Darwin Charles
«DARWIN (Charles-Robert), naturaliste anglais, né à Shrewsbury le 12 févr. 1809, mort à Down le 19 avr. 1882. Il était le second fils du médecin Robert Darwin et petit-fils du précédent. Charles Darwin fit ses premières études à l'école de Shrewsbury. "On me considérait alors, a-t-il dit lui-même dans la très curieuse autobiographie qu'il rédigea pour ses enfants, comme un garçon fort ordinaire, plutôt au-dessous de la moyenne. À ma grande mortification, mon père me dit un jour: Vous ne vous souciez que de la chasse, des chiens et de la chasse aux rats et vous serez une honte pour votre famille et pour vous-même." Pourtant il s'exerçait en compagnie de son frère Erasme à faire de la chimie, ce qui lui valut une réprimande du maître d'école, le blâmant perdre son temps à des sujets inutiles. En 1825, on l'envoya à Edimbourg avec son frère pour y étudier la médecine, mais il n'y travailla guère, s'étant aperçu à divers signes, dit-il, que son père lui laisserait une fortune suffisante pour vivre sans avoir besoin de se livrer à l'exercice de la médecine. Les cours l'ennuyaient beaucoup et les visites à l'hôpital lui inspiraient une véritable horreur. Il y assista à deux opérations graves dont une sur un enfant, et s'enfuit avant la fin. Rien ne put le décider à y retourner. C'était avant l'emploi du chloroforme. Quant aux cours de géologie, il les jugeait incroyablement ennuyeux. "Le seul effet qu'ils produisirent sur moi fut que je pris la détermination de ne jamais lire aucun livre de géologie." Aussi au bout de deux ans son père le retira-t-il de l'université d'Edimbourg et, renonçant à en faire un médecin, songea à en faire un clergyman. Dans ce but, il l'envoya en 1828 faire ses humanités à Cambridge. Il n'y travailla guère. La chasse, les courses, les diners, les cartes firent le fond de ses occupations. "Je devrais, dit-il, être honteux de l'emploi de ces jours et de ces soirs, mais nous étions tous de si joyeuse humeur que je ne puis songer à ce temps autrement qu'avec un vit plaisir." Il était un des principaux membres du Club des Gourmets qui s'était donné pour programme de faire des recherches expérimentales sur les mets non encore essayés, mais le zèle du club faiblit après une expérience sur un vieux hibou brun "qui fut indescriptible", dit l'un des convives. A cette époque, Darwin passait aussi une grande partie de son temps à collectionner des insectes. C'est à ce moment qu'il se lia avec le botaniste Henslow, qui lui proposa, en 1831, d'accompagner en qualité de naturaliste non rémunéré le capitaine Fitz-Roy chargé d'une expédition hydrographe que à la Terre de Feu. Son père hésita beaucoup avant de l'autoriser à accepter; il s'y décida pourtant sur les instances de son oncle Wedgwood. Le Beagle sur lequel Darwin allait s'embarquer était un petit vaisseau de 242 tonnes classé dans la catégorie dite des cercueils à cause de la fâcheuse habitude de ce genre de navires de couler par le mauvais temps. Le départ eut lieu en décembre 1831, le retour à la fin de 1836. "Le voyage du Beagle, dit Darwin, a été de beaucoup l'événement le plus important de ma vie et a déterminé ma carrière entière. Il a pourtant dépendu de deux petites circonstances insignifiantes, telles que l'offre de mon oncle de me conduire en voiture à Shrewsbury à trente milles de distance, et la forme de mon nez." Fitz-Roy, en effet, disciple de Lavater, pensait pouvoir juger le caractère d'un homme par la forme de ses traits et il avait jugé en voyant Darwin qu'un homme ayant un nez comme le sien ne pouvait posséder une énergie suffisante pour un pareil voyage, "mais il parait que dans la suite il eut la conviction que mon nez avait induit en erreur". Le voyage fut très pénible pour Darwin. Il était très étroitement logé; sensible à l'excès au mal de mer, il se vit de plus atteint à Valparaiso d'une maladie qui le tint six semaines au lit et le fit souffrir pendant toute sa vie.
Ce fut durant cette période que son goût pour la science et l'observation prit peu à peu le dessus sur ses autres penchants. «Pendant les deux premières années, dit-il, ma vieille passion pour la chasse existait presque aussi forte que par le passé, mais peu à peu j'abandonnai mon fusil à mon domestique, car la chasse troublait mes travaux. Je découvris insensiblement que le plaisir d'observer et de raisonner était beaucoup plus vif que celui des tours d'adresses et du sport. Je me souviens d'avoir pensé, étant dans la baie du Bon-Succès à la Terre de Feu, que je ne pouvais mieux employer ma vie qu'en ajoutant quelque chose aux sciences naturelles. Je l'ai fait aussi bien que mes facultés me l'ont permis. » À son retour en Angleterre, en 1836, en effet, il avait abandonné l'idée de se faire clergyman et était décidé à consacrer son existence à la science. Il s'établit à Londres pour classer et étudier ses collections et ses notes. Il obtint du gouvernement 25,000 fr. pour la publication des résultats scientifiques de son expédition. Il les consigna dans son Voyage d un naturaliste; la première édition en fut publiée dans une collection rédigée avec le concours d'Owen et d'autres naturalistes sous le nom de la Zoologie du voyage du Beagle (Londres, 1840-1843 5 parties), et que les spécialistes furent seuls à lire; la seconde édition, publiée séparément, eut un certain succès auprès du public. Darwin se lia beaucoup à cette époque avec le géologue Lyell qui venait de publier ses célèbres Principles of Geology, et accepta de 1838 à 1841 les fonctions de secrétaire de la Société géologique. En 1839, Darwin épousa sa cousine, Emma Wedgwood,et se fixa avec elle à Londres; mais sa santé s'accommodant mal de la vie de la grande ville et sa femme ne s'y plaisant guère, après trois ans et demi de séjour, il acheta une propriété à Down, à une heure de chemin de fer de Londres. C'est là qu'il allait passer le reste de sa vie dans le silence et la verdure. Au début, il allait à Londres une ou deux fois par mois, mais ses visites se firent de plus en plus rares à mesure qu'il avança en âge. Son fils Francis nous a laissé des souvenirs fort curieux sur son genre d'existence. Il se levait de bonne heure et, après avoir fait une courte promenade, lisait son courrier, et travaillait durant la matinée. Pendant l'après-midi il visitait ses serres, ses champs d'expériences ou se promenait dans la campagne en observant les oiseaux, les bêtes et les fleurs. Parfois son immobilité était telle que les jeunes écureuils lui grimpaient sur les jambes. Il rentrait ensuite goûter, lisait son journal et répondait à toutes les lettres sans exception qu'il avait reçues. Vers trois heures, il s'étendait sur un divan et fumait des cigarettes en écoutant la lecture des romans. "Jusqu'à l'âge de trente ans, dit-il, la poésie me procurait un vif plaisir; Shakespeare fit mes délices lorsque j'étais écolier. Maintenant, je ne puis plus lire un vers; j'ai essayé dernièrement de lire Shakespeare et il m'a paru d'un ennui intolérable." En revanche, il aimait les romans, même les moins remarquables. "Je bénis souvent tous les romanciers, j'aime tous les romans, surtout s'ils finissent bien; il faut qu'un roman contienne quelque personnage qu'on puisse aimer et si ce personnage est une folie femme tout est pour le mieux.» Sa vie tout entière s'écoula ainsi paisible et réglée dans sa modeste retraite de Down sans autres soucis que ceux qui provenaient de sa mauvaise santé et de son absence de sommeil. Il poursuivait avec une patience infinie ses observations et ses réflexions journalières, et c'est grâce à ce labeur ininterrompu que malgré des scrupules excessifs, malgré une défiance extrême à l'égard de ses propres idées, il a laissé une des oeuvresles plus considérables qui soient dues à un naturaliste.»
DANIEL BERTHELOT, article «Darwin», La Grande Encyclopédie, Paris, tome 13, n.d. fin XIXe. (Voir article complet)
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Extraits de l'oeuvre de Darwin
Sur la génèse de la théorie de l'évolution des espèces
«Dans l'Amérique du Sud, trois classes de phénomènes firent sur moi une vive impression: d'abord, la manière dont les espèces très voisines se succèdent et se remplacent à mesure qu'on va du Nord au Sud; en second lieu, la proche parenté des espèces qui habitent les îles du littoral et de celles qui sont propres au continent; enfin, les rapports étroits qui lient les mammifères édentés et les rongeurs contemporains aux espèces éteintes des mêmes familles. Je n'oublierai jamais la surprise que j'éprouvai en déterrant un débris de tatou gigantesque semblable à un tatou vivant. En réfléchissant sur ces faits, il me parut vraisemblable que les espèces voisines pouvaient dériver d'une même souche, mais durant plusieurs années je ne pus comprendre comment chaque forme se trouvait si bien adaptée à des conditions particulières d'existence. J'entrepris alors d'étudier systématiquement les animaux et les plantes domestiques et je vis nettement que l'influence modificatrice la plus importante réside dans la sélection des races par l'homme qui utilise pour la reproduction desindividus choisis. Mes études sur les mœurs des animaux m'avaient préparé à me faire une idée juste de la lutte pour l'existence et mes travaux géologiques m'avaient donné une idée de l'énorme longueur des temps écoulés. Un heureux hasard me fit alors lire l'ouvrage de Malthus sur la population et l'idée de la sélection naturelle me vint à l'esprit. De tous les points de ce vaste sujet, l'importance et la cause du principe de divergence me furent les derniers connus.»
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Jugements sur Darwin
LEWIS MUMFORD
Darwin, le premier des écologistes
«Darwin lui-même, en tant que personne, fit une contribution encore plus importante à l'image organique du monde que le darwinisme, cette hypothèse que la lutte pour l'existence et la sélection naturelle du plus apte expliquent la modification des espèces. Ce ne fut pas sa tentative théorique en vue d'expliquer le processus évolutif qui seule établit sa grandeur: ce qui importait davantage, c'était son vivant exemple en tant que premier et peut-être le plus grand des écologistes. Nul autre n'avait aussi complètement décrit le constant, l'inséparable jeu réciproque entre l'organisme, la fonction et l'environnement. Symboliquement, dans la personne de Charles Darwin, l'image post-mécanique du monde, fondée sur la nature observée des organismes vivants, s'incarna solidement; et par là fut pleinement amenée à la conscience, en vue d'une formulation et d'une activation plus définitives.» (Le mythe de la machine, tome 2, Fayard, 1974, p. 526-27).
JACQUES DUFRESNE
Darwin et Mendel, des passionnés de la vie
«Il se trouve que les deux plus grands personnages de la biologie moderne, Charles Darwin, le père de l'évolutionnisme et Gregor Mendel le fondateur de la génétique, furent avant tout des passionnés de la vie et de ses manifestations, chez qui le regard analytique sur la vie était intimement lié au regard contemplatif.
Mendel était un jardinier et ce jardinier était fasciné par la façon dont on peut accroître la variété des plantes, et améliorer la qualité des fruits au moyen de greffes et de croisements.
Darwin appartenait plutôt au type explorateur et nomade. Attiré par les formes sauvages de vie, il notait passionnément la variété de ces dernières pour en souligner ensuite l'unité: ressemblance entre le merle d'Amérique et le merle d'Europe qui tapissent de la même boue le fond de leur nid, ressemblance entre le cheval et un mammifère depuis longtemps disparu.
Mais le nomade et le sédentaire, le jardinier et l'explorateur étaient avant tout attirés par la vie, qu'ils aimèrent au point d'être distraits par elle des disciplines théoriques qui eussent fait d'eux, dès leur jeune âge, de véritables apprentis savants, alors qu'ils ne furent à ce stade de leur vie que des amateurs passionnés.
De tout temps, il a existé des enfants qui n'ont semblé avoir d'intelligence que pour les poissons, les plantes et les oiseaux auxquels ils s'intéressaient à l'exclusion de tout autre chose. Darwin était l'un de ces cancres. Si bien que son père, qui avait entrevu pour lui une brillante carrière dans les sciences, dut se résigner à en faire un pasteur de campagne, condition qui devait lui permettre de satisfaire sa curiosité. «Tu n'es bon qu'à chasser, à attraper des chiens et des rats. Tu seras une honte pour toi-même et ta famille», disait de lui son père, le docteur Robert Waring Darwin. Cet enfant irrécupérable eut besoin de l'intercession de ses protecteurs les plus influents pour convaincre son digne père de le laisser partir sur le Beagle, qui entreprenait sa deuxième expédition scientifique, laquelle dura cinq ans et conduisit Darwin jusqu'aux Îles Galapagos, via le Cap Horn. À son retour, Darwin n'aura pas besoin, pour poursuivre ses travaux, de la charge de pasteur que son père avait prévue pour lui.
Vers la même époque, Mendel était recalé à Vienne à des examens qui lui auraient permis d'entrer dans l'enseignement supérieur.»