugée « ringarde » !
Cela tombe bien parce qu’une société en laquelle n’existent que des intérêts particuliers est justement celle qui permet au pouvoir technico-marchand de s’épanouir, car c’est l’offre de biens valorisés par leur différentiel technique qui va apporter la satisfaction des intérêts particuliers. La légalisation du mariage homo est donc aussi une affaire sérieuse en ce qu’elle ouvre la voie à la mise sur le marché de la PMA, c’est-à-dire des techniques de procréation artificielle. Le plus intime de la vie humaine – sa transmission – deviendrait aussi une marchandise ! Par exemple, pour acquérir la parentalité un couple d’homosexuels ne devrait-il pas, d'une manière ou d'une autre, acheter les services d’une mère porteuse, c’est-à-dire trouver une femme en situation de vendre sa grossesse ? Cela ne fait-il pas comprendre que ce qui est la simple convergence des intérêts particuliers du point de vue marchand peut être jugé comme le pire esclavage du point de vue humain ?
Ramenée aux lois du marché on voit que cette fameuse « égalité de droits » revendiquée avec tant d’emphase conduit à une inégalité de fait. En cette affaire, comme en toutes en ce monde libéral en lequel ne jouent que les intérêts particuliers, celui qui peut payer est le maître, celui qui ne peut pas est l’esclave !
La légalisation du mariage homo est enfin une affaire sérieuse parce qu’elle entretient ses partisans de bonne foi dans des illusions. Et nous savons tous que la souffrance de la désillusion est à la hauteur de l’investissement dans l’illusion.
Les pièges de la PMA
Nous avons déjà évoqué l’illusion que peut porter le désir de mariage comme celle de l’égalité de droits. Mais la plus dommageable pourrait bien être l’illusion de parentalité. Sous l’acronyme anodin de PMA, les homosexuel(le)s croient revendiquer la possibilité d’utiliser un simple moyen technique pour un but légitime – être parent – comme on en utilise constamment et pour les buts les plus divers. Mais la PMA n’est pas qu’un moyen car il y a forcément les gènes d’un tiers qui s’introduisent dans le processus. Un tiers dont des traits génétiques caractériseront l’enfant. La famille-PMA sera donc nécessairement obérée d’un parent-fantôme et pourtant bien présent. Le désir de connaître son origine est essentiel à chacun et l’enfant qui saura de toutes façons qu’il est le produit de l’union d’un ovule et d’un spermatozoïde s’interrogera indéfiniment – car pourra-t-il y avoir une réponse satisfaisante ? – sur la personne qui manque dans la photo de famille. Notons que dans les cas de recours à la GPA (grossesse pour autrui) la situation se complique puisque la mère porteuse qui a développé l’embryon qu’on lui a implanté (qui aura pu être fécondé in vitro) ne peut être également abstraite de la parentalité.
Et ce n’est pas fini ! Il y a nécessairement derrière l’avènement du petit enfant l’action déterminante du techno-généticien (peut-on encore l’appeler « médecin » ?). C’est lui qui est toujours à la manœuvre, quelle que soit la technique choisie pour provoquer la fécondation, en amenant le spermatozoïde et/ou l’ovocyte décisif(s). Il a lui aussi sa place dans le tableau parental ! D'ailleurs, dans la mesure où il
choisit – dans une banque de sperme, ou parmi des ovocytes (ou des embryons) techniquement mis à sa disposition (souvent par prélèvement et congélation) – ce n’est plus de la « procréation médicalement
assistée », mais bien de la « procréation médicalement
dirigée » puisque son choix a des conséquences sur les caractères de l'enfant à naître. Au moins, cette façon plus exacte de nommer l’acte technique permet-il de mieux faire sentir le danger d'
eugénisme3 qu’il recèle. Comment, à terme, ne se réaliserait pas la tentation d’offrir plus si l’on paie plus, dans un marché de la procréation artificielle ouvert par sa légalisation non médicale, et qui s'enrichirait bien vite de la demande de couples hétérosexuels auxquels on ne pourrait refuser ce droit (toujours au nom de l'« égalité » bien sûr !) ?
Il faut enfin avoir conscience que, du moins dans l'état actuel des techniques, l'accès à la parentalité par PMA n'est pas un chemin semé de fleurs, mais un long et contraignant processus – nombreux examens, actes de ponction et d’implantation qui peuvent être multiples, etc. – toujours aléatoire (plusieurs tentatives sont parfois nécessaires, taux élevé de grossesses multiples) et risqué (complications suite aux gestes de ponction ou d’implantation).
On le voit, la PMA est loin d’être cette simple technique qui remédie à l’impossibilité naturelle de procréation que l’on présente habituellement. Elle n’est pas réductible à un moyen que l’on oublie une fois le résultat – l’enfant – obtenu. La PMA est telle qu’il y a toujours – qu’il y aura toujours – outre les parents d’état civil, au moins deux parents-fantômes (parfois trois ou plus !) derrière une naissance.
Passé et avenir
La revendication du mariage homosexuel peut tout-à-fait être pensée comme présentation à la société de la dette de son intolérance passée. Il faut néanmoins accepter que ce désir de s’inscrire dans le commun des couples en générant une cellule familiale n'est qu'un fantasme lequel, comme tout fantasme, ne saurait rejoindre la réalité. Ici la nature montre l’invalidité de la « théorie du genre » (les genres féminin/masculin seraient de pures constructions culturelles). Si l’on entend par « nature » un donné de lois qui régissent la biosphère, les rôles de père/mère (lesquels sont des déclinaisons des genres masculin/féminin), qui sont bien des créations culturelles, s’appuient nécessairement sur les lois biologiques qui déterminent le dimorphisme sexuel de l’humanité. C’est pourquoi la nature fait retour par l’impossibilité pour deux personnes de même sexe de procréer spontanément par une relation physique ; mais elle fait retour aussi en compliquant par ses lois les techniques de procréation artificielle au point qu’il est impossible de parler en rigueur de « parentalité » comme on en parle pour les couples hétérosexuels.
Ils serait bien, pour la maîtrise de l'avenir, que les homosexuel(les) écoutent et prennent en compte le plus vite possible ces vérités. Un fantasme agissant comme motif d’une passion est toujours légitime au sens où il a été la seule réponse humainement possible pour apaiser le moi dans une situation trop fortement angoissante. Mais la passion n’en finit jamais de vouloir se satisfaire dans la réalité, parce que ce qu’elle vise est la réparation d’une situation passée, ce qui est évidemment impossible
4. Le hamster peut faire tourner indéfiniment sa roue pour avancer dans sa cage. L’homme lui, par sa réflexion rationnelle, peut se rendre compte de la vanité de ses entreprises passionnelles. Il peut devenir assez lucide pour prendre conscience de leur racine régressive. Alors il est temps pour lui de ne plus rester enferré dans ses démons du passé et de se tourner vers l’avenir, pour positivement construire, avec d’autres, et donc par sa raison, l’humanité qui mérite d’advenir.
Pour moi, en cette humanité, les couples homosexuels pourront réaliser leur désir de transmission aux jeunes générations en prenant la responsabilité de l’éducation d’enfants que les hasards de la vie auront séparé de leurs parents. Peu importe comment ils se feront appeler car l’essentiel du rapport à l’enfant sera là : lui transmettre la culture de l’humanité de telle manière qu’il puisse la porter plus loin – plus loin dans la richesse des œuvres créées, plus loin dans la justice des relations sociales.
Étonnants apparaîtront alors les égarements de l’humanité à une époque où elle s’excitait de sa puissance en produisant ces techniques de manipulation de sa vie telle la PMA – techniques tellement intrusives qu’elles brouillaient la conscience que l’homme avait de lui-même !
« Hé, diront les hommes et femmes à venir, ces folies c’était l’adolescence de l’humanité, et elle a failli en mourir ! »
… s’ils peuvent le dire !
NOTES
1- Sur la passion comme problème pour la liberté voir mon essai Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? Chapitre 10 : La passion comme mode besogneux du désir.
2- Sur l’investissement technique de la marchandise dans notre société voir dans Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? le chapitre 13 : La puissance technique
3- Le fait de compromettre l'indispensable diversité de l'espèce humaine en sélectionnant délibérément certains caractères des enfants à naître.
4- Voir la référence de la note 1