L’idée de vitesse
L'auteur se livre à une véritable apologie du mouvement et du changement, nécessaires, selon lui, au développement des sociétés humaines: "L’instabilité, l’ébranlement, l’angoisse sont nécessaires ici-bas. Dès qu’un ordre s’est fait et s’est durci, grâce à l’habitude qu’on a de l’accepter, la vie sociale en est comme diminuée. Ce n’est pas la cristallisation qui intéresse, c’est la manière dont elle se fait. Toujours, le mouvement est supérieur au repos. Si, depuis un siècle, la terre s’est renouvelée, si, depuis un siècle, la conscience humaine s’est étendue et peut-être affinée, c’est à l’agitation formidable des idées remuées et discutées qu’il le faut attribuer, sans doute. Il ne faut souhaiter ni l’ordre immuable, ni la vérité éternelle. Rien n’est plus dangereux que de les croire nécessaires pour le développement des êtres et des choses."
Les morts vont vite, chante la ballade ancienne; les vivants aussi, dit la chanson moderne.
L’endurcissement dans les convictions, et l’immobilité dans les idées, deviennent de plus en plus rares. Toutefois, il est encore des croyants qui se font un crime de penser avec leur cerveau. La vérité habitant le cerveau du Christ, il la faut confesser et la penser d’après lui.
La vérité est éternelle. Elle ne changera jamais. La chercher encore paraît folie. Elle est trouvée depuis mille et mille ans. Croire donne d’ailleurs plus d’assurance que réfléchir et expérimenter. À quoi bon l’examen, le travail, la fièvre, l’ardeur, la vie? Toutefois, il ne se peut faire que, malgré eux, et tout au fond d’eux-mêmes, les croyants les plus authentiques ne sentent se glisser parfois, ne fût-ce qu’un soupçon de doute. Tout l’Évangile, toute la Bible, n’est point exempte de contradiction et de surprise. On a beau ne se point attarder à l’interrogation, celle-ci vous poursuit quand même.
Il faut un effort énergique pour la chasser. Les croyants le font. La peur du scandale les retient dans l’obéissance ou l’aveuglement. Si ébranlés soient-ils, encore demeurent-ils tenaces, imperméables et endurcis.
Et, s’il en est parmi eux qui ne boudent point la recherche, ce n’est jamais que pour justifier le point mort qu’ils sont dans l’immense rouage des intelligences et des enquêtes modernes.
Réserve faite de ces derniers, il n’est plus guère d’homme au monde qui conserve, sa vie durant, la même attitude devant le mystère. Les temps ont bien changé où l’on mettait son orgueil à rester fidèle à une idée parce qu’on l’avait admise pendant sa jeunesse. On est de meilleure foi. On s’enquiert, on recherche, on accueille, on change. L’attitude du savant contemporain est admirable. Elle est à la fois celle d’un être très subtil et d’un être très naïf. Il n’oppose aucun parti-pris à l’expérience. Il attend d’elle, chaque fois qu’il la tente, comme une ratification nouvelle. Ce n’est que peu à peu, et avec une infinie prudence, qu’il ose ébaucher quelque théorie. Celle-ci est-elle contredite par un fait, aussitôt il l’abandonne ou la modifie.
À côté de lui, un autre expérimentateur sur une donnée différente, cherche et agit comme lui. Il aboutit, soit à un résultat concordant, soit à une somme contradictoire. La lutte s’établit, se complique, s’accentue, se dénoue ou s’exacerbe. Leur voisin à tous deux contrôle leur double travail, et s’en sert comme d’un bondissant tremplin, pour formuler un autre hypothèse. Il l’examine à son tour. Il en tire des conclusions inattendues. Les anciennes certitudes sont renversées. Il jette des fondements de vérités nouvelles, et la science entière tend, grâce à lui, vers un but que hier elle n’entrevoyait même pas.
Un tel ensemble de recherches et de travaux a lieu dans telle ville. Dans une ville proche, on pousse, au contraire, l’activité en des chemins inexplorés. On invente comme une science nouvelle qui vient confirmer ou ruiner toutes les acquisitions séculaires. Une agitation, une fièvre, une joie inédites s’y déploient. Il semble qu’on y renouvelle le monde, et que, désormais, sur une base inébranlable, la vérité va s’asseoir.
Pourtant, dans un pays du Nord, ou bien là-bas, dans la lointaine Amérique, ou peut-être dans le jeune et fourmillant Japon, le travail s’organise d’une manière plus neuve et plus audacieuse encore. Les méthodes sont plus souples, la recherche est entreprise par une armée de pionniers; il y a des usines, entièrement vouées à la découverte et à la surprise. L’étonnement quotidien fait comme partie de la vie normale. On entasse prodige sur prodige, et la terre, avec ses laboratoires, devient, plus que le ciel, créatrice de miracles. Désormais, pour se rendre compte de l’élaboration de l’idée humaine, il faut songer à cette profusion d’essais, de tentatives, de défaites et de victoires, à ce formidable enchevêtrement de liens spirituels qui se croisent et se nouent sur tous les points du globe, à ces forces myriadaires et silencieuses qui se compliquent ici, là-bas, plus loin, partout, et semblent agir sur les hommes comme les mille gouttes de la pluie ou les mille rayons d’un soleil partout répandu. Jamais, en aucun siècle, une telle vie intellectuelle ne s’est dépensée. Tout est violence, ardeur, témérité, foudre. L’atmosphère est brûlante. Il y faut habituer ses poumons. Une sorte d’héroïsme grisant et encore secret y est répandu. L’exploit est désormais chose non plus de cœur, mais de cerveau.
La cité avec ses rues, ses places, ses bruits, ses gares, ses rails, ses foules, ses tourbillons et ses fièvres a commencé à nous suggérer une nouvelle idée de la vitesse. Nos corps ont senti le rythme des trains entiers en eux; ils s’habituent, à cette heure même, à contenir dans leurs muscles l’ivresse et le danger du vol à travers l’espace. La vapeur et l’électricité ont centuplé nos moyens d’aller, de venir, de quitter et d’aboutir. Nous ne nommons plus « promptitude » ce que nos ancêtres nommaient ainsi. Le départ brusque, l’arrivée preste, en un mot, le changement soudain fait partie de notre existence. Ne point s’attarder devient une habitude, comme jadis s’implanter en était une. Il est des gens qui habitent plusieurs capitales à la fois. Ils sont de partout. Le concept de vitesse a totalement changé depuis cent ans.
De nos mains, de nos yeux, de nos membres, de tout notre corps enfin, cette sensation universelle de hâte a passé dans nos esprits. Eux aussi sont devenus d’une mobilité extrême. Ils se sont penchés sur les idées, comme du haut d’un pont jeté sur une gare, nos torses s’inclinent sur l’arrivée et les départs des convois rouges et trépidants.
Le prodigieux travail des chercheurs et des penseurs est devenu ainsi notre curiosité et notre inquiétude. Nous l’avons suivi, étudié, aimé. Il nous a passionnés, il nous a métamorphosés, il nous a grandis. Peu nous importait qu’il fût contradictoire et dispersé, que les négations y semblaient toujours plus tranchantes que les affirmations, que les querelles y prenaient la place des solutions, qu’au moment de conclure tout y semblait soudainement remis en question et en bataille. Malgré les rétractations, les erreurs, les reculs, lentement les synthèses se faisaient jour, elles sortaient du brouillard des disputes, comme les dômes d’or sortent à Moscou des voiles de l’hiver, elles s’imposaient à la raison et à l’expérience et devenaient les certitudes d’une génération. Darwin, Taine, Haeckel ont été des flambeaux de vérité provisoire, et des millions d’hommes ont pensé avec ordre et vécu avec dignité, grâce à leurs doctrines. Aujourd’hui que ces architectures spirituelles s’effritent, d’autres s’élèvent, rendant à l’humanité le même service que celles qui s’écroulent ou se sont écroulées. Et ces entassements de pensée régulière et puissante se succéderont ainsi les uns aux autres, fournissant aux générations leur lumière et leur force jusqu’à la fin des civilisations. Certes, ils se détruisent les uns les autres; certes, ils ne sont pas éternels; certes, ils ne sont pas la vérité. Mais ils sont mieux que tout cela.
Ils sont des ferments d’activité prodigieuse; ils suscitent la contradiction et appellent le combat; ils empêchent les hommes de s’endormir dans la stagnation funeste, ils perfectionnent le cerveau par la lutte incessante et subtile, ils sont la cause de la plus grande, de la plus belle et de la plus forte humanité de demain.
L’instabilité, l’ébranlement, l’angoisse sont nécessaires ici-bas. Dès qu’un ordre s’est fait et s’est durci, grâce à l’habitude qu’on a de l’accepter, la vie sociale en est comme diminuée. Ce n’est pas la cristallisation qui intéresse, c’est la manière dont elle se fait. Toujours, le mouvement est supérieur au repos. Si, depuis un siècle, la terre s’est renouvelée, si, depuis un siècle, la conscience humaine s’est étendue et peut-être affinée, c’est à l’agitation formidable des idées remuées et discutées qu’il le faut attribuer, sans doute. Il ne faut souhaiter ni l’ordre immuable, ni la vérité éternelle. Rien n’est plus dangereux que de les croire nécessaires pour le développement des êtres et des choses.
D’ailleurs – pourquoi ne pas le dire enfin – l’homme n’a pas besoin de la vérité pour vivre. Il s’en passe le plus aisément du monde. Il pense, agit et se discipline parfaitement sans elle. Il suffit qu’il ait la notion de la nécessité qui l’entoure et lui commande de toutes parts pour que son existence se hausse et devienne belle. Si le besoin de la Vérité était si urgent que les prêtres et les sages l’affirment, l’humanité n’existerait plus aujourd’hui. Voici des milliers d’ans qu’elle la cherche sans la trouver et néanmoins les hommes vivent toujours et triomphent sans elle. La Vérité est comme la Perfection. Elle n’est qu’un rêve et qu’un désir humains. Elle est une abstraction et non pas une réalité.
C’est vers la réalité que se doivent concentrer tous les efforts; c’est elle qui nous dicte les règles et les lois; c’est elle qui engendre l’ordre, non pas éternel, absolu et immuable, mais adapté aux différents peuples et variable de génération en génération.
C’est également la réalité qui appelle et concentre les recherches, et sollicite les efforts. C’est elle encore qui éveille en nous la lutte et avec la lutte, la foi. Car pour bien combattre, il faut, non seulement avoir confiance en soi-même et en ses efforts, ce qui est déjà une sorte de foi, mais escompter en outre leur utilité et leur valeur humaines.
La foi n’est donc pas, comme on le prétendait jadis, l’unique moyen d’atteindre la vérité absolue, mais une simple arme excellente dans nos luttes quotidiennes. Elle les ennoblit par la ferveur et l’enthousiasme qu’elle y mêle, elle les transporte du plan égoïste sur le plan altruiste, elle les rend généreuses et admirables. Le savant, le héros, le poète la connaissent.
Aussi, plus l’activité se fait grande et se répand sur le monde, grâce à l’idée de vitesse métamorphosée et enfiévrée, plus la foi doit s’exalter et se mêler à nos pensées et à nos actions humaines pour en débrutaliser la mêlée universelle. L’ancienne ballade chantait : « Les morts vont vite ». La chanson moderne dit à son tour que les vivants vont vite.