Les nouvelles techniques de reproduction
Le débat public sur les nouvelles techniques de reproduction, qui a commencé au Québec dans ce journal, est maintenant bien lancé dans les médias électroniques.
Le principal enjeu, c'est l'idée de progrès. Jusqu'au début des temps modernes, faute peut-être de moyens techniques pour faire plus ou mieux, l'humanité s'était limitée à composer avec la nature, complétant ainsi, mais sans la transformer radicalement, l'oeuvre, de Dieu pour les uns, du hasard pour les autres. L'Arcadie, devenue mythique, et les paysages européens entourant les monastères et les cités médiévales comptent parmi les plus beaux accomplissements caractéristiques de ce rapport avec le monde.
Au dix-septième siècle, mais d'une façon plus décisive au dix-huitième, la même humanité est engagée dans une transformation systématique, radicale et illimitée de la nature. Même si la très grande majorité des gens considèrent toujours ce progrès comme une chose heureuse à tous égards, des fléaux comme les pluies acides, la bombe H et la mécanisation des rapports humains en amènent plusieurs à se demander si nous ne sommes pas en train de jouer à une étrange roulette russe consistant à échanger des avantages immédiats contre des risques destinés à croître avec le temps.
Les nouvelles techniques biologiques nous lancent actuellement dans une aventure encore plus audacieuse. Après la matière inanimée, c'est la vie, et, au sommet de cette dernière, l'être humain, que nous nous apprêtons à transformer radicalement.
Entre les objets d'autrefois qui, étant l'oeuvre d'artisans, étaient tous des choses uniques, et les objets fabriqués aujourd'hui en série, il y a un abîme, que l'humanité a franchi le plus facilement du monde. Un abîme équivalent a été franchi tout aussi facilement dans le monde animal, chez les vaches Holstein notamment, que l'on peut maintenant fabriquer en série en divisant un embryon.
Pourquoi s'arrêter là, au seuil de l'étape la plus enivrante de l'aventure, celle qui pourrait permettre a des parents d'acquérir, via un embryon congelé, la réplique biologique exacte d'un premier enfant auquel ils sont très attachés et qui risque toujours de mourir d'un accident? J'ai déjà deux garçons, disait une femme à la radio, je veux une fille. Je serais prête à faire n'importe quoi pour en avoir une. Si la science peut me la donner, pourquoi pas ? Un autre auditeur a dit qu'il aurait bien aimé que ses parents le programment génétiquement de façon à ce qu'il soit plus fort en maths et en musique. Un troisième a précise que l'uniformisation de l'espèce humaine ne l'inquiétait nullement.
La plupart des gens ne sont sans doute pas disposés à donner leur assentiment à des prouesses comme celles que nous venons d'évoquer, mais, dans une discussion très serrée, ils seraient vite mis en déséquilibre par l'argument du fait accompli.
Si on permet à une femme ayant déjà obtenu une ligature des trompes de satisfaire son nouveau désir d'un enfant par la fécondation in vitro, de quel droit refuserait-on à une autre femme de demander à la médecine de satisfaire son désir de compléter sa famille par une fille? Pourquoi la médecine du désir serait-elle une bonne chose dans un cas et une mauvaise dans l'autre? Si, à la suite d'une échographie où d'un autre test comme il en existe plusieurs actuellement, on s'estime en devoir de recourir à l'avortement préventif, n'est-on pas en plein eugénisme, et, qui plus est, en plein eugénisme négatif? De quel droit alors empêcher un eugénisme positif consistant à se procurer du sperme de Québécois «en forme » ?
C'est pour toutes ces raisons qu'un moratoire s'impose de toute urgence. Chaque nouveau «progrès» constitue un fait accompli qu'on invoquera bientôt pour justifier, hors de toute considération morale, un nouveau pas en avant. C'est l'ensemble de l'aventure, depuis la première insémination artificielle, qu'il faut revoir, calmement. L'insémination artificielle, faite le plus souvent avec le sperme de donneurs anonymes, implique déjà la réduction de la procréation à sa seule dimension biologique. Il s'agit d'un précédent si lourd de conséquences qu'on se prive sans doute, en l'acceptant, des arguments les plus sérieux qui pourraient être invoqués ensuite contre des pratiques plus manifestement contestables.
Date approximative de la publication de cet article dans le journal La Presse 1985-1990.