Thérèse Hargot, sexologue et philosophe

Jacques Dufresne

 L’importance que nous accordons dans cette lettre à l’éducation sexuelle, inséparable à nos yeux de l’initiation à l’amour, nous a conduit sur un chemin de traverse qui va de Leonard Cohen à Diotime dans le Banquet de Platon. Diotime est cette sage-femme doublée d’une prêtresse devant laquelle Socrate s’efface dans le Banquet. Cohen, c’est le roi David de la Bible. Nous restons dans l’antiquité. Comment associer les jeunes d’aujourd’hui à cette réflexion à qui elle est destinée ? S’il existait en ce moment une sexologue philosophe, elle pourrait être leur guide. Il en existe une justement : elle s’appelle Thérèse Hargot. Elle a déjà dit, comme Diotime, que l’amour est un «mouvement d’émerveillement permanent.» Le temps nous dira si elle mérite le titre de nouvelle Diotime! Est-ce seulement le retour sans lendemain de Love Story?[1]

  Thérèse Hargot a fondé, en Belgique, Love generation. Voici ce qu’elle raconte sur son site à ce sujet :

« Quand a commencé Love Generation, à l’automne 2008, sous la grisaille Bruxelloise, j’avais invité chez moi les copains de ma sœur, elle était encore en humanités (au lycée). Chacun racontait son cours d’éducation sexuelle si tant est qu’il en ait eu. Ce soir-là on a ri, on s’est révolté aussi. En résumé, une sorte de mélange entre « je vous fous la trouille avec le sida et l’avortement » et « allez-y, surtout faites ce que vous voulez » et un seul slogan : « protégez-vous » ! La morale bourgeoise-judéo-chrétienne balayée a laissé place à un discours sécuritaire et hygiéniste au mieux, un devoir moral d’user de sa liberté sexuelle au pire. Pas une éducation mais une information qui ne passe pas, qui ne marche pas. Vous en connaissez beaucoup des ados qui veulent se protéger, ne pas jouer avec les risques, respecter les interdits des adultes ? Ceux que j’ai rencontrés feraient tout pour être aimé, se sentir vibrer, espérer exister pour quelqu’un. « On nous parle des risques sans nous parler d’amour » alors qu’aimer, c’est risquer. » Source

Thérèse Hargot a 32 ans, elle est née en Belgique, elle est mère de trois enfants, elle vit à Paris, où son travail principal consiste à discuter d’amour et de sexualité avec des jeunes de 10 à 20 ans. En février dernier, elle a publié chez Albin Michel un livre intitulé : Une jeunesse sexuellement libérée (ou presque).

Pour ce qui est des rapports amoureux, Mai 68 en Europe, et les Sixties aux États-Unis marquent le début d’une nouvelle ère : avant c’était non, désormais ce serait oui. Interdit d’interdire. On connaît les névroses et les refoulements que le non a occasionnés. La sexologie a été inventée pour remédier à ces maux. Et depuis ? Depuis, répond Thérèse Hargot, le il faut s’abstenir a été remplacé par le il faut jouir. Les impératifs de la morale traditionnelle ont été remplacés par ceux de la performance obligée et de la médecine préventive. Les MTS n’ont pas disparu. À la culpabilité d’hier a succédé une inquiétude tout aussi paralysante, tout aussi incompatible avec ce plaisir et cette joie d’aimer dont Thérèse Hargot parle si bien.

Voyant le balancier se déplacer entre deux il faut, sans jamais s’élever, Thérèse Hargot pourrait se limiter à constater avec Chesterton : « L’homme boitera toujours par le sexe et pourtant il est au milieu. » C’est oublier qu’elle est féministe, alter féministe plus précisément, et qu’à ce titre elle veut contribuer à l’achèvement de la libération de la femme…et de l’homme.

Les libérer de quoi ? De l’éros consommateur auquel le contexte virtuel les habitue. Thérèse Hargot a grandi avec l’Internet. Ce que les jeunes y apprennent sur les sites pornographiques n’a pas de secret pour elle. Les questions crues qu’ils lui posent ne l’étonnent donc pas. Elle constate cependant que ces questions ne proviennent pas du fond de leur être, mais d’un imaginaire qui a été violenté par les médias.

On l’a classée parmi les féministes différentialistes, celles qui veulent l’égalité entre hommes et femmes, mais dans le plus grand respect de ce qui fait leur identité en tant que représentants de ces deux sexes. Ce qui l’éloigne des féministes de la French Theory (la déconstruction prônée par Derrida) et plus généralement de toutes celles et ceux qui négligent le naturel au profit du culturel.

Les catholiques ont adopté Thérèse Hargot dans une large proportion semble-t-il, même si elle préconise des méthodes contraceptives naturelles que l’Église leur a jadis imposées et qu’ils refusent aujourd’hui. Elle-même n’impose rien, ni au nom de la science, ni au nom de l’Église. Sa troisième voie exclut les il faut dans l’intimité. Puisqu’elle refuse la pilule et ne voit pas la nécessité d’avoir de nombreux enfants, il faut bien qu’elle propose des moyens de limiter les naissances. Dans certaines conditions, pense-t-elle, le respect des rythmes du partenaire, ajoute un défi créateur au désir d’aimer sans contrainte : « Qui dit "pas de pénétration" ne dit pas absence de moment d’intimité sensuelle et sexuelle ! »

Quelles sont les conditions ? « Honnêtement, je ne conseille vraiment pas d’utiliser les méthodes naturelles à 20 ans. Sauf si on est dans un couple très stable (genre marié) et si l’arrivée d’un enfant n’est pas un problème… En fait, ce qui est difficile n’est pas tant de se connaître mais plutôt d’adapter sa sexualité à son cycle et ne pas prendre de risque ! Or, à 20 ans les risques n’effrayent pas et on ne mesure pas toujours la responsabilité que représente un enfant !»

Au Québec, cette troisième voie, si libérée soit-elle, rappellera de mauvais souvenirs, elle apparaîtra sans doute, comme une adaptation de la première voie au contexte créé par la pornographie sur Internet. Quoiqu’il en soit, le message de Thérèse Hargot ne se limite pas à cela. Il contient suffisamment d’opinions pertinentes pour qu’on ait intérêt, même au Québec, à en tenir compte dans un débat sur la culture du viol.

Je n’irai pas plus loin ici sur ce terrain de toutes les controverses. Je soutiens seulement que le point de vue de Thérèse Hargot ne peut qu’enrichir et élargir le débat sur la question et qu’il faudra le prendre en considération dans l’élaboration d’un nouveau programme d’éducation sexuelle.

On peut trouver sur Internet de nombreuses vidéos et de nombreux articles donnant une vue d’ensemble de la pensée de Thérèse Hargot. Voici d’abord quelques extraits de l’interview de FigaroVox :

 « Être libre sexuellement au XXIème siècle, c'est donc avoir le droit de faire des fellations à 12 ans ». La libération sexuelle s'est-elle retournée contre la femme ?
 
Tout à fait. La promesse « mon corps m’appartient » s'est transformé en « mon corps est disponible » : disponible pour la pulsion sexuelle masculine qui n'est en rien entravée. La contraception, l'avortement, la « maitrise » de la procréation, ne pèsent que sur la femme. La libération sexuelle n'a modifié que le corps de la femme, pas celui de l'homme. Soit-disant pour la libérer. Le féminisme égalitariste, qui traque les machos, veut imposer un respect désincarné des femmes dans l'espace public. Mais c'est dans l'intimité et notamment l'intimité sexuelle que vont se rejouer les rapports de violence. Dans la sphère publique, on affiche un respect des femmes, dans le privé, on regarde des films pornos où les femmes sont traitées comme des objets. En instaurant la guerre des sexes, où les femmes se sont mises en concurrence directe avec les hommes, le féminisme a déstabilisé les hommes, qui rejouent la domination dans l'intimité sexuelle. Le succès de la pornographie, qui représente souvent des actes violents à l'égard des femmes, du revenge-porn, et de Cinquante nuances de Grey, roman sadomasochiste, sont là pour en témoigner.
 
Vous critiquez une « morale du consentement » qui fait de tout acte sexuel un acte libre pourvu qu'il soit « voulu » …
 
Avec nos yeux d'adultes, nous avons parfois tendance à regarder de façon attendrie la libération sexuelle des plus jeunes, émerveillés par leur absence de tabous. En réalité ils subissent d'énormes pressions, ils ne sont pas du tout libres. La morale du consentement est au départ quelque chose de très juste : il s'agit de dire qu'on est libre lorsqu'on est d'accord. Mais on a étendu ce principe aux enfants, leur demandant de se comporter comme des adultes, capables de dire oui ou non. Or les enfants ne sont pas capables de dire non. On a tendance à oublier dans notre société la notion de majorité sexuelle. Elle est très importante. En dessous d'un certain âge, on estime qu'il y a une immaturité affective qui ne rend pas capable de dire « non ». Il n'y a pas de consentement. Il faut vraiment protéger l'enfance.
 
A contre-courant, vous prônez la contraception naturelle, et critiquez la pilule. Pourquoi ?
 
Je critique moins la pilule que le discours féministe et médical qui entoure la contraception. On en a fait un emblème du féminisme, un emblème de la cause des femmes. Quand on voit les effets sur leur santé, leur sexualité, il y a de quoi douter ! Ce sont elles qui vont modifier leurs corps, et jamais l'homme. C'est complètement inégalitaire. C'est dans cette perspective que les méthodes naturelles m'intéressent, car elles sont les seules à impliquer équitablement l'homme et la femme. Elles sont basées sur la connaissance qu'ont les femmes de leurs corps, sur la confiance que l'homme doit avoir dans la femme, sur le respect du rythme et de la réalité féminines. Je trouve cela beaucoup plus féministe en effet que de distribuer un médicament à des femmes en parfaite santé ! En faisant de la contraception une seule affaire de femme, on a déresponsabilisé l'homme.
 
Vous parlez de la question de l'homosexualité, qui taraude les adolescents….
 
« Être homosexuel », c'est d'abord un combat politique. Au nom de la défense de droits, on a réuni sous un même drapeau arc-en-ciel des réalités diverses qui n'ont rien à voir. Chaque personne qui dit « être homosexuelle » a un vécu différent, qui s'inscrit dans une histoire différente. C'est une question de désirs, de fantasmes, mais en rien une « identité » à part entière. Il ne faut pas poser la question en termes d'être, mais en termes d'avoir. La question obsède désormais les adolescents, sommés de choisir leur sexualité. L'affichage du « coming out » interroge beaucoup les adolescents qui se demandent « comment fait-il pour savoir s'il est homosexuel, comment savoir si je le suis ?» L'homosexualité fait peur, car les jeunes gens se disent «si je le suis, je ne pourrais jamais revenir en arrière ». Définir les gens comme « homosexuels », c'est créer de l'homophobie. La sexualité n'est pas une identité. Ma vie sexuelle ne détermine pas qui je suis.
Il faut créer des hommes et des femmes qui puissent être capables d'être en relation les uns avec les autres. Il ne faut pas des cours des cours d'éducation sexuelle, mais des cours de philosophie.»
 


***

Cours de philosophie ? Voilà de nouveau Diotime et l’enfantement dans la beauté. En matière d’amour, de sexualité, les jeunes sont incités de faire des choix importants de plus en plus tôt. Or les adultes eux-mêmes ont besoin de toutes les ressources de la culture pour apprendre à faire des choix éclairés. Il faut ou bien apporter la grande culture aux jeunes ou bien retarder l’âge des grands choix.



[1] Roman d’amour, du grand amour d’Éric Segal qui connut un grand succès en 1970 aux États-Unis. Il fut ensuite traduit en 20 langues. Un film sur le même sujet connut un succès semblable.

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