Pensées d'hier pour l'action d'aujourd'hui

Jacques Dufresne


En marge du projet Radicalités convergentes


Il y a plus de cinquante ans déjà, l’éthologiste Konrad Lorenz s’inquiétait de ce que, compte tenu de toutes les connaissances déjà acquises sur les torts infligés à la nature et à la vie, on ait si peu et si mal agi pour freiner ce glissement vers le pire. Il expliquait cette impuissance par le fait que les connaissances en cause, présentées le plus souvent sous forme de données chiffrées, restaient confinées au cerveau, n’atteignant jamais ces couches profondes de l’être où se forment les mobiles puissants. Cette profondeur est l’élément dans lequel pensent et respirent les auteurs que nous rassemblons dans le projet Radicalités convergentes. C’est pourquoi la familiarité, sinon avec chacun d’entre eux, du moins avec les pensées qu'ils ont en commun, nous apparaît comme une occasion unique de nous orienter vers ce que Edgar Morin appelle la Voie.

Ces auteurs ont hélas! aussi en commun un handicap grave aux yeux de la majorité d’entre nous : ils appartiennent à un passé déjà lointain. Comment les y rejoindre et pourquoi? Aux contraintes et aux limites du passé, le progrès substitue des choix et des moyens pour les réaliser. Mille destinations, mille canaux de télévision, mille marques de voiture…Nous pouvons changer de sexe et même d’espèce en devenant posthumanistes. Et quand nous nous heurtons aux limites qui subsistent dans le monde réel, nous pouvons toujours nous réfugier dans le monde virtuel où tout est possible et permis. Étant naturellement portés vers l’ivresse du choix, comme Platon nous l’a rappelé, (voire le Mythe d’Er), comment pourrions-nous accorder quelque crédit à un passé où on en était privé.

Il se trouve hélas! que cette ivresse a un coût écologique si élevé qu'elle est devenue contreproductive : elle détruit les conditions de sa possibilité dans l’avenir. Pire encore, la vie se retire devant la technique triomphante : elle se retire de l’humus sous le choc des produits chimiques, de la mer sous l’effet de la surpêche et du dessalement, des insectes sous le choc des pesticides systémiques…de nous-mêmes, à notre insu, pour les mêmes raisons environnementales et par l’atrophie de notre imaginaire, assailli d’images de machines et de lieux fonctionnels. Nous devenons ce que nous mangeons, ce que nous respirons et ce que nous voyons. Sans vie pour jouir de nos choix, nous ressemblerons bientôt à ces blasés revenus de tout sans être allés nulle part.

Nous nous sommes enfermés dans la pire des contradictions : la liberté (au sens de choix) ou la vie! Deux biens aussi essentiels l’un que l’autre! Nous ne pourrons surmonter une telle contradiction qu'en cessant de confondre les libertés fondamentales, celles du citoyen responsable, avec les libertés superficielles, celles du consommateur capricieux.

Ces faits, connus depuis longtemps, sonnent l’alarme, mais ils ne suffisent pas à nous réveiller de notre sommeil futuriste. Seules des personnes éveillées comme nos auteurs radicaux peuvent le faire, à la condition que nous les abordions avec une ouverture d’esprit active, créatrice, que nous ne rejetions pas ce que nous avons peine à comprendre.

Que voulaient donc dire Mumford quand il constatait, en 1945, que la civilisation arrivait au terme de sa désintégration1 , Ellul quand, dix ans plus tard, il prédisait que le système technicien conduirait à une catastrophe mondiale.2 À quoi pensait-donc Simone Weil quand, à la fin de la décennie 1930, elle écrivait : «L’enfer c’est le paradis par erreur» et ajoutait «Tu ne pouvais pas être née à une meilleure époque que celle-ci où tout est perdu».3 Quel était ce tout mystérieux dont elle avait une si vive nostalgie? Pourquoi cinquante ans plus tard, Ivan Illich déplore-t-il l’humiliation du regard, de l’ouïe, du toucher, de l’odorat, quelle est cette réalité dont il déplore la perte: «nous nous livrons à d’atroces débauches de consommation d’images et de sons afin d’anesthésier notre sens de la réalité perdue.» 4

Pour donner raison à ces grands esprits lucides, il nous faut faire le pari du passé, ne pas exclure qu'il renferme des accomplissements dont nous pouvons tirer mille leçons précieuses, faire l’hypothèse que la vie humaine est mémoire comme la vie en général. Sous sa forme la plus élémentaire, la vie est mémoire et la maladie, dans une large mesure, la perte d’un souvenir génétique. L’instinct est une mémoire fidèle entremêlée de choses apprises. N’est-ce pas cette mémoire vivante que les anciens aristocrates transposaient dans la culture par le souvenir de leurs ancêtres? Était-il bien nécessaire que nous renoncions à nos lignées pour devenir de bons démocrates? L’ignorance du passé, dit l’adage, nous condamne à en reproduire les erreurs. La vie, et c’est la première leçon que devrait nous apprendre l’évolution, se construit sur ses réussites. Entre les racines de l’arbre et les ailes de l’oiseau, n’y a-t-il pas un point d’équilibre : l’homme, debout? Le simple bon sens ne devrait-il pas nous inciter à voir dans l’oubli des racines le commencement de la pire des chutes?

Le bon sens hélas! n’est pas la chose au monde la mieux partagée. Mais il arrive parfois qu'au fond de la détresse ou au sommet de la joie, nous sommes frappés, comme par l’éclair, par la lueur brève de la question radicale : Et si notre paradis était faux, artificiel? Si nous étions dans l’illusion comme le prisonnier dans la caverne de Platon? «L’enfer, disait Simone Weil, c’est le paradis par erreur.» Faut-il exclure que notre bonheur à ras le sol ne soit que l’alibi de l’extase des sommets? «La perte de l’âme est indolore,» disait Gustave Thibon. Attrition : usure par frottement dit mon dictionnaire. Se pourrait-il que nous soyons victimes d’attrition, que nos facultés les plus précieuses se soient usées à force de se frotter aux simulacres de la vie?

C’est seulement dans la mesure où des interrogations de ce genre ont pu filtrer à travers notre agitation quotidienne que nous pouvons nous intéresser aux auteurs radicaux, mais alors, quand nous avons fait tous les efforts nécessaires pour sortir de notre caverne médiatique, quel enchantement. Un nouveau monde nous est donné à l’intérieur de celui-ci. Ce nuage qui court dans le ciel, je ne le voyais même pas, mais voici qu'il donne un sens à l’univers que j’aperçois enfin dans sa totalité. «Dans une culture en croissance, écrit Mumford, même les détails les plus triviaux de l’existence acquièrent un sens par leur appartenance au tout (whole). Dans une culture en désintégration, même les grandes ambitions et les plans audacieux sont insignifiants, parce que le sentiment vivant d’appartenance au tout a disparu » 5

Autre risque : la standardisation. Presque tous les produits que nous achetons, à commencer par nos aliments, ont subi ce sort, nos fromages par exemple: ils étaient uniques et d’une qualité qui variait avec les conditions complexes et extrêmes dans lesquelles ils mûrissaient. Ils sont aujourd’hui standardisés: tous les mêmes, imperceptiblement meilleurs avant une certaine date et moins bons après.
On peut dire de la standardisation ce qu'Auguste Comte a dit de l’esclavage, qu'elle« avilit l’homme au point de s’en faire aimer.» Ce que Günther Anders a pressenti avec une vive acuité : À propos d'un Américain, un certain T., qu'il a vu en extase devant des machines nouvelles présentées dans une exposition, Anders écrit : « Il a honte d'être devenu plutôt que d'avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence de produits qui, eux, sont irréprochables parce qu'ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé, ancestral de la procréation et de la naissance ». 6

Demeurer un être unique dans les limites et les oscillations de la vie ou perdre toute identité en tant qu'objets fabriqués, participer aux archétypes en demeurant unique ou être conforme au prototype. Voilà l’essentiel de l’enjeu que nos penseurs radicaux nous invitent à explorer. La plupart de ces auteurs ont, comme les arbres de Novalis, des racines dans le ciel et des racines dans la terre, dans le transcendant et dans l’élémentaire. Ils sont étagés, ils ont des strates, correspondant aux divers moments du passé auxquels ils se sont le plus identifiés. Ces strates disparaissent lorsque disparaissent les racines dans le passé. Être réduits au présent c’est être étalé, unidimensionnel, dirait Marcuse. Et la vitesse, en accélération, avec laquelle nous avançons vers l’avenir nous comprime chaque jour davantage.

Être étagé c’est être exposé à la division, à la contradiction, c’est aussi être appelé à l’harmonie : entre «la colombe, le serpent et le cochon»7 qui se partagent les diverses couches de notre être. C’est l’origine des grands idéaux de sainteté et de sagesse…le pressentiment de joies pouvant résulter du bon usage d’une liberté insoupçonnée : celle qui consiste à vivre de façon à devenir kalos kai agathos, beau et bon. Emportés vers l’avenir comme nous le sommes dans notre faux paradis, nous attendons tout des moyens extérieurs : un produit, une machine ne deviennent pas meilleurs de l’intérieur, ils deviennent plus performants, plus fonctionnels, grâce à de nouvelles pièces ajoutées. L’éternité elle-même est quantitative dans cette perspective.

Il arrivait souvent dans l’ancienne chrétienté que l’on se représente l’éternité comme une durée indéfinie semblable à celle que nous proposent les nouveaux techniciens de l’immortalité. Ce qui inspira ce commentaire à Corneille :

«Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire
Cette sorte de vie est bien imaginaire
Et le moindre moment d’un bonheur souhaité
Vaut mieux qu'une si vaine et froide éternité.»

Pour nous évader de la prison de l’avenir, il nous faut préférer le moindre moment d’un bonheur souhaité au prolongement indéfini de notre existence unidimensionnelle. Ce que la plupart de nos auteurs radicaux avaient compris : «L’expérience de la plénitude dans l’intégrité est la vraie réponse à la brièveté de notre vie. La personne éveillée s’efforce de vivre si bien chaque jour qu'elle puisse le considérer sans regret comme son dernier. Elle connaît une chose plus précieuse que l’espérance d’une longue vie. Elle sait qu'il existe des moments d’une plénitude, d’une intensité si vives, moments où toutes les dimensions de notre personne sont mobilisées dans un même acte ou une même intuition, que toute une vie rangée ne fait pas le poids par rapport à eux. Ces moments embrassent l’éternité. Et s’ils sont brefs, c’est parce que les hommes demeurent des créatures finies dont les jours sont comptés.» 8

Dans ce réquisitoire en faveur des pensées d’hier, il n’a pas encore été question de l’action d’aujourd’hui. La chose la plus importante peut-être que nous apprennent nos auteurs radicaux c’est que nous refaisons le monde à notre image : il sera unidimensionnel, réduit au béton, au métal et au plastique dans la mesure où nous serons-nous-mêmes unidimensionnels. Il sera harmonieux, dans la mesure où nous serons nous-mêmes assez étagés pour être capables d’harmonie. Il restera vivant si nous consentons à respecter en toutes choses la limite.

Notes

1-Lewis Mumford, The Conduct of Life, Harcourt, Brace Jovanovich, New York 1951, p.222
2-Jacques Ellul, Le système technicien, le cherche midi, Paris 2004.
3-Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon 1948, p.102
4-Ivan Illich, La perte des sens, Fayard, Pairs 2004, p.160
5-L.Mumford, op,cit. p.217
6-Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Éditions Ivrea, Paris, 2002, p.38
7-Frédéric Nietzsche, Le gai savoir

Sévère et doux, grossier et fin
Familier et étrange, malpropre et pur,
Rendez-vous des fous et des sages :
Je suis, je veux être tout cela,
En même temps colombe, serpent et cochon


8-L. MUmford, op.cit. p 291

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